Rollin
Cité de Liège, Capitale de la Principauté épiscopale de Liège 3e jour de novembre de l'An de Pasques 1461, jour Saint-Hubert
*Assis dans la pénombre, Rollin noircissait de son écriture posée et souple la surface du parchemin réglé. Le chuintement à peine audible de sa courte plume d'oie, entrecoupé à intervalles réguliers de rapides visites au noir abreuvoir de l'encrier, était le seul bruit qu'on pouvait distinguer si ce n'est son propre souffle, calme et régulier.*
*Les paupières fatiguées et le front plissé, le Chambérien d'adoption interrompit finalement le flot calligraphique, vol suspendu d'une plume ayant depuis longtemps oublié le souffle de Zéphyr Il inspira profondément, se massa la tempe senestre, puis déposa la rémige taillée en travers de son ouvrage.*
*Combien de temps? Le compte des jours, des semaines et des mois n'avait plus cours dans son esprit. Depuis qu'il était revenu en sa Principauté natale, il avait perdu le fil. Dieu, que sa terre d'accueil lui manquait! Et sa mie, et les enfants, et tous ceux qui depuis de longues années maintenant donnaient un sens à sa vie.*
*Il se força à quitter son ouvrage des yeux pour darder leurs noires prunelles en direction de l'âtre démesuré où ronronnaient les restes de grosses bûches rougeoyantes. De derrière la grande cathèdre ouvragée qui lui tournait le dos, ballant par-dessus l'accotoir, il ne voyait de Colinet que le bras dextre abandonné, amolli, tout empesé de sommeil. Un sourire se dessina presqu'imperceptiblement sur son visage buriné.*
*À quelque distance, dans le silence de la nuit, la Bancloche tinta au clocher de la Cathédrale Saint-Lambert, juste sous le toit de l'immense flèche dorée qui montait à l'assaut du ciel, plus haut encore que ne le faisait celle de Cologne plus haut que n'importe quel clocher jamais bâti sur les terres aristotéliciennes, en fait. Deux coups bien cognés, double note pure et claire sonnant la demie mais la demie de quelle heure? Rollin tenta de se rappeler la dernière fois où la Côparèye avait sonné l'heure pleine Impossible! En désespoir de cause, il avisa la chandelle claire posée derrière la boule de Saint-Crépin qui, par le jeu de l'eau qu'elle contenait, amplifiait la douce clarté de la flamme nue: il restait moins d'un pouce de cire il devait donc être passé la deuxième heure après le mitan de la nuit.
*Rollin étira ses membres endoloris puis se leva lentement, le séant tout ankylosé par les longues heures passées à faire un coussin confortable à son propriétaire. Se saisissant du parchemin, il marcha jusqu'à la gueule béante de l'âtre et parcourut de ses yeux sombres la missive au bas de laquelle il venait d'apposer son seing.*
*Satisfait de son ouvrage, il revint à l'écritoire, cacheta la missive d'un scel de cire, y pressant son anneau sigillaire, puis il ouvrit une porte dérobée derrière laquelle un varlet rompu de fatigue avait fini par s'endormir, assis en équilibre instable sur un escabeau solide Le gaillard sursauta et failli tomber bas de son siège. Il se leva en bredouillant, rectifiant sa mise et lissant gauchement les faux-plis de sa livrée armoriées.*
- Mon Moncheû, vos-avé mesåve di mi?**
- Åye, Linå! D'ji vôreus qu'vos trové-ve vos' mèyeûr messèdjî èt k'vos-l'èvôyîve amon Coûrmaïeur.
- À-s'teûr? S'cusé-ve, Moncheû, min nos-estans å mitan dèl' nûte!
- D'ji l-sé bin, Linå, mais vos savé qui d'ji so-st-on oûhè d'nûte, adons, valèt? Allè, bizé-ve foû di-d-t'chal èt allé-ve tot råte quwèrî èt dispièrter vos d'jins!
- Åye, Moncheû!
*Le varlet s'en fut en courant accomplir la mission confiée par son maître tandis que Rollin portait Colinet jusqu'à sa couche. Enfin, il revint une dernière fois à l'écritoire pour souffler la chandelle avant que s'effondrer de fatigue sur son propre lit.*
**- Mess
Messire, vous avez besoin de moi?
- Oui, Léonard! Je voudrais que vous alliez trouver votre meilleur messager et que vous l'envoyiez auprès de la Courmayeur.
- À cette heure? Faites excuses, Messire, mais nous sommes au beau milieu de la nuit!
- Je sais, Léonard, mais vous savez bien que je suis un oiseau de nuit, n'est-ce pas mon garçon? Allons, filez d'ici et empressez-vous d'aller quérir et réveiller vos gens!
- Si fait, Messire!
- Oui, Léonard! Je voudrais que vous alliez trouver votre meilleur messager et que vous l'envoyiez auprès de la Courmayeur.
- À cette heure? Faites excuses, Messire, mais nous sommes au beau milieu de la nuit!
- Je sais, Léonard, mais vous savez bien que je suis un oiseau de nuit, n'est-ce pas mon garçon? Allons, filez d'ici et empressez-vous d'aller quérir et réveiller vos gens!
- Si fait, Messire!
