Jhoannes
Refuge d'Autun, décembre 1464.
Allongé sur sa paillasse, dans une piaule à peine isolée des autres où il a fallu dire adieu à lintimité, Jhoannes est en train de rêver. Ses épaules sont saccadées par de petits spasmes mais son visage est serein. Il se souvient rarement des ses songes au petit matin, mais de celui-ci, qui est récurrent depuis quelques années, oui. Il commence toujours de la même manière : il fait face à un château.
Il sait que sil se retourne là maintenant, il ne verra rien, car rien nexiste plus dans son dos : il ny a que le château, et le chemin pour y parvenir, qui part exactement sous ses pieds et zigzague sans raison jusquà la lourde porte en chêne. Le château, des dimensions dun manoir, ressemble à un modèle réduit. Trois tours sen élèvent, dont le sommet dune d'entre elles, celle du nord, est bouffé par les nuages. Celles de lorient et de loccident chantent en symétrie parfaite. Celle du Sud a été détruite il y a bien longtemps, et sa voix ne résonne plus. Le vagabond à huit doigts sempare du heurtoir avec sa main saine et l'abat. Cest le protocole. Les trois coups font vibrer un court instant les animaux sculptés dans le bois - des corbeaux, des renards et des blaireaux enfermés dans leurs losanges saillants.
- Entre ! Je tattendais.
Cette nuit, trois arches festonnent les murs de lantichambre circulaire. Ce sont les accès aux salles. Il est arrivé que Jhoannes puisse choisir entre neuf salles, ou douze, et même une trentaine. Mais les possibilités semblent se réduire avec le temps. Les salles continuent de disparaître, et ne reviennent plus. Il constate avec soulagement que son endroit préféré est au menu cette fois-ci : larche au centre surplombée dun frontispice où scintille la gravure dorée Joyeux oubli mon ami ! encadrée par deux chopes débordantes de mousse. Le pied.
Sur la droite, lentrée de larche attenante est obstruée par une tapisserie tendue qui représente, sous fond de scène de chasse, le profil dune dame aux cheveux roux. Sa robe aux couleurs chatoyantes descendue jusquà la taille, elle est en train de taquiner de lindex la lance (métaphorique) dun gaillard de chasseur. Cest lancienne salle préférée de Johannes, oh, il en connaît tous les recoins, pense-t-il, mais ses visites à la dame (car cest son nom, la dame) se sont espacées de plus en plus, et à présent il ne vient plus lui rendre quun hommage ponctuel, mais toujours amical.
La troisième arcade ne porte aucune mention, cest celle qui mène au sommet de la tour du nord. La montée est rude et venteuse, mais il en verra le bout un jour. Pas cette nuit, en tout cas. Il y a également un quatrième accès, perpétuellement présent depuis le premier songe, une tâche sombre dans le coin de son il : la trappe qui mène au cabinet des coffres. Il ny est entré quune seule fois en dix ans, et lexpérience fut douloureuse. Le cabinet des coffres est hors-sujet depuis, mais Jhoannes demeure méfiant : il est arrivé plusieurs fois que la trappe ose se matérialiser ouverte sous lui pour tenter de ly faire tomber. La trappe est vile et garce, lavait mis en garde la dame.
Et au centre du vestibule, droit comme un piquet dans son costume vert, une coiffure à plume plantée sur sa tête obséquieuse, se tient Caillou, votre humble serviteur.
- Où irez-vous ce soir, Jhoannes ?
- Au joyeux oubli, mon ami.
- Ah, je suis désolé, mille fois désolé, mais la salle est fermée pour cette fois. Nous sommes en travaux.
- Cest ouvert pourtant. Je sens dici lodeur de la b
Caillou fait claquer ses doigts entre eux dun air guilleret, et derrière lui, un mur de briques dadobe barricade louverture de larche.
- Daccord
Jhoannes, un brin chagriné mais plein de ressources, roule sa langue dans sa bouche avant desquisser un pas vers la salle de la dame. Pourquoi pas, après tout.
