Jhoannes
- Dix ans après, il était revenu à l'endroit où la terre avait avalé Le Puy, et il y avait traîné son épouse elle, qui avait échappé un rire incrédule quand il lui avait raconté cette histoire l'hiver dernier. Non, il était pas sur les lieux au moment du drame, mais il avait lu un témoignage sur une impression. Même qu'il s'était pointé ensuite pour aller regarder la grosse crevasse dans le blanc des yeux. Sauf qu'elle voulait pas gober cette affaire, c'était trop gros. Il lui aurait bien répondu qu'elle en avait gobé des pires, mais il avait préféré se la boucler et patienter. Un jour, un jour sa Blondeur, tu verras comme j'ai raison et comme tu as tort. Alors lorsqu'ils s'étaient enfin échappés de Limoges pour rejoindre la mer au sud, Jhoannes avait clairement sauté sur l'occasion. Après un brusque virage à bâbord sur un carrefour où une pancarte moussue indiquait Le Puy sans plus trop y croire elle-même en son âme de pancarte, ils s'étaient cogné la montée nocturne jusqu'aux ruines de la ville, elle, lui, chacun sa charrette et deux saloperies de chevaux attelés à tout ça. Le cheval, la bête la moins fiable du règne animal, qui se chie dessus dès que l'ombre de son sabot casse une branche. Les baudets, au moins, c'est du béton.
Au flanc de la danoise, quelques heures plus tard, il avait rouvert les paupières sur les vestiges de l'ancien cur de la cité. Un fantôme de cathédrale, démoli et lézardé, dominait toujours le lieu. Une longue et large faille, aujourd'hui recouverte de vert et encore dégueulante de décombres, déchirait la place en deux jusqu'aux pavés du parvis. C'était là, en janvier de 1459, que les villageois avaient entendu un grondement sourd venu d'ils ne savaient où, et que tout s'était mis à trembler ensuite, les murs, les commodes et les verres d'eau, et que la terre s'était ouverte en deux. Sauf qu'au lieu de donner naissance à un nouveau monstre incroyable, elle avait englouti les choses et les gens. En tout cas c'est le souvenir qu'il s'était construit du drame, après avoir lu trois fois la feuille de chou qui le relatait. N'empêche que l'endroit témoignait pour lui-même, même une décennie plus tard, même après que la nature ait lentement repris ses droits sur les bâtiments écroulés et les pillards fouillé les restes pour faire leur beurre. De nuit, on s'en rendait peut-être pas franchement compte mais là au petit jour, ça sautait aux mirettes. Il braqua un regard sur la blonde encore endormie, puis sur son ventre à la blonde, porteur d'un petit pois en devenir.
Alors, c'est pas un romantique ton père ? Pèlerinage en lieu de massacre pour les vacances en amoureux, check.
Il se sentait con, comme souvent. Sans doute parce qu'il l'était réellement sur les bords, qu'il songea en quittant leur pieu de fortune. Il entassa ses fringues de la veille sous un bras, cala ses bottes sous l'autre et fit un détour par une des charrettes pour attraper un linge au passage. Descendant la Grand-Rue défoncée où fanait déjà le chèvrefeuille, défrusqué comme au premier jour de sa naissance personne pour venir te coller une affaire pour trouble à l'ordre public au cul dans une nécropole il rejoignit un cours d'eau qui coulait sous le pont du Puy, et dont il ignorait le nom, pour une toilette matinale à la fraîche. Le soleil commençait déjà à faire comprendre qu'il allait encore cogner dur aujourd'hui. Le barbu laissa tomber son fion dans la terre pour tendre ses guiboles dans la flotte, et en recueillit plusieurs fois entre ses mains en coupe pour s'asperger la tronche. Le couac de la discussion de la veille lui revint en tête. Un énième petit couac, un couac de trois fois rien. Un tout petit loupé. Une réponse sortie trop tôt des usines de sa pensée, pas poncée, pas polie aux angles, et qu'il avait eu du mal à s'expliquer lui-même sur l'instant, tant elle le trahissait, et sans qu'il parvienne à mettre le doigt sur le pourquoi.
Citation:
ASTANA Vous auriez pu memmener dans une auberge cinq étoiles quand même
Astana sourit en coin, dos à lui.
Jhoannes qui commençait à se demander s'il avait mal fait, la prend un peu au mot et lâche un très bas mais sincère :
JHOANNES Désolé. Dem... Demain on retrouve une ville, promis.
Astana salarme au ton, se tourne vivement pour laviser et lui pose rapidement une main sur le torse.
ASTANA Hé Johannes. Jdeconnais. Je jte taquinais. Quest-ce quil y a ?
Jhoannes pose le bout de ses doigts contre le dos de sa main.
JHOANNES N... non mais j'aurais dû réfléchir avant de t'amener là, en plus avec la gosse en route...
