Thorvald_
Comment tout avait-il commencé ? Le géant brun de ne savait plus vraiment. Yunette avait d'abord été une rumeur dans la Provence, l'évocation de la protégée d'une grande dame, le murmure d'un doux prénom secret. Protégée ... rien que cet interdit avait déjà mis la puce à l'oreille de Thorvald. Puis le temps avait passé, avant qu'il ne la rencontre enfin, la délicate princesse qu'il avait cru élevée dans du coton.
Certes, elle était discrète et prude. Mais des ecchymoses du Berry aux blessures de Provence, il s'était aperçu peu à peu qu'en fait de petit pois c'était un fouillis de ronces qui tenait lieu d'inconfort à la délicieuse princesse. Et puisqu'il n'avait pu lui tendre sa main, ce jour où ils s'étaient croisés tandis qu'elle quittait sa province l'esprit envolé et les mains écorchées, ils n'avaient entretenu qu'une relation épistolaire. Relation des plus insolites. Lui, se voulait réconfortant comme auprès d'une enfant que la vie a malmenée, il retenait sa plume, choisissait ses mots et domptait son élan. Elle, évoquait ses déboires et son incertitude, et le reprenait gentiment sur les formules échappées.
Jamais ils ne se verraient, jamais ils ne se rencontreraient vraiment, il le savait. Trop d'entraves, trop de chaperons à contourner, trop jeune, et puis ce compagnon aimé dont elle parlait souvent. C'était ainsi, il ne le regrettait ni ne s'en réjouissait. Et la vie avait coulé. Jusqu'à ce que cette missive anormalement courte lui parvienne.
Mes ... "volets" ?
Était-ce là une métaphore ?
Sur quoi lui demandait-elle d'ouvrir les yeux ?
Ou bien ...
Torse nu dans la pénombre de sa chambre, la mine encore endormie et le cheveu en épis, il poussa donc ses volets, incrédule. Le soleil déjà haut inonda la pièce et réchauffa ses muscles encore zébrés de la morsure des draps. La fenêtre étant au premier étage, il se pencha pour vérifier. Métaphore ou non ...
Une demoiselle à la fontaine.
C'était fréquent, cela dit.
Il cligna des yeux dans la lumière. La reconnaîtrait-il seulement, même si on la lui mettait sous le nez ?
Yunette ?
Que faisait-elle là, seule, emmitouflée dans sa cape ?
Thorvald_
[Plus tard. Ou bien était-ce avant ?]
Il l'avait appelé, incertain, incrédule, et s'attendait à voir se tourner vers lui une étrangère, qui peut-être le toiserait avec surprise et dédain. La silhouette lentement vrilla vers lui, alors il reconnut son visage enfantin, ses traits délicats. C'était elle, à n'en point douter. Un sourire flotta dans l'air, alentissant les secondes, imprégnant la lumière déjà vive. Yunette ... Il étira ses lèvres en retour, ravi de la voir, inquiet cependant de cette présence imprévue.
Entre.
Il la tutoyait, d'office, comme dans leur correspondance, malgré la persistance de Yunette à le vouvoyer. La différence d'age peut-être ... Un geste d'invitation accompagna ses dires tandis qu'il reculait de l'encadrement de la fenêtre, mesurant l'étendue de la situation. La petite demoiselle, qu'il connaissait prude et délicate, (il ne connaissait qu'une seule face de ce joyau) allait débarquer d'une minute à l'autre et la chambre était un champ de bataille. Les draps épars avaient certes été délaissés de leur présence féminine, mais en retenaient une puissante odeur de rose. Il fit un peu d'ordre rapidement et chercha en vain une chemise.
Thorvald_
La chemise était demeurée introuvable. Thorvald avait rejeté sur sa couche les draps épars et s'était recoiffé rapidement de la main, quand déjà de timides coups retentissaient à la porte. Yunette. Pourquoi n'avait-elle pas prévenu ? Quelque chose de grave s'était-il passé ? Il tenta de se remémorer ses dernières missives, mais il était fort tôt, pour lui du moins, et son esprit encore embrouillé de la nuit peinait à réunir les détails.
Et n'était-il pas étrange qu'elle fût seule ?
Il ouvrit et resta un instant dans l'encadrement de la porte qu'il encombrait de toute sa masse. Peu à peu, le visage de la jeune femme s'éclairait. Toutes les questions qu'ils s'était posées s'évanouirent, et il répondit à son sourire, à la fois étonné et émerveillé de la revoir ici et en pareilles circonstances. Ce regard, cet accent, elle était là, c'était bien elle ! Un petit rire sonna dans l'air, un énorme bras s'appuya sur sa taille fluette pour la happer vers l'intérieur.
La porte se referma dans leur dos.
Yunette, quel bonheur de te voir ! Faisons monter quelque chose à manger, tu veux bien ? As-tu mangé ? Puis nous irons en ville, je te ferai visiter et nous irons où tu voudras. Tisserands, bijoutiers, étuves : la ville regorge de merveilles. Ôte donc ce manteau de voyage. Et raconte-moi ...
La chambre était petite et pourvue d'un seul fauteuil, calé contre une petite table. D'un geste il l'invita donc à s'assoir sur le lit et pencha doucement la tête, signe qu'il était prêt à écouter le récit de ses aventures, dont il ne doutait pas qu'elles fussent nombreuses et extraordinaires.
