Jhoannes
Le matin.
À peine passé le seuil de sa baraque, avant même de faire naître un feu ou de boire de la flotte, Blondin s'emmêle dans la bandoulière de sa besace, s'empresse d'abandonner son épée, d'enlever ses gantelets et d'ôter enfin sa cotte de mailles. Pour respirer. Débarrassé de son carcan, il s'adosse à la porte et avale de grandes goulées d'air par le nez qui s'échappent en petits nuages de soulagement glacés. Les pores de sa peau chantent avec lui : merci mec, on en pouvait plus, tout ça, ça devenait lourd à porter. Le poids physique, encore, même sans habitude, il peut l'endurer sans y penser tous les quarts d'heure ; des années de marche et de labeur ont marqué son corps, un corps de nerfs mais pas ceux de la guerre, avec quelques carrefours de veines qui s'entrecroisent le long de ses muscles mais pas taillés à la serpe, non, plutôt comme s'il abritait un réseau de bébés serpents sous l'épiderme. L'impression de surcharge est égale au carré du préjugé qu'il entretient : le métal c'est l'autorité, l'ordre et l'entrave des membres et de l'esprit. C'est vite résumé, pas entièrement faux non plus. Donc un préjugé, par définition, qu'il a longtemps, consciemment, entretenu, et qui s'est greffé à sa vision du monde. Tout ça c'est bien joli, n'empêche que ça caille sévère, et que tout à l'heure on a un rencard avec la guerrière de notre cur. Oui, on est amoureux d'une mercenaire. La blague. Bientôt neuf berges qu'on attend la chute.
L'après-midi.
- « Combien pour la demi-douzaine d'ufs ? »
- « Neuf écus ! »
- « La vache. C'est plus d'un écu par tête d'uf, vous réalisez ça ? »
- « Oui, mais c'est moins de deux écu à l'unité... »
- « En effet, si vous le tournez dans ce sens ça reste une grosse arnaque quand même. »
- « J'vous permets pas. »
- « Avouez que c'est cher payé, c'est même pas vous qui les pondez. »
- « Et alors ? »
- « Et alors neuf écus ! »
- « Quoi, vous les avez pas, les neuf écus ? À d'autres »
- « C'est pas une question de ressources, c'est une question de principe. »
- « Les principes ça a jamais nourri personne mon gaillard. »
- « C'est puant de vérité ce que vous venez de dire. »
- « Bon, vous l'achetez ou pas votre demi-douzaine ? »
- « J'vous en donne dix écus. »
- « Vous vous foutez d'moi ? »
- « Non non, regardez, un, deux, trois, quatre... »
- « Vous êtes une tanche pour négocier. »
- « Et encore, là j'me donne pas à fond. »
Le soir (bravo à celles et ceux qui ont deviné, vous gagnez un point en logique temporelle).
Il est à l'heure. Il est forcément à l'heure, étant donné qu'ils n'ont convenu d'aucune heure. Il porte un pourpoint de cuir, passé sur une chemise de lin blanc, sous sa cape en laine naturelle. Adieu le fer, bonsoir les tissus qui laissent bouger le corps. Dans sa besace, une demi-douzaine d'ufs dont le prix a été marchandé avec talent, dans son gant gauche, un bouquet de branches de céleri. Cette composition végétale d'un goût douteux est destinée à alimenter une autre blague, une blague entre eux, qui provoquera une conséquence énorme et encore inconnue, plus tard dans leur vie.
Si Blondin devait se réincarner un jour, ça serait le 16 août 1969, à White Lake, en train de planer en tailleur sur une peau de mouton tout en matant les seins de Janis Joplin qui joue sur scène. Mais pour l'instant il est à Limoges, le 22 janvier 1469, devant la demeure d'Astana d'Assay-Sørensen, danoise par naissance, fondante sous le permafrost. Fait étrange : il a la clef de la maison dans sa poche, mais il décide de frapper quand même. Autant ne pas arriver comme un poil frisé dans la soupe pour un rendez-vous, histoire de pas faire mauvais genre. Toc toc. Toc. Devine qui est là.
_________________
En noir c'est Jhoannes.
En vert c'est Caillou, une de ses voix intérieures. Caillou est vil.