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Chambéry, Capitale du Duché de Savoie 26e jour de novembre de l'An de Pasques 1461, jour Saint-Alipe le Stylite et Saint-Amateur
*La chevelure hirsute et la mise crottée, maculée de boue et détrempée par les premières neiges rencontrées en chemin, le messager observait la masse agglutinée des maisons du bourg Maché qui créait un contraste étonnant avec les solides remparts entourant la capitale savoyarde. À quelque distance, il pouvait voir le fort châtelet qui défendait la porte Sainte-Barbe et, derrière les murs, les toits des tours du Chateau des Ducs et de quelques clochers épars. Ici Saint-Léger, là Sainte-Nitouche... dans l'esprit de ce messager venu d'une Cité dix fois plus vaste et plus peuplée où l'on trouvait une église toutes les cinquante toises, il naquit une étrange sensation de... vide.*
*À senestre de Maché, les eaux partiellement gelées du torrent de la Leysse étaient rejointes par le flot nonchalant de l'Albanne qui, après avoir parcouru les multiples canaux de la Ville et abreuvé ses remparts, venait s'y jeter avant que, unies à jamais, leurs eaux ne longent les grands allées du Jardin du Verney pour filer en direction du lac du Bourget.
*Le jeune homme talonna les flancs de sa monture et s'avança vers le faubourg grouillant d'activité. Il faut dire que c'était là l'endroit de la Cité où se trouvaient la majorité des relais, hostelleries, gargotes et bordiaux de Chambéry. Allant au pas au long des ruelles étroites et bourbeuses, le messager avait pris pour repère une grosse bâtisse sise sur une légère élévation de terrain Son maître lui avait indiqué ce point de repère, chez la Rose de Saron, car il était aisé à partir de là de trouver sa voie jusquà la Bâtie, demeure de la Baronne de Courmayeur à Chambéry.*
*Le messager se fraya un passage et, quelques instants plus tard, il fit halte devant un hostel de modeste dimension : la Bâtie enfin ! Lhomme mit pied à terre, se débarrassa de son mantel de voyage, dévoilant une cotte darmes brodée, portant dor à deux fasces de gueules. Savançant vers lhuis, il cogna plusieurs fois le heurtoir contre la solide porte ferrée.*
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Chambéry, Capitale du Duché de Savoie Le même jour, quelques instants plus tard
- Oui, Dame... et voici son pli.
*Le messager actionna le fermoir de son lourd coffret fretté de fer et en extirpa un pli cacheté quil tendit avec déférence à la Dame des Sainctes-Eaux.*
De Rollin Chabod, fidèle amy de Courmayeur,
À la Dame Lisyane des Sainctes-Eaux, Baronne de Courmayeur, Dame de Morgex & Pré-saint-Didier,
À Dieu,
Doulce Dame, très chère Amie, c'est à grant-joye que je prends plume cetuy jour -icelle nuit, plustant- pour me recommander à vous & vous dire & adressier mes plus chaleureuses salutations.
Voicy bien trop long temps que, comme vous êtes assavoir, mes affaires personnelles en la Principauté me tiennent éloigné des doux herbages & verts praëls de Savoy. Les rumeurs que j'en ai oÿ d'icy ne font qu'accroistre encore les angoisseuses pensées que je nourris depuis mon départ. On m'a rapporté les périls & douloureux assauts de la peste alexandrine -puisse le Très-Haut nous délivrer de ce mal- & les errements, & moultes marvillieuses aventures survenues au-dedans le Duché.
Je prie à chaque jour qu'Aristote me veut accorder de vivre, pour le salut des Estats de Savoy & plus encore pour le vostre & iceluy de vos gens, là-haut, à l'ombre du Mont Maudit.
Déjà je ressens dans mon corps moultes fois rompu & blessié -souvenirs par trop loquaces des horions reçus en ma belle jeunesse- le retour de la male saison. Ce bientost, je le sais, mes missives auront grant-peine à franchir les cols & les passes qui mènent à la Doire Baltée. Adonc, c'est en vostre Bastie du bourg Maché à Chambéry que je vous fais porter lettre. Mon messager a pour ordre de vous remettre ce pli en main propre. Si vous n'estes point au logis, il ira là où on lui dit que vous demeurez.
Je me doins de faire amende & dire présentement mes excuses pour n'avoir pas jà présenté vos livres de comptes pour l'an écoulé. Ceste vilanie sera réparée incontinent! Mais que vostre cur soit sans nulle peine car de prime lecture, les rôles & frais transmis à moy par vos gens & Mesnie ne me font craindre nul péril pour l'hiver. Les ouvrages prescrits sont en bonne voye & l'été fust clément. Le doulz temps a fait regaignier beaucoup & rempli à suffisance greniers, gardes-manger & resserres d'Entrèves à La Ruine.
Vous aurez sans doubte souvenance que pour l'affaire de la ferrière du Val-Sapin j'avais adressié lettre au Mestre des Tailles & des Fosses en le bon Métier des Houilleurs en icelle Cité mienne?
Mestre Odon du Rèwe, icel aimi si cher à cur n'y avait mie donné réponse, & pour cause, puisqu'il a plu au Très-Haut, nostre Seigneur, de le rappeler à lui & faire place en son Paradis solaire. Sa succession en la mestrise dudict Bon Métier n'étant point réglée, je garde bon espoir que son hoir & successeur se voudra bien prester oreille attentive à ma requeste. De ceci comme du reste je vous tiendrai au fait.
Cy clos-je ceste lettre en vous adressant encore, Dame, doulce Amie, mes plus amicales pensées. Puisse le Très-Haut vous vouloir bien garder, vous & vostre Mesnie.
À grand Honneur & belle Grasce de vous servir, vostre obligé,
Toujours Fidèle & Dévoué,
+R+
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Co-Mestre de la Corporation des cueilleurs de fruits de Chambéry, Intendant de la Mesnie des Sainctes-Eaux, Baron d'Arvillard