Gerfaut Saumur, base avancée royalistes en terre dAnjou, bat du plein des soudards à leur dernier soir doisiveté. Quelque part dans ses murs, un rade vide répondant au nom de La Résistance se fait fort de réserves pleines dalcool moins désormais une bouteille, et dans une rue attenante, Astana et Gerfaut marchent côte à côte sen éloignant. Elle donne la direction, il donne le pas ; celui-ci est soutenu, mais elle a lallonge pour suivre. Tous deux se sont couverts contre le froid et lhumidité qui remonte des bords de Loire comme la nuit tombe. Les brumes blanches de leurs respirations sy meurent, autant que lécho discret de leurs semelles sur le pavé.
La récente nouvelle de la reprise des combats pour laube prochaine nest pas étrangère à leurs humeurs mitigées.
Mais depuis le précédent croisement, Gerfaut a progressivement modéré son pas. Lallure est à présent moins soutenue, quoique toujours volontaire. Il sest ménagé lespace de souffle nécessaire à prendre la parole, et sans surprise, cest lui qui rompt le silence.
« Astana, jaimerais savoir ce qui vous poussera demain à partir vous battre. En fait, ce qui vous a toujours poussée à partir vous battre chaque fois quil a fallu. »
Gerfaut Et la grisaille se portant sur le voisin rencontre brièvement son tourbeux en retour ; encore quil y paraît plus noir que brun dans lobscur défilé des venelles. C'est une raison suffisante pour ramener son attention visuelle devant soi. Suite à quoi, peut-être Gerfaut hoche-t-il la tête, peut-être semmitoufle-t-il aussi davantage dans son col, toujours est-il que le mouvement saccompagne de quelques mots.
« Cest bien amené. »
Silence. Mais quelque chose dans le ton relevait plus de la concession que du point final. Et de fait, après un instant de réflexion, il développe.
« D'abord, ce fut la lettre de votre cousin, m'y demandant si je souhaitais laccompagner en Anjou. Elle mest parvenue, jétais à deux jours de rentrer sur Limoges dun voyage au cours duquel javais très sérieusement commencé à remettre en question ma certitude de vous voir revenir un jour et de pouvoir vos botter le train. Sa demande ma fait leffet dun dernier devoir à vous rendre vous labsente et dune belle occasion de défouler sur dautres tout ce que je vous réservais, avant de passer à autre chose. »
Ce nest quune moitié de réponse, mais Gerfaut se réserve un temps de silence avant de poursuivre.
« Puis la donne a changé, à tous les égards. »
Un second temps simpose de lui-même. Difficile davancer quil dure davantage : le temps est tellement élastique aux circonstances.
« Dabord, mon obligation sest rappelée à moi. Ensuite, vous men avez délié. Alors, quest-ce que je fiche ici : ma réponse demeure identique. Lun et lautre, je vous apprécie bien. Vous avez cependant raison de pointer que ce nest quune part de vérité. Je vous apprécie davantage que lui, au point que le verbe est certainement mal choisi pour en exprimer la mesure. Retenez-en seulement que je vous préfère aux légumes, et que je nai pas lintention de vous laisser passer larme à gauche sans avoir tenu la mienne au même champ de bataille. Cest ridicule à tous points de vue, surtout pour la différence que je ne fais pas, mais je men fous. Vous y êtes, jy suis ; au moins pour le temps que ça durera ici. »
Cela, résonne davantage comme un point final. Quelques mots y succèdent encore, comme en épilogue.
« L'existence apporte déjà son lot de crasses sans besoin daller au devant de jours tels que demain pour apprécier le reste à sa juste valeur. Et il n'y a pas de fatalité. Pensez-vous y renoncer un jour ? »
Gerfaut La nuit bruit de clameurs sourdes, répercutées dans les angles des ruelles, sur les tuiles des toitures. Comme Gerfaut na rien ajouté aux dires dAstana, on nentendrait plus quelles en bourdonnement de fond persistant sil ny avait aussi leur talonnement. Celui-ci a dailleurs progressivement repris en allure, et ce nest pas du fait de la blonde ; cest que sans atteindre le degré quil soutenait en sortie de taverne un peu plus tôt, son voisin a tout de même allongé la foulée.
