Samsa
- "Et je veux que ma fureur soit légitime,
Et je veux ma fureur pour moi toute seule,
Et j'ai besoin de n'avoir aucun contrôle sur ma fureur,
Et je veux que ma fureur soit moi,
Et j'ai besoin de libérer ma fureur ;
De la libérer."*
Elle ne les avait pas vus la suivre depuis l'Anjou. Elle ne les avait pas vus, alors qu'elle retrouvait Alcimane et découvrait la paix de Chalucet. Elle ne les avait pas vu, alors que, assise par terre à surveiller Keunotor se baigner dans la Vienne, elle tentait d'apaiser son âme encore récemment secouée de l'ascenseur émotionnel de la guerre. Elle croyait, naïvement, qu'elle s'en sortirait. Elle croyait qu'elle avait compris les choses, que le monde tournait bien comme elle le pensait, mais chaque mètre sur lequel elle se fait désormais trainer lui rappelle ses profondes désillusions. Ils sont trois gardes angevins. Ils sont venus la chercher en taverne, un soir alors que la nuit était déjà tombée, à Ventadour. Sous les yeux de Thaïs et Alcimane, ils l'ont emmenée de force alors que l'incompréhension tentait vainement de les garder à distance, ne serait-ce que le temps de comprendre. Dehors, hors de la vue des deux femmes, ils l'ont frappée pour la mater, pour qu'ils puissent la maîtriser et mieux l'emmener, ils l'ont dépossédé de son épée et de son couteau laissés à l'abandon sur le chemin - trop occupés -, et si elle a fini par ne plus que faiblement se débattre sous le coup de la douleur et de la confusion, elle n'a pas cessé de les fustiger.
-LÂCHEZ-MOI PUTAIN, RATS DES MARAIS PARDI ! EH ! NE ME TOUCHE PAS, SALE MERDE ! TA MÈRE LA CATIN, CA RIME AVEC ANGEVIN !
-LA FERME ! Tu sais ce qui rime avec Lys ? Saucisse ! T'aimes ça ? Tu veux voir la mienne, uh ?
-P'tain Will, c'est dégueulasse, la trempe pas n'importe où, t'es déjà assez laid comme ça.
-C'est ça, cache ton asticot dans tes braies mouillées, sagouin pardi !
Un nouveau coup de poing au ventre vint couper le flot d'insultes de Samsa qui ne fit plus comme bruit qu'une toux douloureuse.
-AVANCE ! Putain, t'as cru qu'on avait que ça à foutre ?!
-Vivement le retour à l'archiplat. Depuis combien de temps grimpe-t-on ?
-J'ai mal aux pieds. On n'a qu'à s'arrêter pour la nuit, regardez, là, c'est quoi ? demanda un des gardes en pointant avec sa torche, dans la nuit, une silhouette qui se découpait non loin. Le dénommé Will' plissa les yeux, tenant au bout d'un de ses bras une royaliste pas décidée à avancer qu'il devait plus trainer qu'accompagner.
-On dirait une baraque.
-Très bien.
Ils s'y dirigèrent alors que, le souffle retrouvé, Samsa se remettait à hurler de nombreuses insultes. Elle espérait que cela serait entendu par les habitants de la maison, isolée, bâtie en pierres et au toit solidement fait de tuiles. Ce n'était pas une résidence de paysans, c'était certain. Lassé par ses cris, l'un des gardes l'attrapa par derrière pour l'étrangler de l'angle de son coude, bâillonnant sa bouche de l'autre main. Lorsque Samsa tapa de ses pieds vers les genoux de l'homme, un autre lui donna un coup de botte dans les siens, ce qui fut très efficace pour la faire arrêter. Les angevins ne sembarrassèrent pas de courtoisie à propos de cette demeure : ils enfoncèrent la porte après quelques minutes. L'intérieur, seulement éclairé des torches des gardes, dévoila une certaine aisance, sobre mais réelle, notamment par son sol qui se trouvait être du parquet et non de la vulgaire terre battue. Un escalier menait à un étage qui fut rapidement investi par un des gardes avant qu'il n'annonce : "personne !" L'un de ses comparses commençait à allumer un feu, le troisième tenant toujours Samsa à la gorge par l'angle de son coude, quand on entendit de nouveau, venant de l'étage : "il y a des vêtements rayés et des insignes d'échafauds ! C'est la maison du bourreau, les gars !" Cela expliquait l'isolement de la maison et son statut quelque peu supérieur ; les bourreaux étaient mis au ban de la société mais avaient des avantages financiers pour compenser. Will' éclata de rire.