Sa boucle d'oreille scintillait dans le soleil matinal.
Thorvald_
Elle entra, telle un fantôme aérien et délicat, une ombre blanche. Ils sinstallèrent côte à côte et elle lui conta tout, vidant sa vie à leurs pieds. Triste vie dans laquelle elle fut entraînée, passagère plus quactrice, ballotée par les désirs des uns et des autres. Patient, il lécouta silencieusement, hochant parfois la tête, serrant sa main aux passages douloureux, souriant aux rares évocations dun futur lumineux.
Thorvald, le consolateur de ces dames. Comme si lui néprouvait guère de douleur, comme si la vie coulait sur lui dans la plus parfaite indifférence. Touché parfois, mais jamais blessé. Une montagne de muscles ne peut éprouver. La vie ne peut meurtrir un tel monstre. Tous en étaient persuadé, même lui, peu à peu, sétait enfermé dans cette colossale apparence. Les souffrances dautrui le fascinaient et lintriguaient à la fois. Ne pouvant épanouir les siennes, il façonnait celles des autres, sans cruauté, par simple volonté dêtre, à travers eux. A travers elles. Apaisant souvent. Tourmentant, parfois.
Quand elle leva enfin les yeux vers lui, pétrie de tristesse, il ne put sempêcher de lattirer contre son énorme torse, et de la serrer doucement, veillant bien à ne rien démettre sous son bras puissant. Une épaule féminine est si fragile.
Dune voix profonde, il reprit ses paroles précédentes :
Ton « acceptation »
La vie nest pas faite dacceptations, Yunette. Cest à toi quappartiennent tes choix. Tu es à un nouveau croisement. Que tu fasses le choix de vivre au château dEavan ou de rejoindre la grotte, ou autre chose, importe peu finalement. Lessentiel est de ty épanouir.
Il caressa ses cheveux.
Quallons-nous faire
Profiter de notre journée ? Et en profiter pleinement, car je pars demain. Je retourne à Paris au service de ma Reine.
Thorvald_
Choisir de ne pas choisir ...
Thorvald, toujours torse-nu*, vola un grain de raisin sur le plateau et s'accouda dans l'alcôve. Tourné vers Yunette, son verre de vin en main, il sembla réfléchir un instant. De la fenêtre ouverte montaient les bruits de la place. Le soleil d'automne réchauffait les lames de plancher, donnant à la pièce une douceur orangée, courant sur les étoffes éparses et sur le lit défait. Il leva les yeux :
Finalement, nos vies se ressemblent. Envie d'ailleurs, besoin d'un port.
Et inversement.
Que te dire, Yunette, qui ne t'ennuierait pas ? Ma vie est ordinaire. Pas d'incendie, pas de guerre. Je côtoie les plus belles femmes de Paris, du LD et ... de Provence. Je suis le plus heureux des hommes. Et plus heureux encore de ta visite.
Il but une gorgée de vin. Il lui en faudrait un peu plus pour se confier vraiment. Et puis, d'abord, confier quoi ? Qu'il avait quitté l'Artois où on le trouvait efféminé ? Qu'il avait gagné sa vie, gigolo à Paris ? Qu'il était embauché dans le plus éminent des bordels des Royaumes ? Finalement, était-il tout cela ? Est-on ce que l'on fait ?
Étrange petit-déjeuner de vins et de fruits ... Thorvald se passa sa main libre dans les cheveux pour se réveiller. Il devait bien être midi.
Est-on ce que l'on fait ?
*et non, il n'avait pas acheté de pull, lui non plus
Thorvald_
Je suis cela, et tout un tas d'autres choses ...
Il posa son verre, attrapa quelque chose dans sa besace, et se glissa hors du lit. Pieds nus, il s'approcha silencieusement de la frêle silhouette qui se découpait, de dos, dans la lumière.
Au terme de ce long voyage, je serai mes pas, je serai mes haltes, mais je serai aussi tous ceux rencontrés, je serai toi, je serai les âmes vagabondes. Ou même les petits lapins, les bondissants, les monstrueux. L'oubli a des bienfaits insoupçonnés quand on porte en soi ces dons.
Sans doute est-ce déjà orgueil que de prétendre à lhumilité ...
D'un doigt, il repoussa doucement ses cheveux qui balayaient sa joue droite, et vint frôler son oreille. Yunette s'était arrêtée de parler, immobile. Toujours derrière elle, Thorvald y fit pénétrer une boucle jumelle à la sienne. Elle pendait avec délicatesse et, à son extrémité, prisonnière dun entrelacs de fils dor en forme de boule, scintillait une pierre noire aux reflets bleutés. "Quelle te porte chance", murmura-t-il en baisant la naissance de son cou, juste sous l'éclat du bijou, avant de, machinalement, regarder dans la même direction que la belle.
Par tous les saints ! la protectrice baronne, la sublime Eavan, la droite chaperonne. Lhomme se redressa lentement, et resta un instant coi. Certes, ils navaient rien fait dautre que parler, mais il imaginait aisément lambigu tableau, vu de la rue. Lui, torse nu, le cheveu en bataille, penché sur la délicate jeune fille.
Ma douce amie, il semble que tu sois attendue