Samsa
- "Et jdirai bye bye à ma vie davant,
Bye bye même en pleurant,
Même si ça fait mal mal bien trop souvent ;
Paris, tes balles balles mont rendu vivant. " (Tibz - Bye bye)
Le Limousin était derrière, à tout le moins géographiquement, faute de l'être vraiment dans les esprits. Au matin, La Rochelle s'était offerte à la vue du groupe de voyageurs en mal de dégustation de crevettes. Samsa avait longuement inspiré l'air marin, les oreilles tintant aux cris des mouettes qui changeaient du meuglement des vaches limousines. C'était ici, à ce petit matin, qu'elle sentit la vie revenir en elle, en même temps que, paradoxalement, elle la quittait, comme un coureur s'effondre après avoir passé la ligne d'arrivée. Les derniers mois avaient été plus qu'éprouvants pour la Cerbère. "C'est fini" pensa-t-elle. "Rassure-toi, c'est fini".
Une auberge avait été investie, et le nombre de voyageurs avait posé un heureux problème : faute de place, il faudrait économiser une chambre, et Samsa s'était bien sûr casée dans celle d'Alcimane - ou inversement. Un excellent prétexte aux yeux de tous pour une intimité préservée - sans lui, il aurait fallu louvoyer, escalader la fenêtre tous les soirs pourquoi pas ! Ou accepter un éloignement nocturne le temps du séjour. Problème réglé. Arrivé à peine quelques heures plus tôt, le groupe prenait sans doute un repos mérité après une nuit de voyage soutenu. Samsa était possiblement la seule à ne pas dormir. Allongée sur le dos, elle regardait le plafond qu'elle ne distinguait qu'à peine grâce aux fins traits de lumières qui passaient les volets et les rideaux. Elle écoutait, distraitement, la respiration de sa compagne endormie à ses côtés. Ce n'était pas son esprit qui était tourmenté, c'était son âme - et c'était bien pire. Elle ressentait un poids colossal sur la poitrine, quelque chose qui l'étouffait d'autant plus qu'elle était à présent arrivée à l'aube d'une nouvelle liberté. Bis repetita du coureur qui s'effondre. Cerbère n'était pas une femme à chuter, considérant que lorsqu'elle arrivait à ses limites, ce n'était qu'une question de mental de les dépasser encore et encore. Elle avait raison, ne cédant que lorsqu'une faiblesse venait à s'insinuer dans son esprit, un petit "pourquoi ne pourrais-je pas arrêter ?" ou un "pourquoi je m'inflige ça ?" Le Devoir la tenait debout là où tout autre se serait écroulé mais, aujourd'hui, face à ce plafond, les questions se posent ; elle est arrivée, Alcimane est libre, pourquoi ne pourrait-elle pas se libérer elle aussi ? "Un bon Cerbère doit savoir quand lécher ses plaies" lui avait dit Mélissandre. C'était il y a des années mais Samsa a une mémoire exceptionnelle - très pratique dans le travail, peut-être un peu angoissant pour les autres dans la vie de tous les jours. Il était temps pour elle de lécher ses plaies.
Elle se tourna vers Alcimane que Morphée avait amené à lui tourner le dos et lui embrassa une épaule avec beaucoup de légèreté et de tendresse pour ne pas la réveiller. Une caresse aux mêmes propriétés se posa sur son bras et Cerbère s'extirpa du lit commun. Assise au bord de celui-ci, elle revêtit sa chemise de lin servant de tampon entre sa peau et sa cotte de mailles - qu'elle enfila aussi, avant sa chemise grise qui la recouvrit. Son haubert lui pesait un peu plus ces derniers temps lui semblait-il, mais il était aussi, un peu, sa carapace. Elle se sentait souvent nue sans lui, surtout quand elle n'allait pas bien. Elle se leva ensuite pour mettre ses braies et ses bottes, finissant par son épée qu'elle ceignit à sa taille. Exceptionnellement, les gantelets de combat ne seraient pas pris. A pas lents pour les rendre silencieux, elle s'approcha de la table pour laisser un mot à destination d'Alcimane, très simple, parce qu'elle ressentait l'urgence d'y aller : "je suis à la plage, au nord-ouest du port" - celle qu'on appellerait plus tard la plage de la Concurrence. Elle rejoignit ensuite son vieux beauceron qui dormait pour le réveiller doucement, lui intimant le silence d'un léger "sshhht..." Elle lui murmura de venir et sortit de la chambre sans bruits, prenant des précautions infinies pour refermer derrière elle.