-T'entends ça, la royaliste ? C'est cocasse ! EH, TANGUY ! IL AURAIT PAS LAISSÉ QUELQUES OUTILS MARRANTS ?!
-SI !
-AMÈNE-LES, ON LES EMMÈNERA DEMAIN POUR LA SUITE DE LA ROUTE ! PUIS LES ECUS AUSSI SI T'EN TROUVES !
-Rapiat de bas étage marmonna Samsa avant que le garde ne resserre sa pression sur sa gorge.
-Ta gueule, chienne. Où va-t-on te foutre pour la nuit ?
-Eh, c'pas une cave ça ? demanda Will' en pointant une trappe au sol.
Il alla l'ouvrir et descendit avec sa torche. C'était bien une petite cave, entièrement faite en pierres, jusqu'au sol : trois tonneaux de vin - apparemment pleins ou en tout cas pas entièrement vides - étaient entassés. Will' en fit très rapidement le tour, constatant l'absence de toute autre chose.
-TANGUY ! Y'A DU VIN ! VIENS M'AIDER A EN REMONTER UN TONNEAU !
-MEEEERDE ! TROP BIEN !
Il redescendit de l'étage, abandonnant sur la table principale des pinces et des piques prises en pagailles, ainsi qu'une bourse d'écus dénichée. Tanguy descendit rejoindre Will' et, ensemble, ils remontèrent des escaliers, avec peine, un tonneau déjà entamé - et, de ce fait, moins lourd.
-C'est bon, Roland. Fous-la dedans pour la nuit et allons boire.
-MARAUDS GALEUX PARDI !
Sans ménagement, le dénommé Roland la poussa donc dans la trappe laissée ouverte. Déséquilibrée sous la violence avec ses fers aux mains et quelque peu souffrante des genoux, l'Animal dévala les escaliers de bois, heureusement pas très hauts, et s'écrasa en bas avec des gémissements de douleur qui furent immédiatement couverts par les rires des angevins refermant la trappe. Le noir envahit l'espace, seulement chassé par quelques raids de lumière du dessus qui passaient par les lattes du plancher et les interstices de la trappe. Samsa roula sur le dos en grimaçant, le souffle lourd pour évacuer sa douleur et canaliser sa colère. Elle devait, premièrement, reprendre ses esprits, comprendre ce qu'il venait de se passer et, dans un second temps, élaborer un plan.
Situation : son procès en Anjou s'est mal terminé. Sa réputation auprès d'eux n'a pas suffit ? Alatariel a-t-elle échoué ? L'a-t-elle trahie ? Et Eireen ? Elle lui avait dit que tout irait bien. Pourquoi est-elle là ? Pourquoi n'a-t-elle pas vu ces hommes la suivre ? La colère gronde dans le cur de l'Animal qui serre les dents pour se concentrer. Elle a mal en divers endroits du corps, visage inclus, mais elle n'a pas l'impression d'avoir quoi que ce soit de cassé. Des contusions qui, en certains endroits, ont déchiré la peau pour laisser couler le sang, comme à la pommette gauche. Rien de bien méchant. Au-dessus, les rires des angevins martèlent son esprit de son échec. "Tu as échoué. Tu as failli. Tu as eu tort". Cerbère roule légèrement sur le côté en grognant et en gémissant, plus seulement de douleur mais aussi de colère. Elle est furieuse, contre les angevins bien sûr mais avant tout contre elle-même.
