Samsa
- "J'tournais la manivelle.
Et moi, pendant ce temps-là,
Je chantais dans les bois." (Wazoo - La manivelle)
Samsa avait rallié Ventadour depuis La Trémouille, allant par delà les champs, les plaines et les forêts. Ne passez pas par Limoges, ne déposez pas vos écus. Heureusement, car ça lui servirait bientôt. Elle avait regardé, tout de même, de loin, les murailles de la ville. Des sentinelles l'avaient reconnue et elle avait levé la main pour saluer autant que pour assurer que tout allait bien avant de poursuivre vers le sud-est. Les oiseaux chantaient et, bien que Cerbère ne puisse en suivre le rythme, elle avait siffloté légèrement au pas tranquille de Guerroyant. Le trajet avait été paisible - pas une âme qui vive croisée, si on excluait les animaux -, mais l'esprit de Samsa s'était torturé la moitié du chemin. Il lui fallait un plan. Un plan de survie mentale. Il lui fallait oublier qu'elle n'avait pas entrepris de véritable voyage depuis presque sept mois, oublier qu'à cette heure, elle aurait dû être en pleine dégustation des fromages d'Alcimane en Armagnac, oublier qu'elle n'était pas en haut d'une montagne pour admirer les étoiles, oublier qu'elle ne partageait pas avec Alcimane la position de cette petite clairière toulousaine inconnue de tous où poussait un tapis de fleurs colorées sur lequel il faisait bon de s'allonger. Oublier. Elle aurait pu continuer à se confronter à la dure réalité des choses, mais le danger résidait en la dernière ligne qu'il était impossible de repousser ; et cette ligne-là, Samsa ne la connaissait pas. Elle pouvait repousser toutes ses limites, mais en tout être humain, il y en a toujours au moins qui ne peut pas reculer. La plupart des gens pensent la connaître, ils savent quand ils ne peuvent pas aller plus loin, mais Cerbère ignore cela ; jusqu'à ce qu'elle explose en plein vol. Cerbère est une cocotte-minute. Et à toute cocotte-minute, il faut une soupape pour empêcher la pression d'augmenter - faute de la faire descendre - à partir d'un certain point et ainsi éviter l'explosion et l'autodestruction. Les voyages étaient cela pour elle mais, sachant cet échappatoire-là bouché, et sa compagne si douée à l'apaiser absente, il lui fallait en trouver un autre.
[En exil choisi de mauvaise grâce - jour 2]
En arrivant à Ventadour, Samsa avait son plan mais manifestait des signes d'inconfort mental : elle se frottait souvent la tête, que ce fut l'arrière, le côté ou le front - peut-être surtout le front. Ce n'était pas chose facile pour elle que d'admettre qu'elle n'était pas capable de tenir plus à ce rythme et qu'il lui fallait appliquer une stratégie d'évitement - car c'est bien là ce qu'elle avait prévu. Ça lui était d'autant plus difficile qu'elle avait subi un traumatisme crânien six mois plus tôt et que le cerveau, superbe machine, met plus de temps à se réparer complètement qu'un os brisé. Elle n'avait gardé aucune séquelle physique ou motrice, elle avait récupéré toutes ses facultés, sa capacité à se surcharger de travail et de stratégie, mais son lobe frontal - impliqué dans la planification, la prise de décisions et le raisonnement notamment - venu s'écraser contre son front dans sa terrible chute manquait encore de récupération - ou de rééducation. Lorsque Samsa se sentait surchargée d'informations importantes ou d'émotions un peu trop contradictoires, elle devenait confuse dans ses paroles, dispersée, faisant des focus sur des choses parfois superficielles, comme lors de la sortie de son coma. Ce n'était que des épisodes rares et très brefs, voués à disparaître, mais ils étaient désagréables parce que la nature de Cerbère continuait à savoir où aller et quoi faire - pire, elle avait connaissance de ces épisodes -, et deux schémas mentaux se confrontaient ainsi. La stratégie d'évitement que Samsa avait choisi d'appliquer n'avait pas aidé la période de prise de cette décision et sa planification. La bonne nouvelle, c'est que Samsa était Cerbère, que Cerbère avait trois têtes, et que trois schémas mentaux pouvaient ainsi cohabiter. Sans doute un des rares avantages à avoir été schizophrène.