Dehors, le soleil avait achevé de se lever aussi, et la vie de la ville semblait déjà entamée. L'odeur de poissons fraîchement pêchés se mêlait aux fruits de mer divers et prenait aux narines qui ne se trouvaient réchauffées que par le pain chaud sorti du four. Cerbère aurait pu flâner, profiter de l'ambiance, mais c'est d'autre chose dont elle avait envie, et elle continua ainsi son cheminement à pas soutenus vers la plage. Son vieux chien sentait l'empressement de sa maîtresse et faisait de son mieux pour forcer ses articulations encore froides. Les embruns chatouillèrent en premier le nez du Cerbère, puis elle entendit le son des vagues qui s'échouent inlassablement. Enfin, l'océan s'étendit devant elle. On le voyait déjà depuis la route de Saintes, de temps en temps - on le longeait même par instant -, mais de nuit, ça n'avait rien à voir avec ce qu'elle contemplait là. Elle se sentit faible sur ses jambes, presque émue, et commença à marcher sur le sable. La sensation était délicieuse. Elle y avait pourtant été "récemment" ; février ? Mars ? Mais il lui semblait qu'elle n'avait pas quitté le Limousin depuis son accident. Elle retira ses bottes à la moitié de la plage et continua à marcher vers l'eau, l'âme fébrile qui se demandait pourquoi on lui mettait une assiette de nourriture sous son nez à elle, qui était affamée, sans lui donner le droit de s'en repaître. "Encore un instant". L'eau froide recouvrit ses orteils et Samsa ferma les yeux en inspirant. Elle était arrivée, maintenant. Vraiment arrivée. Elle s'assit sur le sable et s'allongea, les bras en croix, comme une étoile de mer, appréciant le toucher du sable sur sa peau. Le soleil l'éblouissait légèrement malgré ses yeux fermés et elle sentait tout ce poids s'envoler, peu à peu, libérant sa poitrine que l'envergure de ses poumons se réappropriait.
Ces derniers mois avaient été éprouvants pour la Combattante ; il y avait eu son accident des royales, bien sûr. Un traumatisme qui s'était presque complètement calcifié avec les mois, un événement dont elle ne parlait plus, un destin qu'elle n'évoquait même plus, non par par renonciation, mais parce qu'elle ne le comprenait plus. Pour tout le monde, c'était un chien agressif ou un peu trop foufou qui l'avait renversée ; pour elle, c'était autre chose. Ce grand chien noir au poitrail blanc n'était pas n'importe quel chien, son acte n'avait pas pu être un hasard ; c'était forcément un message. Bien plus que ses séquelles physiques - vision troublée et obsessions mentales sur des choses ridicules - qui avaient fini par disparaître - encore que l'esprit semblait toujours chamboulé dans ses moments d'intense confusion -, les pires avaient été les séquelles psychologiques. Il y avait un sens à tout ça, Samsa en était persuadée, et elle ne comprenait pas lequel. Personne ne le comprenait, pire !, personne ne le voyait. A sa façon, subtilement, elle avait cherché de l'aide, elle qui n'en était pourtant que peu coutumière. Auprès d'Alcimane d'abord, qui, terre à terre pour ces choses-là, n'avait pu remettre Cerbère sur les rails. Auprès de Shawie, ensuite, qui n'avait pas compris, qui n'avait pas su quoi lui dire. Elle aurait pu auprès d'Alisa mais, quand elle s'était décidée, elle avait reçu un courrier de celle-ci emprunt de détresse ; appel à l'aide avorté. Aucun autre ne lui était aussi proche que ces trois femmes et Samsa s'était retrouvée seule, seule face à elle-même, seule face à cette montagne qui dépassait les nuages dans son coma, seule face à cette roche noire, lisse et tranchante, qu'elle avait pourtant à escalader. Cette souffrance due à l'incompréhension s'était couplée à l'immobilisme, choisi, pour rester avec sa compagne, la soutenir durant ses mandats, parce que c'était ça, l'essence de Cerbère : vivre pour autrui. Et, pour Samsa, poursuivre dans cette identité était le moyen de se relever ou, à tout le moins, de soulager la douleur.