Astana plisse un front soucieux, sallonge à ses côtés, sur le flanc pour lui faire plus ou moins face et approche le museau pour lui déposer un baiser dans le cou.
ASTANA Jai fait la guerre avec Hazel dans le ventre, tu las dit toi même. Cest pas lascension de la petite pente du Puy qui va mfaire peur. Je suis contente dêtre là.
JHOANNES C'est casse-gueule quand même...
Jhoannes dodeline en frottant la tête contre sa manche et tourne le nez vers elle.
JHOANNES Comment tu t'sens, au fait ?
Astana songe sérieusement à renommer Johannes lEsquive, à la place de la Fugue. Étire un sourire.
ASTANA Jme sens bien. Tes heureux ?
Jhoannes hoche doucement la tête.
JHOANNES ça va.
Jhoannes tique. Non, c'est pas du tout ça qu'il avait en tête.
JHOANNES Al... alors oui. Si.
Astana hausse les sourcils. Ah oui quand même.
Astana sourit en coin, dos à lui.
Jhoannes qui commençait à se demander s'il avait mal fait, la prend un peu au mot et lâche un très bas mais sincère :
JHOANNES Désolé. Dem... Demain on retrouve une ville, promis.
Astana salarme au ton, se tourne vivement pour laviser et lui pose rapidement une main sur le torse.
ASTANA Hé Johannes. Jdeconnais. Je jte taquinais. Quest-ce quil y a ?
Jhoannes pose le bout de ses doigts contre le dos de sa main.
JHOANNES N... non mais j'aurais dû réfléchir avant de t'amener là, en plus avec la gosse en route...
Astana plisse un front soucieux, sallonge à ses côtés, sur le flanc pour lui faire plus ou moins face et approche le museau pour lui déposer un baiser dans le cou.
ASTANA Jai fait la guerre avec Hazel dans le ventre, tu las dit toi même. Cest pas lascension de la petite pente du Puy qui va mfaire peur. Je suis contente dêtre là.
JHOANNES C'est casse-gueule quand même...
Jhoannes dodeline en frottant la tête contre sa manche et tourne le nez vers elle.
JHOANNES Comment tu t'sens, au fait ?
Astana songe sérieusement à renommer Johannes lEsquive, à la place de la Fugue. Étire un sourire.
ASTANA Jme sens bien. Tes heureux ?
Jhoannes hoche doucement la tête.
JHOANNES ça va.
Jhoannes tique. Non, c'est pas du tout ça qu'il avait en tête.
JHOANNES Al... alors oui. Si.
Astana hausse les sourcils. Ah oui quand même.
- À ses mains, il lui restait huit doigts, et il planquait cette perte en portant des mitaines lorsqu'il frayait avec la société. Par pudeur, au départ, et puis par sorte de coquetterie ensuite. Bien la seule qu'il s'autorisa quotidiennement. Il en payait le prix les étés, et entre ses jointures qui marinaient sous le cuir en plein cagnard, s'étaient formées des plaques rouges qu'il ne pouvait s'empêcher de gratter pendant la nuit. Occupé à rincer ses croûtes à l'eau claire, Jhoannes ressassait encore sa bourde en se félicitant intérieurement. Bien joué, champion. Encore une comme ça et on te file les palmes d'honneur. Noteras que t'es pas con uniquement sur les bords, dans des moments pareils, non, t'es con jusqu'au trognon mon gars. Le barbu coula un regard vers ses braies qui gisaient à côté de lui, dont l'une des poches abritait un caillou, nommé Caillou, son fidèle et unique emmerdeur serviteur, sa petite voix intérieure, verte, gardienne des coffres de sa conscience, plus particulièrement de ceux qui renfermaient les trucs qui puent et qu'on veut pas forcément s'avouer tous les quarts d'heure. Il l'entendait déjà, en train d'agiter le trousseau de clefs en cadence avec la petite brise languedocienne qui venait lui rétrécir les burnes.
Eh bien ? On est pas heureux ?
Si. Surtout ces derniers jours.
Mais... ?
Mais... rien ?
Mais...
Mais on est heureux en sursis. Parce qu'après l'aller, il y aura le retour, et qu'au bout du tunnel, c'est Limoges, et une vie dont certaines pièces combinées lui donnaient sur les nerfs depuis des mois malgré ses efforts. La vie avec Astana, c'était un gros gâteau avec des parts douces et avec des parts amères, ça il le savait. Mais il y avait un grumeau qui passait pas. Un grumeau du nom de Kriev. Un noyau de farine faisandée qui se faufilait peu à peu dans toutes les portions. Dès la première rencontre, il avait pas pu l'encadrer, et la loi de réciprocité avait frappé. Aujourd'hui, il pouvait l'encadrer. Il l'aurait pas accroché au mur de la cheminée non plus, mais il pouvait. Enfin, il aurait pu, plus exactement, si les choses s'étaient passées différemment. Là, il se matait le film des derniers mois, où il avait assisté, impuissant, à la naissance de leur allégeance, intime et dissimulée, finissant par se réduire lui-même à devenir muet, puis à les fuir pour pas trop douiller. Et c'était pas affaire de cul, il la croyait, quand elle disait que non. Mais c'était affaire, quand même, et les mots de la danoise venaient s'emplâtrer pleine balle dans les bribes de réalité dont il supportait d'être témoin ; d'une attirance incarnée tout de même, qu'il n'entravait absolument pas.
