Jhoannes
I. Retour aux ufs
Rue Coquillière, qui frôle les Halles. Il tient la main de sa fille dans la sienne. Les deux blonds, le père à la tignasse encore dorée malgré l'âge, l'enfant au cheveu cendré ; comme sa mère, tentent de décrypter les inscriptions sur la devanture, celles qui se sont superposées au fil des ans aux lettres grises qui annonçaient le rade originel : Les ufs à la coque : compagnie de fricasseurs et vendengeurs. La gamine, Hazel, embrasse du regard ce lieu duquel elle entend parfois causer avec des résonances de mythe et se demande bien où est la légende dans tout ça. La façade est en ruines et la rue si étroite que la lumière n'y perce que sous un angle, au midi du jour. Les carreaux barbouillés de poussière et de gras ne laissent rien deviner de l'intérieur. Pourtant son père a tenu à la traîner là. Alors quoi ?
- « C'est là que tu as rencontré maman ? »
- « Oui. »
- « Là-dedans ? »
- « Oui, là-dedans. »
Un regard amusé s'échange entre les deux. Oh, Jhoannes sait bien que ça paie pas d'mine, au premier abord. Ni au second, sans doute. C'était déjà le cas quand il a ouvert les portes à ses premiers clients, il y a bientôt neuf ans de ça. C'est encore pire aujourd'hui. Il n'est pas venu avec l'espoir d'y changer quoi que ce soit, non. Les locataires qui lui ont succédé une bouchère, un friturier ont sans doute défiguré les murs de ses souvenirs. Tant mieux, tant pis, il n'est pas non plus venu en quête d'un moment nostalgie. Il est ici pour récupérer un objet, une relique fragile planquée dans le réduit attenant à la salle principale, une bricole à la fois banale et unique au monde. Si le temps l'a brisée, il rêve d'en ramasser au moins un éclat. C'est important. Alors il décide de passer la case état des lieux.
- « On entre pas ? »
- « Non. On va faire le tour. Il y a une autre entrée par l'arrière. »
- « Pourquoi on entre pas par là ? »
- « Parce que j'ai rendu toutes les clefs, et j'ai pas envie qu'on se fasse trop remarquer. Viens. »
Quelques minutes plus tard, Hazel, plantée dans une ruelle de misère, observe son père, agenouillé devant une porte basse, en train de tordre patiemment un fil de fer à l'aide d'une pince. Lorsque la tournure est celle d'un crochet, elle l'entend lâcher un mince soupir et insérer le rossignol de fortune dans la serrure. Clic. Clic. Clic. Clic.
Clic.
Clic. Clic.
- « Tu continues à faire le guet ? »
Elle hoche vivement la tête. Avec curiosité, elle le voit écarter son oreille de la battante, sortir un petit pot de sa besace, et enduire le crochet d'une substance blanchâtre.
- « C'est quoi ? »
- « Du gras. Qu'on m'avait donné pour soulager les engelures à mes doigts, pendant le long voyage. »
- « Pourquoi tu mets du gras dans la porte ? »
- « La serrure est grippée guette qui passe. »
Clic. Clic.
CLAC.
À cet instant, le grand sourire qu'elle lit dans les yeux du vagabond l'emporte sur la sensation d'être complice d'un petit méfait. Elle repensera à ce moment lorsque les années auront effacé son enfance, avec un autre recul. Pour l'heure, elle croit encore que les actes de son père sont toujours motivés par de bonnes raisons, des raisons d'adultes, pas toujours évidentes à comprendre mais forcément fiables.
Jhoannes pousse la petite porte du pied, libérant une saine odeur de renfermé, et penche la nuque à l'intérieur du réduit. Refusant de s'adonner aux fouilles en laissant sa fille seule sur le pavé parisien, il tend le bras vers cette dernière pour qu'elle entre à sa suite. Si c'est toujours enterré où je pense, ça ne sera pas long. Promis, ensuite on va aller acheter des caramels. Ne te cogne pas la tête, hein. Et fais bien attention où tu marches.
- « Qu'est-ce qu'on cherche ? »
- « Un bout d'histoire. Je te raconterai ça ce soir. »
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En noir c'est Jhoannes.
En vert c'est Caillou, une de ses voix intérieures. Caillou est vil.