- Malheureusement
- Quoi ?
- La dame ne sera pas non plus disponible pour cette nuit
- Cest une blague ? Elle couche avec qui dautre ? Un double de moi-même ?
- Haha ! Excellent ! Cest impossible, hélas Quoique, pour avoir roulé ma bosse dans le royaume torturé de votre psyché depuis bien longtemps Qui sait ! Mais non. La dame a la coulante. Mais chuuuut.
- Il va falloir quon trouve une solution parce que je me sens pas dentamer l'ascension de la tour, là, tout de suite. Mes genoux craquent. Lhiver ça fait rouiller les os.
- Bien entendu, bien entendu. Et puis de toute façon, laccès à la tour
Dans un sursaut énergique, Caillou fait de nouveau claquer ses doigts, en y employant les deux mains cette fois. Laccès à la tour du nord disparaît tout bonnement. Les lèvres pincées, le vagabond fixe le serviteur. Quest-ce que je fous ici, du coup ? Tu mattendais pour quoi ? Dis Caillou, cest quoi lembrouille ?
- Je suis navré de vous causer un tel désagrément
- Tas lair terriblement navré ouais.
- Cependant
- Non.
Dun pas aérien, Caillou vient se placer derrière lépaule gauche de Jhoannes et ajoute à son oreille, sur le ton dun vieux confident.
- Si monsieur veut bien écouter mon conseil et baisser le regard dune petite toise
- Non.
- Si monsieur veut bien.
Monsieur ne veut pas, mais ses iris noirs visent malgré tout le sol en face de lui, où la trappe est devenue visible. Sa gueule béante, immense, souvre brusquement sur une fosse doù séchappent des relents anciens, de marjolaine brûlée, de la couleur rouge, de terre et de plaies.
- Non. Non Caillou déconne pas ! Caill
Mais le serviteur a déjà posé son index dans le dos de son ingrat de maître et donné la poussée suffisante pour quil tombe en avant.
- Aprèèèèèès vous ! Au cabinet des coffres !
Allongé sur sa paillasse, dans une piaule à peine isolée des autres où il a fallu dire adieu à lintimité, Jhoannes est en train de rêver. Ses épaules sont saccadées par de petits spasmes mais son visage est serein. Il se souvient rarement des ses songes au petit matin, mais de celui-ci, qui est récurrent depuis quelques années, oui. Il commence toujours de la même manière : il fait face à un château.
Il sait que sil se retourne là maintenant, il ne verra rien, car rien nexiste plus dans son dos : il ny a que le château, et le chemin pour y parvenir, qui part exactement sous ses pieds et zigzague sans raison jusquà la lourde porte en chêne. Le château, des dimensions dun manoir, ressemble à un modèle réduit. Trois tours sen élèvent, dont le sommet dune d'entre elles, celle du nord, est bouffé par les nuages. Celles de lorient et de loccident chantent en symétrie parfaite. Celle du Sud a été détruite il y a bien longtemps, et sa voix ne résonne plus. Le vagabond à huit doigts sempare du heurtoir avec sa main saine et l'abat. Cest le protocole. Les trois coups font vibrer un court instant les animaux sculptés dans le bois - des corbeaux, des renards et des blaireaux enfermés dans leurs losanges saillants.
- Entre ! Je tattendais.
Cette nuit, trois arches festonnent les murs de lantichambre circulaire. Ce sont les accès aux salles. Il est arrivé que Jhoannes puisse choisir entre neuf salles, ou douze, et même une trentaine. Mais les possibilités semblent se réduire avec le temps. Les salles continuent de disparaître, et ne reviennent plus. Il constate avec soulagement que son endroit préféré est au menu cette fois-ci : larche au centre surplombée dun frontispice où scintille la gravure dorée Joyeux oubli mon ami ! encadrée par deux chopes débordantes de mousse. Le pied.