- "J'ai voulu devenir un parangon de force et de vertus, un modèle d'inspiration, et je crois sans fausse modestie l'être devenue, un peu. Mais je ne suis pas un parangon, je ne suis qu'une femme. Je me suis condamnée les voies de l'échec, de la faiblesse, de l'erreur et de la chute. Je n'ai plus le droit à tout cela, car chaque échec, chaque faiblesse, chaque erreur et chaque chute a des conséquences sur les autres et sur la façon dont ils me voient - et, cercle, c'est d'eux que je tire ma force, donc mieux vaut que je ne me casse pas la gueule plus de deux fois en une décennie tu vois. Si je perds une bagarre, on me dira "mais je croyais que vous étiez la plus grande combattante !" comme si j'étais une arnaque sur pattes."
C'est ce qu'elle avait écrit à Maïwen, depuis l'Anjou. Ça lui avait fait du bien, de l'écrire, d'enfin mettre des mots sur ce qu'elle savait déjà mais qu'elle ne disait jamais. Maïwen était différent des autres, mais il n'était, lui aussi, qu'un homme : il la regardait avec les mêmes yeux que les autres. Simplement pas avec le même regard. Ce n'est pas parce qu'il ne serait pas déçu que Samsa se sentait plus libre d'être décevante. Et alors que Cerbère sent la colère qui l'envahit, qu'elle la sent s'insinuer dans ses veines par son caractère puissant mais corrosif, elle se répète en boucle ces quelques phrases : "je me suis condamnée les voies de l'échec, de la faiblesse, de l'erreur et de la chute. Je n'ai plus le droit à tout cela, car chaque échec, chaque faiblesse, chaque erreur et chaque chute a des conséquences sur les autres et sur la façon dont ils me voient." Encore et encore, entre ses dents, dans la quasi-obscurité de cette cave, elle marmonne en silence ces deux phrases qui n'ont pour conséquence que d'aggraver son état émotionnel déjà bousculé depuis son retour d'Anjou. C'est important pour elle, la guerre. Ça aussi, elle l'avait écrit à Maïwen : "[la guerre], c'est le seul moment où on accepte que je puisse être vulnérable." Elle a des idéaux à propos de la guerre : répliquer, pas attaquer. C'est la raison pour laquelle elle n'a pas participé à la guerre en Anjou sous le dernier roi : cette guerre n'était pas juste, selon ses principes. Et même si Cerbère fait, littéralement, la guerre pour avoir la paix, ce ne serait que mentir que d'affirmer qu'elle serait tout aussi équilibrée dans un monde qui ne connaîtrait plus jamais la guerre. Quand, alors, pourrait-elle soulager la pression qui lui pèse au quotidien ? Quand pourrait-elle laisser exploser toute cette colère qu'elle a en elle, en permanence ? La guerre, oui, est une forme dexutoire, de la même façon que les joutes ou la lice le sont. Celui de Samsa est simplement plus sérieux que les autres parce qu'il présente le second avantage, non négligeable, de présenter sa colère comme une force réelle. Nul besoin de la brider, elle peut la laisser exploser et utiliser toute cette rage emmagasinée en temps de paix pour faire quelque chose de bien. Après trois ans sans guerroyer, elle avait hâte de se battre en Anjou pour évacuer tous ces ressentiments ; une opportunité dont elle avait été privée par l'abandon des angevins, une colère aux portes de son cur qu'elle avait dû refouler. C'était un exercice difficile et particulièrement épuisant, un véritable combat car, physiologiquement, la colère détruit les mécanismes cérébraux faits pour l'apaiser. Lutter contre la colère n'est pas un combat contre la maladie où vouloir s'en sortir ne suffit pas toujours ; dans le cas de la colère, ce n'est littéralement qu'un combat contre son propre esprit, un combat qui, toutefois et contrairement au fait de simplement chercher à résister à la tentation d'un gâteau, se déroule réellement, physiologiquement.