L'aide salvatrice était venue, contre toute attente, la veille du départ de Limoges, de Dan. Ce bon Dan. Ce brave Dan ! Un homme que la vie ne semblait pas avoir épargné mais qui restait avec un certain sens pratique - bien que, parfois, l'esprit idéaliste de Samsa le qualifiait de cynique. Ils avaient quelques idées très opposées, mais il ne s'était pas laissé rebuter par les mots parfois durs, très tranchés, de la cheffe Treiscan. Étonnement, il avait même creusé l'origine de ces idées bien arrêtées, comme un archéologue opère jusqu'à pouvoir comprendre le fonctionnement de ce qu'il a sous les yeux et en déduire l'évolution jusqu'à ce qui est actuellement. Il avait évoqué le danger pour ses proches si Cerbère poursuivait sa route avec autant de détermination et d'empressement ; "serais-je courageuse renoncer à un projet honorable par crainte de la crasse et du déshonneur de certains de mes éventuels adversaires pardi ?" lui avait-elle demandé avec un sourire, la question faisant écho au fonctionnement de ses trois Principes capitaux qui sont l'Honneur, le Courage et la Loyauté, qu'elle lui avait expliqué plus tôt. Il lui avait répondu qu'il préférait en effet voir sa progéniture heureuse et en vie, comme tous ses proches, d'ailleurs. Cerbère, fataliste, consciente que pour rendre le monde meilleur, il fallait des sacrifices, avait simplement conclu que la question n'était pas là. "Je pense que certains idéaux sont inhumains. Louables, mais inhumains" avait-il ajouté. C'est là que la chaleur - plus tard, la lumière - s'était faite : inhumain. C'était comme poser un mot dans un emplacement qu'aucun autre n'avait pu combler. Son projet était inhumain ; son destin était inhumain. Samsa était vouée à sacrifier sa vie auprès de ses proches, ses proches eux-mêmes en un certain sens, pour réaliser ce pour quoi elle existait, qu'elle ne verrait sans doute jamais vraiment et qui pourrait ne jamais lui survivre. Inhumain. Elle avait ressenti une certaine tristesse à ce mot, comme on constate un fait qu'on ne peut pas changer et qu'on doit accepter, mais, défense de ce qui doit être, elle s'était ressaisie : elle ne pouvait pas accepter de voir ses enfants grandir dans ce monde aux prises avec ce marasme de plus en plus présent et puissant ! Cerbère, la Gardienne, la Protectrice, ne pouvait pas le permettre ! Que penseraient ses filles si rigoureusement éduquées si leur propre mère, ce Cerbère Conquérant et Combattant, abandonnait son combat par égoïsme ? Dan craignait que l'Animal ne meure prématurément, comme tous les autre avant lui. La Malédiction royale n'existe pas, lui avait expliqué Samsa. "Et les précédents souverains, tous morts en quelques mois ?" avait rétorqué Dan. "Ils n'en étaient pas dignes" avait répondu Cerbère, sans ciller, convaincue de la logique de la chose. Elle était persuadée que tout était une question de symbolique, de dignité, et pour elle qui baignait dans les plus grands récits du monde connu, le trône n'était que l'équivalent du siège périlleux de la quête du Graal dans les légendes arthuriennes. Le siège maudit, réservé à celui qui serait digne du Graal, celui qui mettrait fin au marasme du monde. Tous ceux qui s'étaient assis dessus et qui n'en avaient pas été dignes avaient été tués. Ce n'est pas à dire qu'en France, tous les souverains avaient forcément été mauvais dans leur rôle, ou qu'ils avaient été de mauvaises personnes, simplement que la barre était plus haute que ce qu'ils avaient été. C'est pour cela que, pour Samsa, la malédiction royale n'existait pas : il n'y avait pas de fatalité. Chaque nouveau souverain pouvait, peut-être, être celui qui serait digne et briser le cercle. "Ce n'est pas une question de dignité, c'est simplement que vous êtes en droit de prétendre à vivre votre vie avant de vous plonger dans votre destinée" avait été l'avis de Dan. C'est là que la lumière était arrivée. Cerbère n'existait pas pour elle-même, et lui dire "tu le peux" de but en blanc n'avait jamais convaincu l'Animal. "Tout est question de contexte" disait Alcimane. C'était vrai ; tout est question de contexte. Dan aurait pu sentir la faille, s'engouffrer dedans, enfoncer cet avis-là, mais il n'en avait rien fait ; il avait simplement continué de dérouler le fil, et tout avait pris un sens. Le sens. Sans qu'elle ne lui en ai jamais parlé, il parla de la colère, du chagrin, du désespoir. Il n'avait pas de chaleur spéciale dans la voix, comme quelqu'un qui aurait cherché