Sur la droite, lentrée de larche attenante est obstruée par une tapisserie tendue qui représente, sous fond de scène de chasse, le profil dune dame aux cheveux roux. Sa robe aux couleurs chatoyantes descendue jusquà la taille, elle est en train de taquiner de lindex la lance (métaphorique) dun gaillard de chasseur. Cest lancienne salle préférée de Johannes, oh, il en connaît tous les recoins, pense-t-il, mais ses visites à la dame (car cest son nom, la dame) se sont espacées de plus en plus, et à présent il ne vient plus lui rendre quun hommage ponctuel, mais toujours amical.
La troisième arcade ne porte aucune mention, cest celle qui mène au sommet de la tour du nord. La montée est rude et venteuse, mais il en verra le bout un jour. Pas cette nuit, en tout cas. Il y a également un quatrième accès, perpétuellement présent depuis le premier songe, une tâche sombre dans le coin de son il : la trappe qui mène au cabinet des coffres. Il ny est entré quune seule fois en dix ans, et lexpérience fut douloureuse. Le cabinet des coffres est hors-sujet depuis, mais Jhoannes demeure méfiant : il est arrivé plusieurs fois que la trappe ose se matérialiser ouverte sous lui pour tenter de ly faire tomber. La trappe est vile et garce, lavait mis en garde la dame.
Et au centre du vestibule, droit comme un piquet dans son costume vert, une coiffure à plume plantée sur sa tête obséquieuse, se tient Caillou, votre humble serviteur.
- Où irez-vous ce soir, Jhoannes ?
- Au joyeux oubli, mon ami.
- Ah, je suis désolé, mille fois désolé, mais la salle est fermée pour cette fois. Nous sommes en travaux.
- Cest ouvert pourtant. Je sens dici lodeur de la b
Caillou fait claquer ses doigts entre eux dun air guilleret, et derrière lui, un mur de briques dadobe barricade louverture de larche.
- Daccord
Jhoannes, un brin chagriné mais plein de ressources, roule sa langue dans sa bouche avant desquisser un pas vers la salle de la dame. Pourquoi pas, après tout.
- Malheureusement
- Quoi ?
- La dame ne sera pas non plus disponible pour cette nuit
- Cest une blague ? Elle couche avec qui dautre ? Un double de moi-même ?
- Haha ! Excellent ! Cest impossible, hélas Quoique, pour avoir roulé ma bosse dans le royaume torturé de votre psyché depuis bien longtemps Qui sait ! Mais non. La dame a la coulante. Mais chuuuut.
- Il va falloir quon trouve une solution parce que je me sens pas dentamer l'ascension de la tour, là, tout de suite. Mes genoux craquent. Lhiver ça fait rouiller les os.
- Bien entendu, bien entendu. Et puis de toute façon, laccès à la tour
Dans un sursaut énergique, Caillou fait de nouveau claquer ses doigts, en y employant les deux mains cette fois. Laccès à la tour du nord disparaît tout bonnement. Les lèvres pincées, le vagabond fixe le serviteur. Quest-ce que je fous ici, du coup ? Tu mattendais pour quoi ? Dis Caillou, cest quoi lembrouille ?
- Je suis navré de vous causer un tel désagrément
- Tas lair terriblement navré ouais.
- Cependant
- Non.
Dun pas aérien, Caillou vient se placer derrière lépaule gauche de Jhoannes et ajoute à son oreille, sur le ton dun vieux confident.
- Si monsieur veut bien écouter mon conseil et baisser le regard dune petite toise
- Non.
- Si monsieur veut bien.
Monsieur ne veut pas, mais ses iris noirs visent malgré tout le sol en face de lui, où la trappe est devenue visible. Sa gueule béante, immense, souvre brusquement sur une fosse doù séchappent des relents anciens, de marjolaine brûlée, de la couleur rouge, de terre et de plaies.
- Non. Non Caillou déconne pas ! Caill
Mais le serviteur a déjà posé son index dans le dos de son ingrat de maître et donné la poussée suffisante pour quil tombe en avant.
- Aprèèèèèès vous ! Au cabinet des coffres !