-Je vais donc vous prendre... quatre saucissons pardi.
L'artisan lardeur hocha la tête et lui décrocha quatre saucissons avant de les lui tendre en échange de l'argent que Samsa lui présentait. Ils se saluèrent et la Combattante sortit de l'échoppe. A quelques pas, une vieille charrette en piteux état stationnait, attelée à Guerroyant. Chapman horse, destiné à tirer des charrettes dans son pays d'origine qu'était l'Angleterre, le demi-sang n'était pas dépaysé et montrait encore l'étendue des qualités de sa race que Samsa avait adoptée comme celle de sa famille. Cerbère sourit en lui passant la viande séchée sous le nez.
-Ça, c'est pour moi té !
N'appréciant pas vraiment l'odeur, l'étalon releva la tête, incommodé. Samsa monta sur la place du cocher et déposa les saucissons à l'arrière déjà bien chargé : elle avait acheté - outre la charrette pour une bouchée de pain - un fût de whisky, onze livres d'avoine et de viande salée, huit de carottes, cinq de pois, du pain en quantité, une couverture en laine fine et une hache de taille moyenne - ainsi que quelques outils de piètres importances et de la corde. Elle n'avait pas omis de prendre de quoi écrire, toujours. Finalement, le seul endroit qui se trouvait allégé était sa bourse, dans laquelle il ne restait plus qu'une douzaine d'écus.
-Yap ! ordonna-t-elle en claquant un peu les rênes avant de se retourner vers sa cargaison. Si tu touches mon saucisson, c'est toi que je mange quand on sera arrivés té !
Falco, le vieux beauceron qui était aussi du voyage, ne sembla même pas réagir. Bien éduqué, il savait qu'il n'avait pas le droit de manger ce qu'on ne lui donnait pas expressément, et il était trop vieux maintenant pour changer ses acquis.
Le petit convoi quitta Ventadour en direction du sud-ouest, allant au pas durant un peu plus d'une heure, passant des plaines et douces collines à la forêt, avant de bifurquer vers le nord après un arbre mort, quittant ainsi le chemin. L'Animal avait eu le temps de parcourir le Limousin en long, en large et en travers durant ses mois d'attente, et son âme voyageuse avait su mémoriser des endroits intéressants. Juste avant de quitter le chemin, Samsa avait arrêté Guerroyant et fermé les yeux un instant.
Une de ses facultés mentales résidait en sa capacité à changer rapidement d'attitude : du calme le plus serein à la colère la plus brute, avant une décrue toute aussi vive vers une douceur incarnée. Passer de la bienveillance à la méchanceté - et inversement - en une seconde. Les émotions de Samsa ne se mélangeaient pas, ou, du moins, ne les mélangeait-elle pas. Chaque émotion était clairement identifiable : la colère n'était pas l'agacement, et l'agacement n'était pas la crispation. Tout était bien compartimenté, et cela lui permettait de maîtriser l'ouverture et la fermeture des portes de chacun de ces compartiments ; même s'ils débordaient parfois, ils ne se mêlaient pas. Ainsi décidait-elle qu'après cet arbre mort, elle serait ce qu'il lui faut être pour soulager sa douleur et sa pression interne, mais que lorsqu'elle reviendrait sur le chemin, elle redeviendrait du même temps celle qu'elle était au quotidien, et laisserait derrière elle les permissions accordées. Les portes se refermeraient aussi sec. Ça n'avait rien de douloureux ou de contraignant : il y a un temps pour tout et un moment pour toute chose. D'autres mises au point furent faites avant que Samsa n'eut passé l'arbre mort. A partir de maintenant, elle était dans une bulle : elle n'était pas vraiment en Limousin, elle était ailleurs. Elle ne savait pas où, mais pas là. Pourtant, Alcimane n'était pas loin, elle savait cela aussi ; elle le lui disait depuis le début, elle n'avait ni intérêt, ni bonheur, à aller en voyage sans elle, au risque certain même de souffrir de vivre sans pouvoir lui partager. C'est ce qui s'était passé quand elle avait été en promenade poitevine, il y a trois mois, marquée des échanges et des regrets lus en leurs lettres.