À peine passé le seuil de sa baraque, avant même de faire naître un feu ou de boire de la flotte, Blondin s'emmêle dans la bandoulière de sa besace, s'empresse d'abandonner son épée, d'enlever ses gantelets et d'ôter enfin sa cotte de mailles. Pour respirer. Débarrassé de son carcan, il s'adosse à la porte et avale de grandes goulées d'air par le nez qui s'échappent en petits nuages de soulagement glacés. Les pores de sa peau chantent avec lui : merci mec, on en pouvait plus, tout ça, ça devenait lourd à porter. Le poids physique, encore, même sans habitude, il peut l'endurer sans y penser tous les quarts d'heure ; des années de marche et de labeur ont marqué son corps, un corps de nerfs mais pas ceux de la guerre, avec quelques carrefours de veines qui s'entrecroisent le long de ses muscles mais pas taillés à la serpe, non, plutôt comme s'il abritait un réseau de bébés serpents sous l'épiderme. L'impression de surcharge est égale au carré du préjugé qu'il entretient : le métal c'est l'autorité, l'ordre et l'entrave des membres et de l'esprit. C'est vite résumé, pas entièrement faux non plus. Donc un préjugé, par définition, qu'il a longtemps, consciemment, entretenu, et qui s'est greffé à sa vision du monde. Tout ça c'est bien joli, n'empêche que ça caille sévère, et que tout à l'heure on a un rencard avec la guerrière de notre cur. Oui, on est amoureux d'une mercenaire. La blague. Bientôt neuf berges qu'on attend la chute.
L'après-midi.
- « Combien pour la demi-douzaine d'ufs ? »
- « Neuf écus ! »
- « La vache. C'est plus d'un écu par tête d'uf, vous réalisez ça ? »
- « Oui, mais c'est moins de deux écu à l'unité... »
- « En effet, si vous le tournez dans ce sens ça reste une grosse arnaque quand même. »
- « J'vous permets pas. »
- « Avouez que c'est cher payé, c'est même pas vous qui les pondez. »
- « Et alors ? »
- « Et alors neuf écus ! »
- « Quoi, vous les avez pas, les neuf écus ? À d'autres »
- « C'est pas une question de ressources, c'est une question de principe. »
- « Les principes ça a jamais nourri personne mon gaillard. »
- « C'est puant de vérité ce que vous venez de dire. »
- « Bon, vous l'achetez ou pas votre demi-douzaine ? »
- « J'vous en donne dix écus. »
- « Vous vous foutez d'moi ? »
- « Non non, regardez, un, deux, trois, quatre... »
- « Vous êtes une tanche pour négocier. »
- « Et encore, là j'me donne pas à fond. »
Le soir (bravo à celles et ceux qui ont deviné, vous gagnez un point en logique temporelle).
Il est à l'heure. Il est forcément à l'heure, étant donné qu'ils n'ont convenu d'aucune heure. Il porte un pourpoint de cuir, passé sur une chemise de lin blanc, sous sa cape en laine naturelle. Adieu le fer, bonsoir les tissus qui laissent bouger le corps. Dans sa besace, une demi-douzaine d'ufs dont le prix a été marchandé avec talent, dans son gant gauche, un bouquet de branches de céleri. Cette composition végétale d'un goût douteux est destinée à alimenter une autre blague, une blague entre eux, qui provoquera une conséquence énorme et encore inconnue, plus tard dans leur vie.
Si Blondin devait se réincarner un jour, ça serait le 16 août 1969, à White Lake, en train de planer en tailleur sur une peau de mouton tout en matant les seins de Janis Joplin qui joue sur scène. Mais pour l'instant il est à Limoges, le 22 janvier 1469, devant la demeure d'Astana d'Assay-Sørensen, danoise par naissance, fondante sous le permafrost. Fait étrange : il a la clef de la maison dans sa poche, mais il décide de frapper quand même. Autant ne pas arriver comme un poil frisé dans la soupe pour un rendez-vous, histoire de pas faire mauvais genre. Toc toc. Toc. Devine qui est là.
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En noir c'est Jhoannes.
En vert c'est Caillou, une de ses voix intérieures. Caillou est vil.