à la réconforter ; il évoquait des faits, simplement. C'était bien, tant mieux, ça ne l'était pas, tant pis. C'avait été important pour Samsa, cette façon de faire ; la forme a toujours eu, chez elle, autant d'importance que le fond. Dan n'avait pas fait renoncer Cerbère à son destin, il ne lui avait pas demandé de renoncer comme d'autres avaient pu le lui demander, allant jusqu'à essayer de la convaincre ; il l'avait respectée. Il l'avait aidée. Il avait chassé le brouillard que le chien des royales avait fait tomber sur Samsa. Il lui avait fait comprendre le message, sans le lui dire, sans même qu'il ne le sache lui-même : Cerbère avait une autre mission. Quelque chose qu'elle n'avait pas encore accompli. Son Destin pouvait se réaliser n'importe quand mais, si elle le réalisait dans un futur trop proche, tout son travail ne tiendrait pas et son sacrifice serait vain. "Trop tôt". Tel avait été le message du grand chien. Alcimane le lui avait pourtant dit, mais sans doute trop brièvement, sans parvenir à le faire entendre à Samsa, parce qu'elle n'avait pas su la guider sur ses chemins anagogiques. Cerbère comprenait, à présent. Elle n'était pas l'épée, elle n'en était que la pointe, et les autres devaient en être le fil. Le brouillard s'était levé et, avec lui, la souffrance de la Combattante démunie. Elle devrait encore souffrir de voir le marasme étendre ses racines, elle devrait se mettre en colère, encore, se sentir impuissante devant l'injustice, mais rien de tout cela ne serait à moitié aussi douloureux que ce qu'elle avait ressenti dans sa perdition ; elle savait désormais que le simple fait de vivre était déjà combattre, que le simple fait de vivre selon ses Principes et heureuse, c'était déjà rendre le monde meilleur, et que si ce n'était pas la finalité de son Destin, c'en était en tout cas le Sens.
Elle revint naturellement de sa méditation intérieure qui lui avait permis de remettre de l'ordre dans son âme tourmentée. Libre, aussi, son esprit avait savouré longuement de savoir son enveloppe corporelle ailleurs ; il avait un besoin viscéral de voir d'autres paysages, d'autres gens, d'avoir des projets pour le lendemain qui impliquaient un environnement nouveau. Cette absence mentale de Samsa avait ainsi permis à son esprit de purger ses souffrances emmagasinées jusqu'ici. Peu à peu, elle reprit conscience des sons autour d'elle : les mouettes, les vagues qui continuaient à mouiller ses pieds par intermittence régulières, quelques cris d'hommes lointain au port, les aboiements de son chien, aussi. Elle rouvrit lentement les yeux, éblouie par le soleil qui ne s'était pas arrêté durant la demi-heure d'absence de Samsa. Elle entendait son vieux compagnon courir dans le sable et se redressa sur un coude pour le regarder, les yeux encore un peu plissés et un sourire étiré. Il était heureux, un peu foufou, d'être là, dans un endroit "nouveau" dont il pouvait profiter. Et puis, l'océan... qui n'aime pas y être ? Il vient en courant vers Samsa, haletant, jouant tout seul.
-Argh, non ! Je reste allongée, je suis bien pardi. Je jouerais avec toi plus tard ; tu es vieux mais tu cours toujours plus vite que moi !
Elle chassa un peu de sable qu'il lui avait envoyé malencontreusement et se rallongea en fermant les yeux. Cette fois, elle voulait simplement ressentir le monde autour d'elle et profiter de cette paix.
Quelques minutes plus tard, elle entendit le bruit d'un chien qui marche, s'approchant d'elle.
Sans rouvrir les yeux, elle le sentit se coucher, perpendiculaire à elle, et faire paisiblement reposer sa tête sur sa poitrine.
Elle posa une de ses mains sur la tête du chien pour le caresser et le gratter légèrement, esquissant un sourire à songer que son vieux beauceron noir et feu avait finalement choisi de venir partager la paix intérieure de sa maîtresse.
Elle ne saurait jamais que le chien qui faisait reposer sa tête, apaisé, était noir avec le poitrail blanc.
Sans rouvrir les yeux, elle le sentit se coucher, perpendiculaire à elle, et faire paisiblement reposer sa tête sur sa poitrine.
Elle posa une de ses mains sur la tête du chien pour le caresser et le gratter légèrement, esquissant un sourire à songer que son vieux beauceron noir et feu avait finalement choisi de venir partager la paix intérieure de sa maîtresse.
Elle ne saurait jamais que le chien qui faisait reposer sa tête, apaisé, était noir avec le poitrail blanc.
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