Harpege
[Avranches, dernier jour du mois d'août]
Dans le frémissement de l'aube, Harpège regardait en souriant la petite main potelée de sa fille se tendre vers le point exact où le soleil apparaissait. C'était un jeu qu'elle avait inventé pour Pom', il s'agissait, assis dans la quiétude de la fin de nuit, de deviner où le soleil allait illuminer l'horizon et de montrer cet endroit au moment où il apparaissait. Un marin doit avoir un bon sens du temps et de l'espace, et Pom' y excellait.
Harpège avait repris le jeu avec Abbie, qui devenait fort douée en la matière.
Mais son sourire lorsqu'elle regardait sa fille se teintait d'inquiétude. L'enfant avait été retrouvée baguenaudant en la lande, bretonne de surcroît. Elle était partie droit devant elle, avec sur son joli minois la moue têtue héritée de son père, disant qu'elle ne voulait pas rester en Normandie, même chez son parrain préféré, tandis que "les autres" allaient s'amuser au sud. Harpège l'avait attendue en souriant, persuadée qu'elle reviendrait au bout de quelques instants.... s'était affolée.... avait ameuté du monde.... avait fais seller sa jument... Et avait mis quelques jours à retrouver l'enfant, assise dans la bruyère, souriante et les mains pleines de fleurs.
Que dire à une enfant de trois ans? Elle avait fessé l'indisciplinée, cachant du mieux possible son soulagement de l'avoir retrouvée. Mais elle se doutait bien que cela ne suffirait pas et s'inquiétait fort pour l'avenir.
Pour l'instant, le soleil, bon homme, apparut exactement où l'enfant l'attendait. Peut être en la gardant occupée, Harpège réussirait elle à lui faire oublier ses tentatives exploratoires? Il fallait essayer du moins. Elle déposa ostensiblement le coquillage blanc, récompense de l'exploit, près de la besace de l'enfante. Besace qui s'emplissait vitement de trésors, petits galets, coquilles de rien, morceaux de bois flotté.
Harpège tiqua. Morceaux de bois flotté? Dans la douce pénombre précédant l'aube, elle s'agenouilla auprès de sa fille et examina les morceaux de bois. Pas d'erreur possible, un navire avait coulé près des côtes normandes. Impossible de savoir qui il était, et il ne fallait attendre aucune information de l'amirauté locale, occupée à mirer son nombril.
Dans l'aube naissante, elle saisit la besace enfantine, prit la main de sa fille dans la sienne et remonta la plage. Au bout du sentier, une auberge accueillante leur servirait une collation copieuse. L'air de la mer, qui faisait danser leurs cheveux, apportait des rumeurs et des senteurs salées, riches et généreuses. Les Irlandais étaient à nouveau sur le pied de guerre, menaçant le monde entier. Des flottes de guerre traversaient la Manche sans que les vigies les suivent. Des pirates réglaient leurs comptes au nez et à la barbe des normands. Tout allait bien.... La main entourant la menotte de sa fille, elle éclata de rire.