Mais a-t-elle, ici, une raison de retenir sa colère ? A-t-elle une autre solution, même, que la colère ? Samsa sait combien les siennes sont terribles et puissantes ; cela fait depuis la mort de Zyg que la colère la porte. Sans colère, Samsa n'est rien : elle ne serait pas cette formidable combattante, tant à la guerre qu'au quotidien, elle ne serait pas ce Cerbère admiré, ni cette fabuleuse idéaliste dont Alcimane est tombée amoureuse. Colère et Amour ; l'une est sa jambe gauche, l'autre la droite. Rien d'autre ne la tient debout - même si, paradoxalement, la colère la détruit, aussi. Pleine de l'un ou l'autre de ces deux sentiments, elle se sait capable de survivre à n'importe quoi et d'abattre des montagnes et, en l'instant, elle aurait bien besoin d'abattre les murs qui la tiennent prisonnière.
Ça y est, c'est décidé, c'est son plan : abattre les murs qui se sont mis sur sa route. Ça a toujours été ça, avec Samsa : quand il y a un mur qu'elle ne peut pas escalader, elle lui rentre dedans jusqu'à ce qu'il s'effondre, dusse-t-elle s'y reprendre à plusieurs fois et en miettes. Cerbère est rarement une femme qui fait dans la demi-mesure, c'est son côté passionné et combattif.
Ils ont emprunté un chemin en montée pour arriver jusque-là ; et si la maison était à flanc de colline ? Samsa n'a pas vu, mais si c'était le cas ? Cela pourrait signifier que la cave dans laquelle elle se trouve n'est pas complètement sous terre et que l'un des murs donne sur l'extérieur. Il faut casser les murs. Ça n'a rien de rationnel, mais la colère n'a jamais rendu qui que ce soit rationnel ; simplement doté d'un sentiment de surpuissance, assez pour croire qu'on peut casser des murs. Pour cela, Samsa utilisera sa rage. Bientôt, toute sa douleur est chassée pour ne plus se concentrer qu'à son cur et ses oreilles bourdonnent, parasitées par un sang qui ravive de vieilles blessures psychologiques. Yeux clos et repliée sur elle-même, le front sur la pierre froide et humide, Samsa laisse faire. Elle creuse loin en elle, dans ses pires passés enfouis, pour les exhumer : la mort de Zyg, ses cinq ans de souffrance et de haine, leurs terribles conséquences, ses plus grandes rancurs et incompréhensions, jusqu'à ce point culminant de sa campagne des royales, avortée par un chien. Appuyer dessus lui est extrêmement douloureux car, même si Dan l'a aidée en lui apportant quelques pistes de réponse, arpenter ces chemins reste l'équivalent de marcher pieds nus sur des cailloux tranchants, dans le froid et le brouillard, sous des hurlements moqueurs et dénigrants. Elle les entend, ces voix. Elles parasitent ses oreilles. Elle les connait.
- "Tu as échoué. Tu as failli. Tu as eu tort. Et maintenant, ouvre-les yeux sur cette nouvelle réalité."
Tout s'effondre. La haute digue cède au tsunami de la colère et Samsa, devenue "Cerbère", lâche un terrible et long hurlement, plus puissant encore que si elle était sur un champ de bataille. Elle extériorise ainsi toute sa rage accumulée et la laisse, du même temps, prendre le contrôle. Elle se remet debout et commence à se jeter furieusement contre les murs de sa prison, insensible à la douleur qui en résulte, dans un état second. Dans un éclair de lucidité, c'est la trappe qui devient sa cible alors que les gardes angevins, surpris, se sont tus et s'appliquent maintenant à maintenir la trappe fermée par leurs poids. Les épisodes de fureur durent rarement très longtemps tant ils sont énergivores et destructeurs, mais Cerbère utilise tant cette fureur depuis des années à des fins qui lui sont utiles qu'elle sait être exceptionnellement endurante, quand bien même ça revient à brûler sa santé par les deux bouts ; c'est un détail qu'elle ignore, comme tous les médecins de cette époque dont les connaissances à ce sujet s'arrêtent à la théorie des humeurs et aux saignées de rééquilibrage. Ainsi, toute la nuit, les moindres recoins de la cave seront éprouvés et ses hurlements de rage, dignes des âmes damnées que les histoires relatent, résonneront aux alentours.
* = paroles traduites de Metallica - St.Anger
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