Abraxes
[Pensées moroses sur une charrette]
Vers la fin de son voyage de retour, alors qu'il était encore en rase campagne du côté de Montreuil Bellay, il eut vent pour la première fois d'un décret qui modifiait les conditions d'embauche et semblait susciter quelque émotion parmi la population.
Il ignorait à quelle date ce décret était entré en application, mais il songea qu'aussi bien il s'était mis en infraction à son insu lors des dernières instructions qu'il avait envoyées à sa ferme au cours de son déplacement. Le 3 de ce mois, par exemple, il avait embauché un certain L. sans lui demander de fournir, pour un simple abattage de cochon, l'énumération complète de ses capacités Le gars pouvait être un va-nu-pieds frappé d'interdiction de travail agricole (le délit de binette), et l'employeur serait alors coupable d'embauche de sans-papier, sans même en avoir rien su !
Abraxes ne devait tout de même pas être le seul Angevin à continuer d'administrer son domaine en voyage ! Il se demanda donc si, dans leur immense clairvoyance, les sapientissimes conseillers autoproclamés qui avaient pris en charge le redressement du Duché s'étaient seulement posé la question de la façon dont tous les employeurs sans exception seraient informés de ces nouvelles et abruptes dispositions.
Nul courrier en tout cas ne lui avait été adressé. Cela pourtant aurait pu être un moyen Mais le problème des autocrates est qu'ils ne peuvent, seuls entre eux dans leur petit cercle, penser à tout. Le pire est qu'ils s'imaginent que c'est une force !
Il faudrait qu'il leur en parle de vive voix, une fois qu'il aurait pu remettre le pied dans sa chère halle
Cependant, dès son approche de Saumur, ses pensées prirent un cours différent. Il y avait plus urgent à dire. Car ici beaucoup de choses avaient changé.
[Trois jours plus tard ; Saumur, extérieur jour]
Parti moins de 3 semaines ? Il n'en croit pas ses yeux. Le régime des Khmentièvres Rouges produit ses premiers résultats patents. Partout des champs en friches, en attente de journaliers, puisque le petit peuple a été fermement dirigé vers la mine. Un passant endoctriné lui explique que celle-ci avait besoin de bras.
- Certes, répond Abraxes. Mais la solution, surtout en période de retraites et dépeuplement, est-elle d'asphyxier les travaux des champs ? Les travailleurs expérimentés, les seuls que nous ayons désormais le droit d'employer, préfèrent pêcher que de prendre un emploi à moins de 19 écus.
Il s'empourpre d'indignation :
- Trois jours pleins pour enfin réussir à faire abattre mon cochon ! Avec à chaque instant la hantise de voir la bête mourir de vieillesse avant l'abattage, perte sèche pour l'éleveur ! Et j'ai constaté que, sur la ferme voisine, dame Otissette (et c'est pas n'importe qui, hein, ma voisine : même qu'elle vient d'être nommée à la charge de Secrétaire d'Etat d'Anjou !) avait exactement le même problème, et avait dû se résoudre à offrir 16 écus pour un travail de bas étage Les tarifs grimpent, après qu'on ait mis tant de constance à les faire baisser.
Et cela ne concerne pas que le bétail : qui aujourd'hui, étant qualifié, acceptera de récolter des légumes pour 14 écus ? Alors bien sûr les paysans vont cesser de produire, ou ajuster leurs prix à la hausse, et tout le monde en souffrira, sauf nos gouvernants qui ont dû se prévoir de belles réserves.
Le malheureux passant s'était éclipsé bien avant la fin du prêche, aussi Abraxes parlait-il tout seul, et cela lui parut une dépense d'énergie mal employée. Aussi grimpa-t-il sur une charrette pour beugler comme il savait le faire en contrôlant bien le diaphragme :
- Je résume, bon peuple : c'est quoi ce bazar ? 1/ Manque de communication, Finam oblige, le Porte-Parole n'est une grande gueule qu'en taverne pour s'en prendre à des jeunots et à des étrangères. 2/ Pénurie de journaliers, champs à l'abandon, bétail qui pourrit sur pied. 3/ Viande chère, et maintenant on commencerait à manquer de pain si j'ai bien compris ?
Tourné vers la mairie, bien déserte à présent qu'y régnaient apparemment seuls, "à la polonaise", les deux jumeaux (comble de l'oligarchie) chargés d'assurer localement le pouvoir de la Familia (ils avaient aussi verrouillé les mairies, on n'est jamais assez prudent !), il clama à l'intention de celle qu'il avait toujours considérée avec tendresse malgré son autoritarisme :
- Eh, not' maire, quel avenir pour les villageois ? J'allais pouvoir enfin, pour mon premier anniversaire ici, m'établir artisan et servir mon village et mon duché. Et je vois que le panneau municipal conseille toujours de devenir charpentier, c'est bien ce que je comptais faire. Problème, subitement la mairie ne rachète plus les rames, les conseilleurs ne sont pas les payeurs : faut croire que l'Anjou n'a plus besoin de prestige à présent que le coup d'État a abouti. Alors je me suis renseigné, déjà les charpentiers ne peuvent plus vivre de leur échoppe - et demain on nous dira qu'ils sont en surnombre ?
Fatigué soudain face à l'étendue du désastre qu'il découvrait chaque jour un peu plus, il descendit de sa tribune improvisée et se dirigea, pour se rincer le gosier, vers la taverne Chez les Buses Et puis non, tiens, plutôt À la Résistance, comme au bon vieux temps où l'ennemi portait les couleurs du Poitou et où les choses étaient plus simples.