Mais ils n'étaient plus bien loin, tout à l'heure. Ils le sont encore moins désormais.
Pris dans lélan, et dans quelque pensée sans doute, il ne sarrête pourtant pas où elle-même a ralenti avant de simmobiliser. Est-ce faute davoir été prévenu ? Elle lui aura sans doute signalé larrivée mais il naura pas entendu ou pas voulu entendre et cinq grands bonds les séparent lorsquil sinterrompt à son tour. Un regard par-dessus son épaule, un autre vers le prochain croisement, lenfilade de tous les prochains croisements de cette ville aux contours cependant finis.
Là-haut, une lune presque entière se voile.
Gerfaut revient posément sur ses pas.
« Navons-nous que votre bouclier à récupérer, ou comptez-vous vous attarder davantage. »
Gerfaut Gerfaut, dans la piaule, avec le chandelier.
Demeure interdit tandis quelle saventure plus avant dans les lieux qui lui sont familiers. Donner de la lumière.
« Je nai pas mon briquet. »
Et sur le même plan où linstant davant Astana sest déchargé la main, lui repose aussi lobjet. Mais sa délicatesse est sans commune mesure. Son mat dune table qui tremble sur ses pieds, suivi de peu dune dégringolade de bouteille ; le récipient fait connaitre sa chute sans pour autant se briser, avant dachever son périple dans un roulis sourd. Autour du pied métallique, Gerfaut desserre sa prise, et va pour passer brièvement la main à ses tempes. Il reprend sur un ton moins abrupt.
« Mais. Je vous allume ça. »
Soit quil trouvera ce quil faut, soit quelle le lui procurera na-t-elle pas toujours de quoi fumer sur elle ? - , la pièce séclaire bientôt de la lueur faiblarde de trois bougies granitiques. Une odeur âcre de fine poussière brulée se diffuse dans latmosphère froide tandis que Gerfaut les pousse en centre de table. Après quoi, il recule vers lencadrement dentrée pour examiner la porte. À lévidence, le bois a vécu car le tranchant du battant déborde désormais dun cheveu sur lhuisserie, et sauf nouveau coup de latte ou dépaule, il ne fermera plus.
Alors, appuyé dans lencadrement et tourné vers le dehors, Gerfaut laisse ouvert.
Gerfaut Le temps passe et le silence demeure, ponctué seulement des froissements de la blonde qui se déplace ci et là. Il y a aussi les discrétions dun cul de bouteille ou dun godet quon sert et quon repose. Gerfaut sest retourné. Limage sur le son. La silhouette sombre et mobile dAstana en quête de son bouclier, le contour incertain de mobiliers divers, trois flammèches quappelle lair de la nuit par la porte grande ouverte.
Fracas retentissant, bref mais puissant.
Les trois flammèches vacillent, pour se redresser plus droites quavant ; Gerfaut a forcé la fermeture du battant dun violent coup de pied.
« Va pour lentorse. »
Ce disant, il sinvite dans les lieux.
« Dici là, ajoutez à mon refus de la boisson mon irritation à vous voir vous y livrer. Cest nouveau, là, ça vient de mapparaître. Probablement parce que je ne vous ai pas vue grise depuis un certain soir de printemps dernier. »
Ses doigts courent sur un meuble poussiéreux, il revient vers la table, où sa main enveloppe le second verre posé rempli dans un coin.
« Pour moi ? Vous navez pas besoin de ça, Astana. »
Il le garde néanmoins en main, contourne le meuble jusquà le reposer toujours plein à côté de son pair vide, savance encore jusquà confronter la danoise.
« Même sobre, je vous désire. »
Gerfaut Ce nest quune tension rapidement estompée, quelle a pu sentir lui parcourir la nuque au premier contact de ses doigts. Sil restait encore un peu du teint maussade qui lui rembrunissait lhumeur et les traits, un instant derrière ses yeux scellés un, deux, trois suffit pour que le voile achève de se lever, en même temps que Gerfaut reprend graduellement pied dans cette réalité où Astana lui fait face et le touche.
Lélasticité du temps.