Au bout d'une vingtaine de minutes, le trio - presque - animalier arriva dans une zone dégagée en bordure de rivière - la Montane. L'eau y coulait paisiblement et les lieux étaient ainsi relativement calmes. Samsa sauta à bas de la charrette en clamant joyeusement qu'ils étaient arrivés et entreprit de faire un enclos en corde pour son cheval, s'aidant des arbres comme piliers. Elle y libéra ensuite Guerroyant et put commencer à installer son camp.
-Retour aux sources, mon chien ! La roture. Un des refuges de Samsa qui sait que quand on n'arrive plus à avancer, il faut prendre appui sur ses bases, pour peu qu'on ait pris le soin de bien les ancrer - ce qu'elle a fait. Comme quand on voyageait, tu te souviens pardi ? Ah, je sais bien ; tu préfèrerais te cantonner aux nuits à l'intérieur maintenant, mais tu sais ce que je dis toujours pardi ? Il y a des avantages et des inconvénients à tout. Il faut donc accepter les choses avec philosophie ; là, tu vas te plaindre de ne pas avoir de toit sur la tête, mais hier, tu te plaignais de ne pas être dehors, tu vois ? Alors profite pardi. On rentrera.
Elle ne savait pas quand, personne ne semblait savoir quand ; personne ne voulait se mettre d'objectif à atteindre pour repartir. Mais un jour, Alcimane lui écrirait "j'en ai marre, et si on repartait ?" ou "le mille-pattes a changé d'arbre, je répète, le mille-patte a changé d'arbre", ou encore "j'ai envie de vous, si on envoyait le monde entier se faire foutre pour quelques jours ?" et ce jour-là, Cerbère répondrait présente, parce que c'était ces jours-là qu'elle attendait, n'importe lequel d'entre eux ou tous en même temps.
-Tu as faim ? J'ai acheté un peu de viande fraîche pour toi ce soir, le temps que l'autre dessale cette nuit, dit-elle en allant à la charrette pour mettre de la viande salée dans l'eau de la rivière afin de la dessaler, et prendre la ration de Falco au passage.
Elle la lui servit et s'occupa, pour elle, d'allumer un feu. Bouillie d'avoine au menu. Alcimane serait ravie et Samsa sourit un peu, seule. Elle donna un petit contenant d'avoine à Guerroyant pendant que son repas chauffait et apprécia observer le jour faire place au crépuscule en buvant du whisky. A la fin de son dîner, elle amena les ustensiles - une vieille casserole et son assiette de bois - à la rivière pour les laver. Faire la vaisselle. Ça aussi, ça aurait enchanté Alcimane. Cerbère se tourna vers son chien en train de boire en souriant avec amusement.
-Tu sais, je suis très mauvaise musicienne, mais j'adore la musique pardi. Tu te souviens quand on chantait avec Zyg sur les routes ? Tu étais jeune encore. J'ai envie de chanter pardi. Quelque chose d'amusant un peu !
Le chien la regardait à présent. Il ne comprenait rien des mots de Samsa, mais il comprenait ses émotions, ses énergies. Les chiens savaient cela, et Falco connaissait sa maîtresse, en plus. C'est pour cela que Samsa parlait aux chiens qu'elle considérait comme des compagnons, mais très peu voire pas aux chevaux qu'elle considérait comme des partenaires.
