"Les mesures ont été prises, un tumulte silencieux
A lâché les chiens de guerre.
Vous ne pouvez arrêtez ce qui a commencé :
Ils distribuent l'amnésie, signée, scellée.
Nous avons tous un côté sombre, pour ainsi dire,
Et faire le commerce avec la mort est la nature de la bête."*
Une foulée, deux foulées, trois foulées.
Le galop était petit tant qu'elles étaient dans le milieu boisé et Samsa se plaisait à regarder une des épaules de Guerroyant se mouvoir sous la bricole fleurdelisée. Elle aimait ressentir sous elle la puissance contenue de sa monture qui suivait d'instinct Chiron devant lui, sur le petit sentier. Il n'allait pas aussi vite que lui sur de longues distances, plus lourd de constitution. Leur usage n'était pas du tout le même : Chiron, cheval de chasse, bonne vitesse et excellente endurance tant qu'il ne portait pas un poids trop lourd. Guerroyant, destrier capable de porter longtemps un cavalier en armure, à la charge puissante sur de courtes distances. Au sortir du bois, dans la plaine, Alcimane poussa Chiron et Samsa sourit sans en faire de même ; la route était encore longue et elle devait économiser sa monture. Elle l'autorisa cependant à quelques mètres à bride abattue pour le défouler et pour ne pas trop se laisser distancer ; la nuit était bien tombée et il serait idiot qu'elle perde Alcimane de vue. Surtout ici.
Elles n'étaient en effet qu'à deux lieues - si ce n'est moins - de la frontière angevine. On avait tôt fait de la passer sans s'en rendre compte et de croiser, au mieux, la douane volante, au pire, une armée hostile. Sous la pression de cette proximité, Samsa avait revêtu sa barbute en plus de son indissociable cotte de mailles et son bouclier était sanglé à son épaule gauche. Alcimane râlait bien souvent - toujours - contre cet attirail que Shawie avant elle avait qualifié de véritable tue-l'amour, mais Samsa n'en démordait pas : savait-on jamais ce qui pouvait survenir ? Il fallait être prête en permanence, même si rien n'arrivait jamais.
Car rien n'arrive jamais.
Loin derrière, Samsa n'entend pas le bruit qui alerte Alcimane. Elle n'a dans ses oreilles que le vent de la vitesse qui s'engouffre dans sa barbute. Elle l'aperçoit en revanche se redresser largement sur ses étriers pour apparemment se retourner et, avant, qu'elle n'ait pu lâcher une rêne pour lever un bras afin de la rassurer, un bruit terrible retentit. Celui-ci, Samsa ne peut le manquer. Sans doute effrayé, Chiron freine des quatre fers, emportant Alcimane dans une chute magistrale que Samsa ne peut évaluer à la moitié de sa réalité. Une simple chute. Un coup de malchance. C'est ce que la Vicomtesse pense alors qu'elle se prépare à ralentir Guerroyant pour s'enquérir d'Alcimane quand elle sera à sa hauteur mais ses plans changent rapidement quand elle distingue des silhouettes qui sortent de derrière les quelques arbres voisins pour courir vers le point de chute d'Alcimane. Une embuscade.
Car "rien" finit toujours par arriver.
Ils n'ont pas l'air d'avoir remarqué Cerbère qui se trouve immédiatement aveuglée de rage, de celle qu'elle ressent avant une bataille. Son sang de sudiste n'a fait qu'un tour et elle tire immédiatement son épée, prête à pourfendre chacun de ceux qui ont osé s'en prendre à Alcimane. Elle enfonce ses talons dépourvus d'éperons dans les flancs de Guerroyant qui n'a pas manqué de ressentir le changement chez sa cavalière : c'est la charge de guerre qui est demandée. Sous le ciel nocturne, les foulées s'allongent et se font plus lourdes, comme les souffles. De quelques claquements de langue, Cerbère presse sa monture, inquiète qu'un des bandits n'arrive à Alcimane avant elle. Elle doit les interrompre, rediriger leur attention vers elle. Épée au clair, l'air emplit ses poumons pour ressortir, puissant, sous la forme du cry qui est le sien :
-COOOONNNNQUÉRAAAAANNNTE !
Les silhouettes s'arrêtent et se tournent vers elle. L'une d'elle, tétanisée de voir la masse fondre sur elle, n'aura pas le temps de s'écarter bien qu'un mouvement soit esquissé : Guerroyant le heurte violemment d'une de ses épaules, celle-là même que Samsa, quelques minutes plus tôt, se plaisait à admirer dans son mouvement. Projeté, l'homme n'échappera pas au fil de l'épée qui le cueille en sus. C'en est fini pour lui. Des cris retentissent : ils cherchent à se réorganiser alors que Samsa fait une volte, prête à recommencer l'entreprise. Elle est très éloignée du point de chute d'Alcimane désormais et semble l'avoir oubliée pour se concentrer uniquement sur ses adversaires, à leur image. Ils sont deux à se diriger vers elle, déterminés à en découdre. Alors que Cerbère lance de nouveau Guerroyant dans leur direction, l'un des hommes, plus réfléchi que les autres, bande son arc et décoche une flèche qui vient trouver le poitrail du Cleveland Bay qui hennit de douleur. Il est vrai que si Samsa portait toujours un peu d'armure sur elle, ce n'était pas le cas pour sa monture qui se trouvait alors dépourvue de sa barde de poitrail habituelle en temps de guerre. L'animal s'effondre dans sa course, éjectant Samsa qui chute lourdement et manque de recevoir les six-cent-cinquante kilos de Guerroyant dessus. Lui se relève et s'enfuit au galop. Cerbère, gravement sonnée, ne peut encore bouger que par son expérience militaire : elle en a vu d'autres. Son instinct la pousse à bouger, à se relever, peu importe les blessures qu'elle pourrait avoir, si elle ne veut pas se faire achever comme un taureau à terre. Avec peine et moult déséquilibre, après avoir retrouvé par miracle son épée à tâtons, elle finit par se remettre sur pieds. Précaire. Blessée sans aucun doute, mais elle ignore encore où et à quel point.
Un pas, deux pas, trois pas.
Elle ne sait plus d'où elle vient. Autour d'elle, les chevaux ont disparu et elle ne distingue Alcimane nulle part. Se détachant devant elle, il n'y a que des silhouettes hostiles qui s'avancent rapidement, mais sont-ils tous là, focalisés sur elle ? Combien sont-ils, d'ailleurs, en tout ? D'autres ont-ils trouvé Alcimane ? Samsa a envie de la chercher mais elle sait que lorsque la bataille fait rage et fauche autour d'elle, il convient de ne pas s'arrêter, sous peine de condamner l'issue du combat en une défaite inévitable.
-Sales fils de pute... J'vous attends té marmonne-t-elle entre ses dents, le sang qui coule sur son visage de multiples plaies dues à la barbute venant les rougir. Dans ses yeux brun sombre brille désormais une flamme farouche qui la portera jusqu'au bout de ce combat.
* = paroles traduites de Pink Floyd - The Dogs of War
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