Rue Coquillière, qui frôle les Halles. Il tient la main de sa fille dans la sienne. Les deux blonds, le père à la tignasse encore dorée malgré l'âge, l'enfant au cheveu cendré ; comme sa mère, tentent de décrypter les inscriptions sur la devanture, celles qui se sont superposées au fil des ans aux lettres grises qui annonçaient le rade originel : Les ufs à la coque : compagnie de fricasseurs et vendengeurs. La gamine, Hazel, embrasse du regard ce lieu duquel elle entend parfois causer avec des résonances de mythe et se demande bien où est la légende dans tout ça. La façade est en ruines et la rue si étroite que la lumière n'y perce que sous un angle, au midi du jour. Les carreaux barbouillés de poussière et de gras ne laissent rien deviner de l'intérieur. Pourtant son père a tenu à la traîner là. Alors quoi ?
- « C'est là que tu as rencontré maman ? »
- « Oui. »
- « Là-dedans ? »
- « Oui, là-dedans. »
Un regard amusé s'échange entre les deux. Oh, Jhoannes sait bien que ça paie pas d'mine, au premier abord. Ni au second, sans doute. C'était déjà le cas quand il a ouvert les portes à ses premiers clients, il y a bientôt neuf ans de ça. C'est encore pire aujourd'hui. Il n'est pas venu avec l'espoir d'y changer quoi que ce soit, non. Les locataires qui lui ont succédé une bouchère, un friturier ont sans doute défiguré les murs de ses souvenirs. Tant mieux, tant pis, il n'est pas non plus venu en quête d'un moment nostalgie. Il est ici pour récupérer un objet, une relique fragile planquée dans le réduit attenant à la salle principale, une bricole à la fois banale et unique au monde. Si le temps l'a brisée, il rêve d'en ramasser au moins un éclat. C'est important. Alors il décide de passer la case état des lieux.
- « On entre pas ? »
- « Non. On va faire le tour. Il y a une autre entrée par l'arrière. »
- « Pourquoi on entre pas par là ? »
- « Parce que j'ai rendu toutes les clefs, et j'ai pas envie qu'on se fasse trop remarquer. Viens. »
Quelques minutes plus tard, Hazel, plantée dans une ruelle de misère, observe son père, agenouillé devant une porte basse, en train de tordre patiemment un fil de fer à l'aide d'une pince. Lorsque la tournure est celle d'un crochet, elle l'entend lâcher un mince soupir et insérer le rossignol de fortune dans la serrure. Clic. Clic. Clic. Clic.
Clic.
Clic. Clic.
- « Tu continues à faire le guet ? »
Elle hoche vivement la tête. Avec curiosité, elle le voit écarter son oreille de la battante, sortir un petit pot de sa besace, et enduire le crochet d'une substance blanchâtre.
- « C'est quoi ? »
- « Du gras. Qu'on m'avait donné pour soulager les engelures à mes doigts, pendant le long voyage. »
- « Pourquoi tu mets du gras dans la porte ? »
- « La serrure est grippée guette qui passe. »
Clic. Clic.
CLAC.
À cet instant, le grand sourire qu'elle lit dans les yeux du vagabond l'emporte sur la sensation d'être complice d'un petit méfait. Elle repensera à ce moment lorsque les années auront effacé son enfance, avec un autre recul. Pour l'heure, elle croit encore que les actes de son père sont toujours motivés par de bonnes raisons, des raisons d'adultes, pas toujours évidentes à comprendre mais forcément fiables.
Jhoannes pousse la petite porte du pied, libérant une saine odeur de renfermé, et penche la nuque à l'intérieur du réduit. Refusant de s'adonner aux fouilles en laissant sa fille seule sur le pavé parisien, il tend le bras vers cette dernière pour qu'elle entre à sa suite. Si c'est toujours enterré où je pense, ça ne sera pas long. Promis, ensuite on va aller acheter des caramels. Ne te cogne pas la tête, hein. Et fais bien attention où tu marches.
- « Qu'est-ce qu'on cherche ? »
- « Un bout d'histoire. Je te raconterai ça ce soir. »
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En noir c'est Jhoannes.
En vert c'est Caillou, une de ses voix intérieures. Caillou est vil.