Samsa
- "Le ciel est cassé,
Tout abîmé,
Des nuages noirs
Roulent en avalanche,
Y'a d'l'eau qui tombe ;
C'est plus étanche." (Bénabar - Psychopathe)
Fin juin, et l'été s'invitait doucement sur la France, le ciel encore souvent parsemé de pluie et zébré d'éclairs. Les nuits devenaient moins fraîches et plus lourdes, les journées plus chaudes avec un soleil intermittent du spectacle mais plus fort. Les serfs commençaient à apprécier de nouveau à travailler dehors, tant que les températures restaient clémentes ; bientôt, les canicules leur feraient suer grâce. Samsa, elle, cuirait dans sa cotte de mailles mais persisterait à dire "on ne sait jamais" pour la garder. Pour peu qu'il y ait une guerre, les nuits ne seraient peut-être même pas assez douces pour rendre une bataille supportable plus d'une heure ou deux. Mais -las !- pas de guerre et -heureusement !- guère plus de canicules encore. Au contraire, il avait beaucoup plu la veille et, pour quelques heures, la Vicomtesse avait gracieusement accepté de surveiller la porcherie d'un jeune manant débutant qui avait oublié la ration de maïs de ses cochons à la ferme de ses parents.
Assise sur une barrière de l'enclos, tournée vers l'intérieur, Samsa regardait les animaux se rouler dans la boue fraîche, patientant leur pitance par des grognements aigus. Elle remuait doucement sa main droite, dans son gantelet de combat, posée sur sa cuisse. La guérison avait été longue, après qu'elle se soit fracturée plusieurs métacarpes et phalanges contre le mur, quand Shawie était repartie. La plaie au cur, elle, palpitait encore vivement, comme une brûlure. Quatre ans de vie commune, après toutes les épreuves qu'elles avaient traversé, ça ne passait pas comme ça. Ce n'était pas fait pour passer. Ça ne devait pas passer, même. Cinq mois, que l'Espagnole avait mis fin à leur relation la première, et il semblait à Samsa que c'était encore hier. Elle n'avait pas retiré l'alliance rose incarnadin à son doigt ; sans doute ne le ferait-elle jamais. Shawie était sa femme, et Cerbère était la sienne. Peu importait le reste. Ça n'avait rien d'étonnant quand on connaissait la Vicomtesse : ses braies blanches, qu'elle ne retirait jamais -moins encore que sa cotte de mailles-, venaient aussi du passé. Samsa vivait avec le passé, elle ne pouvait pas avancer sans. Pourtant, les braies blanches et cette alliance avaient quelque chose de fondamentalement différent : Zyg n'était jamais revenue. Shawie, si. Et Cerbère peinait à sortir de ce bourbier. Le soir, quand Meroé venait se blottir contre elle, quand elle l'embrassait et s'endormait la première, Samsa la regardait et se demandait si elle avait suivi le droit chemin. Pas le bon, le droit. Toujours en elle, ces deux-là s'affrontaient : avait-elle été assez loyale ? En avait-elle fait assez ? S'était-elle assez sacrifiée ? Elle était vivante, probablement que non, du coup -logique de Samsa. Avait-elle mis à terre tous ses efforts effectués pendant quatre ans pour offrir à Shawie et elle leur équilibre ? Était-elle la responsable ? Bien sûr, on lui rabâchait que non, on saluait qu'elle ait enfin pensé à elle, comme si retourner avec Shawie aurait été une erreur de l'ordre de la torture, on se réjouissait, parfois, et Samsa portait alors un regard consterné et profondément blessé. Ils ne savaient pas, tous, la force du lien qui l'unissait à l'Espagnole. Ils parlaient comme si ça ne blessait pas Samsa mais, non seulement ça la blessait parce que Shawie avait une place indétrônable dans son cur -et inversement-, mais en plus ça ne répondait pas à ses questions. Elle était heureuse avec Meroé, c'était un fait, comme elle avait été heureuse avec Shawie, peut-être d'une façon différente -ou pas. Peu importait. Mais ce sentiment de culpabilité d'avoir pensé à elle, qui aurait les mots pour le lui retirer ? Maximilien les avait eu, un peu. Mais le fardeau était lourd pour quelqu'un qui ne vivait que par et pour les autres. Il n'y avait qu'à lui, et qu'à Chiméra, qu'elle en avait parlé. Ils étaient les deux à avoir le cur assez léger, les épaules assez larges et la tête assez froide pour qu'elle s'en soit ouverte. A Meroé, elle n'en parlait pas. Jamais. Elle ne voulait pas. Meroé aussi avait à gérer un lien délicat de son côté. Il aurait fallu des mots plus complexes, des mots que la Slave n'aurait pas compris, qui n'auraient pas pu glisser sur son cur sans l'égratigner, sans égratigner le début de ce qu'elles construisaient, sans l'égratigner elle, la Bordelaise, d'une façon plus douloureuse encore. Il n'était de toute façon pas connu que la Combattante parlât de ce qu'elle ressentait au plus profond d'elle-même quand c'était douloureux. "Plus c'est enfoui, mieux c'est, pour les autres mais surtout -surtout- pour moi".
Samsa agita le pied devant un jeune cochon venu renifler sa botte, qui détala immédiatement, apeuré et regrettant sa curiosité. L'esquisse d'un sourire amusé se dessina sur les lèvres bordelaises, furtivement. Sourire devant des cochons, ce n'était pas son passe-temps favoris. Relevant ses petits yeux sombres, enfoncés sous des arcades sourcilières prononcées dont la gauche était marquée d'une estafilade un peu plus sombre que sa peau -merci Shawie !-, Samsa se prit à penser à Meroé : que faisait-elle, en ce moment ? Où travaillait-elle ? Faisait-elle une sieste sous un arbre, quelque part ? Il lui tardait de finir cette surveillance de pacotille pour aller vaquer à d'autres occupations. Il y avait entre les deux femmes une alchimie rare que Samsa ne définissait pas. Ce n'était pas meilleur ou moins bien que Shawie ; ça ne se comparait pas, d'aucune façon. C'était différent. Petit à petit, Cerbère pourrait apprendre que cette différence était profondément douce et bénéfique ; peut-être la libérerait-elle, un peu. C'était si bon, si vertigineux, d'être dans les bras de Meroé ; était-ce ça, la luxure ? Pour l'instant, la réflexion était étouffée par la psychorigidité de Samsa, la faisant se sentir, uniquement, turpide d'avoir pensé à elle, orgueilleuse de s'être plongée dans l'inconnu. Si Shawie savait à quel point elle avait peur, elle se fouterait bien d'elle -et elle aurait raison. Passer au-dessus de ça, Samsa en faisait l'effort. Un jour, elle cesserait, mais pour l'instant, c'était le début de tout.
* = Nathaniel Hawthorne
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