Samsa lui sourit et regarda l'écuelle dans sa main. Elle aurait voulu partager cela avec Alcimane. Elle lui écrirait pour lui raconter, mais ça la rendait nostalgique et, pour éviter la franche tristesse, elle lutta par une improvisation que le whisky aida sans doute.
-Imagine... de la harpe pardi. Nostalgie et lutte contre la tristesse.
Moi je fais la vaisselle pardi.
C'est bête, mais je suis faite comme ça.
Je la veux vraiment belle,
Sinon... Une seconde blanc avant l'évidence : Eh beh j'la fais pas !
Tout en douceeeeuuuur... en moins d'une heeeuuure !
Et je frotte si foooort - elle frotte vivement l'écuelle avant de presque la caresser - que les plats s'en souvieeeennent.
Je la trempe d'abooord - elle fait en même temps -, ça fait moins de problèèèmes té.
Si je POUVAAIIIIS la faire briller, de TOOUUUS côtés ! Elle se lève et se retourne, chanteuse à fond dans sa prestation, les bras écartés.
Si je SAVAAIIIS où la ranger ! Elle s'apaise un brin.
Je n'veux paaaas la voir sur un égouttoir pardi...
La vaisselle doit être essuyée
Aussitôôôôôôôôt...
Sortie de l'eau. Elle essuie l'écuelle avec un chiffon ramené.
- Eh, Alcy ! Si pouviez écouter ça pardi ! Vous admireriez la double prestation, chanteuse ET conteuse ! -
Moi je fais la vaisselle...
Eh bien, pas moi. Samsa a fait une petite voix à l'accent plus chantant pour imiter - à tous le moins, grossir le trait de l'imitation - d'Alcimane.
Je suis faite comme ça pardi.
Tant pis pour toi. Le vous ne rimait pas, et tout le monde sait que la rime l'emporte toujours.
Je la veux vraiment belle,
C'est un peu gras.
Sinon, je ne mange pas.
Là, je n'y crois paaaaas ! Évidemment.
Tout en douceeeuuur, mieux que... du beeeuuuurre !
Si je POUVAAIIIS la faire briller, de tous côtés !
Vous n'y arriverez jamaaaiiis !
Si je SAVAAIIIS où la ranger ! Elle donnait de la voix et y mettait du cur.
Des traces de doigts... !
Je n'veux pas la voir
Il y en a des tas.
Sur cet éééégooouuuttoooooiiiir !
Y'A DES POILS !
La vaisselle doit être essuyée...
AUSSITÔÔÔÔÔT...
Samsa était à présent totalement à fond dans sa performance, la gestuelle en plus, semblant parfois s'adresser à son écuelle.
Enfin je VAAIIIIS la faire briller, de tous côtés !
Vous n'y arriverez jamaaaiiis !
C'est sûr, je sais oooùùù la ranger pardi !
C'est pas gagné.
Jetez-moi ce soir
Il y a peu d'espoir.
Ce sale égouttoir
La vaisselle !
La vaisselle ! doit être essuyée
AUSSITÔÔÔÔÔT...
SOOOORTIE DE L'EEEAAAUUUU !*
Les bras écartés, debout et le visage vers le ciel crépusculaire, l'écuelle en bois goutte dans sa main. Cerbère reste quelques secondes ainsi, et revient subitement à elle pour essuyer rapidement sa vaisselle - illustration de chanson. Son chien, et même son cheval qui s'est arrêté de brouter, la regardent, stupéfaits et les oreilles dressées.
Samsa les regarde à son tour et rit, provoquant peu après la reprise de broutage de Guerroyant pour qui le spectacle est passé.
Cerbère, elle, est entrée dans sa petite folie lui permettant d'oublier le monde extérieur et de mettre une pause fragile et éphémère sur l'attente qui la ronge.
* = paroles de Chanson plus bifluorée - Moi je fais la vaisselle
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