Vers la fin de son voyage de retour, alors qu'il était encore en rase campagne du côté de Montreuil Bellay, il eut vent pour la première fois d'un décret qui modifiait les conditions d'embauche et semblait susciter quelque émotion parmi la population.
Il ignorait à quelle date ce décret était entré en application, mais il songea qu'aussi bien il s'était mis en infraction à son insu lors des dernières instructions qu'il avait envoyées à sa ferme au cours de son déplacement. Le 3 de ce mois, par exemple, il avait embauché un certain L. sans lui demander de fournir, pour un simple abattage de cochon, l'énumération complète de ses capacités Le gars pouvait être un va-nu-pieds frappé d'interdiction de travail agricole (le délit de binette), et l'employeur serait alors coupable d'embauche de sans-papier, sans même en avoir rien su !
Abraxes ne devait tout de même pas être le seul Angevin à continuer d'administrer son domaine en voyage ! Il se demanda donc si, dans leur immense clairvoyance, les sapientissimes conseillers autoproclamés qui avaient pris en charge le redressement du Duché s'étaient seulement posé la question de la façon dont tous les employeurs sans exception seraient informés de ces nouvelles et abruptes dispositions.
Nul courrier en tout cas ne lui avait été adressé. Cela pourtant aurait pu être un moyen Mais le problème des autocrates est qu'ils ne peuvent, seuls entre eux dans leur petit cercle, penser à tout. Le pire est qu'ils s'imaginent que c'est une force !
Il faudrait qu'il leur en parle de vive voix, une fois qu'il aurait pu remettre le pied dans sa chère halle
Cependant, dès son approche de Saumur, ses pensées prirent un cours différent. Il y avait plus urgent à dire. Car ici beaucoup de choses avaient changé.
[Trois jours plus tard ; Saumur, extérieur jour]
Parti moins de 3 semaines ? Il n'en croit pas ses yeux. Le régime des Khmentièvres Rouges produit ses premiers résultats patents. Partout des champs en friches, en attente de journaliers, puisque le petit peuple a été fermement dirigé vers la mine. Un passant endoctriné lui explique que celle-ci avait besoin de bras.
- Certes, répond Abraxes. Mais la solution, surtout en période de retraites et dépeuplement, est-elle d'asphyxier les travaux des champs ? Les travailleurs expérimentés, les seuls que nous ayons désormais le droit d'employer, préfèrent pêcher que de prendre un emploi à moins de 19 écus.
Il s'empourpre d'indignation :
- Trois jours pleins pour enfin réussir à faire abattre mon cochon ! Avec à chaque instant la hantise de voir la bête mourir de vieillesse avant l'abattage, perte sèche pour l'éleveur ! Et j'ai constaté que, sur la ferme voisine, dame Otissette (et c'est pas n'importe qui, hein, ma voisine : même qu'elle vient d'être nommée à la charge de Secrétaire d'Etat d'Anjou !) avait exactement le même problème, et avait dû se résoudre à offrir 16 écus pour un travail de bas étage Les tarifs grimpent, après qu'on ait mis tant de constance à les faire baisser.
Et cela ne concerne pas que le bétail : qui aujourd'hui, étant qualifié, acceptera de récolter des légumes pour 14 écus ? Alors bien sûr les paysans vont cesser de produire, ou ajuster leurs prix à la hausse, et tout le monde en souffrira, sauf nos gouvernants qui ont dû se prévoir de belles réserves.
Le malheureux passant s'était éclipsé bien avant la fin du prêche, aussi Abraxes parlait-il tout seul, et cela lui parut une dépense d'énergie mal employée. Aussi grimpa-t-il sur une charrette pour beugler comme il savait le faire en contrôlant bien le diaphragme :
- Je résume, bon peuple : c'est quoi ce bazar ? 1/ Manque de communication, Finam oblige, le Porte-Parole n'est une grande gueule qu'en taverne pour s'en prendre à des jeunots et à des étrangères. 2/ Pénurie de journaliers, champs à l'abandon, bétail qui pourrit sur pied. 3/ Viande chère, et maintenant on commencerait à manquer de pain si j'ai bien compris ?
Tourné vers la mairie, bien déserte à présent qu'y régnaient apparemment seuls, "à la polonaise", les deux jumeaux (comble de l'oligarchie) chargés d'assurer localement le pouvoir de la Familia (ils avaient aussi verrouillé les mairies, on n'est jamais assez prudent !), il clama à l'intention de celle qu'il avait toujours considérée avec tendresse malgré son autoritarisme :
- Eh, not' maire, quel avenir pour les villageois ? J'allais pouvoir enfin, pour mon premier anniversaire ici, m'établir artisan et servir mon village et mon duché. Et je vois que le panneau municipal conseille toujours de devenir charpentier, c'est bien ce que je comptais faire. Problème, subitement la mairie ne rachète plus les rames, les conseilleurs ne sont pas les payeurs : faut croire que l'Anjou n'a plus besoin de prestige à présent que le coup d'État a abouti. Alors je me suis renseigné, déjà les charpentiers ne peuvent plus vivre de leur échoppe - et demain on nous dira qu'ils sont en surnombre ?
Fatigué soudain face à l'étendue du désastre qu'il découvrait chaque jour un peu plus, il descendit de sa tribune improvisée et se dirigea, pour se rincer le gosier, vers la taverne Chez les Buses Et puis non, tiens, plutôt À la Résistance, comme au bon vieux temps où l'ennemi portait les couleurs du Poitou et où les choses étaient plus simples.