Y avait une dissonance, entre le discours qu'elle lui donnait, et le changement qu'il voyait s'opérer en elle dès que l'autre mousquetaire se pointait dans la pièce. Et à sons sens, au barbu, ils cochaient pas mal de cases sur le formulaire des amoureux. Au final, il savait bien, rationnellement, que c'était pas tant ce type, le problème. Lui ou un autre, ça aurait pas changé la forme du gadin pointu qu'il se traînait dans la botte la gauche, côté cur. Alors c'est quoi ou c'est qui ?, qu'il s'interrogeait, en immergeant sa carcasse dans l'eau. Caillou se mit à gigoter sur sa chaise, depuis le fond de la salle de classe, près du radiateur, en agitant son bras pour pas crier qu'il avait la réponse. Y a des gens qui essaient de travailler à côté. Jhoannes, les orteils dans la vase, grattait nerveusement ses chairs le peu que son corps, qui avait décidé de commencer à se momifier bien avant sa mort, voulait bien garder en réserve entre la peau et l'os et Caillou trépignait toujours en tentant d'attirer son attention, en traçant d'amples mouvements dans l'air pour le guider sur la piste d'atterrissage des vérités qui font pas tant plaisir à entendre. Arrête de te laver avec tes ongles, aujourd'hui, c'est le cancre qui va rendre la meilleure dissertation.
C'est ta face le problème ! Tu peux te remplir les oreilles d'eau, ça sert à que dalle ! Tu m'entendras quand même. Écoute, ton caillou. Là. L'embrouille dans ce lot, c'est que tu es en train de changer de caractère. Enfin t'as l'impression. Parce que d'habitude, c'est le genre d'affaires dont t'aurais rien à carrer. Et c'est normal, puisque tu te fais un point d'honneur inexplicable, et inexpliqué, à t'en battre les rouleaux, de tout ce qui se passe autour de toi. Espèce de vieux péteux prétentieux. Sauf que quand ça touche à la danoise... tout de suite, c'est vachement plus compliqué, d'en avoir rien à fiche. Elle là, c'est une part de toi à vif. On le sait, et on y peut rien. Alors jusqu'ici, tu te la coulais quasiment peinard face aux évènements désagréables, et t'arrivais même à pas être trop gland dans tes réactions. Mais sans gloire, mec. C'est facile, d'accepter ce qui peut pas t'atteindre. Tout de suite moins simple, de répondre bien, quand on a mal.
Le visage fermé, Jhoannes se hissa sur la berge, s'enroula dans le linge et fureta dans son pantacourt quinzième siècle pour en extirper Caillou, sous sa forme réelle de caillasse, qu'il soupesa dans sa paume puis menaça de balancer à la flotte.
HÉ HO !
Tss. J'déconnais. T'as eu peur ?
Vexé comme un pou, Caillou se retira dans les tréfonds de sa conscience pour aller faire du boudin en bonne et due forme. Le barbu, lui, se sécha à l'arrachage, renfila ses vêtements histoire de sentir la sueur après avoir pris un bain et refit chemin en sens inverse, jusqu'à la cathédrale démolie, la crevasse inquiétante dans la terre et la blonde qu'il avait laissée pas loin de là. Il revint s'allonger auprès d'elle, appuya un baiser au-dessus de son nombril nu, puis son front contre ses seins. Je t'offre le bonheur de sentir des tifs mouillés contre sa peau au réveil, sa Blondeur. Mais tu m'excuseras, c'est bien un des rares endroits ici-bas qui fasse taire les voix, la verte et les autres, et endormir l'araignée qui tisse des toiles d'horreur dans mon crâne. Et puis tu voulais voir Le Puy sous le soleil, et t'avais dit que tu préparerais le petit-déj. Lorsqu'il sentit qu'elle sortait des vapes à son tour, il tourna dans son esprit la page noircie et raturée du vingt-trois juillet 1469 pour entamer un feuillet neuf, vierge d'un nouveau jour où ils pourraient noter plein de nouvelles conneries entre les instants lumineux, un jour qui démarra par :
- « Bah ? Ils sont pas cuits les ufs ? »
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En noir c'est Jhoannes. En vert c'est Caillou, une de ses voix intérieures. Caillou est vil. Et gros merci à JD Griselidis pour la ban.