« Vous usez dun mot pour un autre. »
A elle, ses coins et ses chaises ; à lui ses mots, avait-elle dit. Y reconnaissait-elle par là la pauvresse de leurs refuges respectifs ? Dans un mouvement doux de dénégation, ses lèvres sont venues effleurer le bord dune paume gauche. Paupières mi-closes, il y demeure le temps dune inspiration à peine, avant que ses mains ne se portent en superposition des danoises
« Soit. Je vous accepte, dans toutes les couleurs que vous me faites voir. »
les invitant sans brusquerie, ni délicatesse excessive, à céder prise.
« Cela sest imposé de soi-même. »
On aurait cru entendre un « mais » muet en introduction du dernier propos, dont le ton indéterminé balance entre laveu conclusif et le départ d'un regret. Son regard rompt à celui dAstana vers lespace qui les sépare et où il a recueilli les mains blanches dans les siennes. Une brève pression, avant labandon au vide.
« Mais je ne voulais pas venir sur ce terrain
Et je ne veux rien ajouter de plus avant Limoges ; avec la promesse qualors, vous naurez rien besoin de marracher. Jusque là, jaimerais mieux que nous nous passions de mots, et de ce genre de gestes. À votre tour : lacceptez-vous. »
Gerfaut « Gardez-vous de reproches. »
Début d'orage dans le timbre de voix. Mais rien ne vient de plus, et Astana a filé sans quil lait retenue. Lorsqu'il se meut, c'est vers sa gauche, pour reboucher la bouteille. Puis il récupère le gobelet jeté sur le lit quil va reposer à sa place initiale, à côté de lautre toujours plein. Demeure le coin de table détrempé de vin ; comment remédier à lépanchement ? Tout ne retrouve pas sa place aussi facilement quun bouchon ou un gobelet, une fois versé. Ou Gerfaut serait bien moins en peine.
Contemplatif de cette tache sombre, il s'adresse à elle comme en pensées formulées à voix haute. Nul doute qu'elle l'entendra, si elle le souhaite.
« Vous avez raison. Jaurais dû ne rien dire, et ayant parlé, ne pas vous demander de lignorer. Mais vous avez tort de croire que je ne vous laisse pas le choix. Si j'avais ma préférence, je ne vous ai pas ouvert un choix vain. »
Est-ce dune rainure du bois, ou du plan en légère déclivité : le rouge commence à goutter en bordure. Gerfaut a fait un pas de côté, épargnant ses chausses de tâches et s'ouvrant vers elle dans le même mouvement.
« Alors, nous nattendrons pas Limoges. Et sil faut que ce soit maintenant, ça le sera. Pouvons-nous seulement tenter de ne pas en faire une bataille ? Demain viendra bien assez tôt. »
Gerfaut En venant vers elle, il ramasse quelques uns des objets envoyés à valser, en pousse quelques autres du pied. Le tout forme un petit tas qui désencombre à peine lendroit. Peine perdue ou conscient dautres priorités, Gerfaut ne sy est pas attardé.
Tant pis pour le froid, puisquil aura besoin dune grande liberté de mouvement. De la cape dont il avait déjà largement écarté les pans, il se défait complètement sur un dossier de chaise. Il faut à présent enjamber le fatras de ferrailles effondrées, et dégager ce qui gêne encore laccès à ce bouclier quAstana a tant à cur. Si Gerfaut sinterroge ce qui la motive à remiser chez elle de quoi décemment équiper trois sections darmée, il ne le fait pas savoir en tout cas. Il y en a tant et tant quau fur et à mesure que le réduit est méthodiquement libéré, Gerfaut se charge au bras droit dune gerbe daciers semblable à un bouquet de pointes et de tranchants. Est-ce ainsi quon se donne aux yeux de la danoise des airs de galant ?
« Je crois que vous avez maintenant lespace pour uvrer. »
Tout encombré de ses poids, il recule pour sen décharger dans un cliquetis de métaux sur le coin de table encore propre au passage, il en pousse encore du pied. Les trois vieilles bougies en y jetant de rares reflets donneraient presque leffet dune pièce un brin plus illuminée.
« Que doit valoir cette poire pour vous en rassasier de la moitié seulement... »
Les bras fermés autour des côtes et appuyé sur la table, le propos retient Gerfaut pensif ; à moins que ce ne soit la contemplation de la blonde et du motif de son bouclier dont les teints clairs contrastent dans la pénombre.