[Le lendemain matin]
Un léger ronflement, proche et régulier. Le bruit, inhabituel, sortit Aldo de son profond sommeil, sans parvenir néanmoins à la remonter jusqu'à une conscience totale. Un brouillard gris, épais, profond, tout autour d'elle, se glissant jusque dans sa tête, l'entourait partout. Son corps éprouvait des sensations, sans qu'elle puisse dire si celles-ci étaient réelles ou rêvées ; elle faisait des mouvements, mais ces derniers, en revanche, étaient assurément irréels, puisque, le brouillard se dissipant, elle constata qu'elle volait à quelques mètres au-dessus du sol. Sol qui, d'ailleurs, était en fait une rivière, une rivière de chocolat liquide, dont les cascades émettaient ce bruit qu'elle avait pris pour un ronflement. Aristote se tenait à son bord, vêtu de sa toge immaculée, souriant. Elle voleta jusqu'à lui, heureuse de le revoir, et certaine désormais qu'elle était dans un rêve. D'un air grave, il lui tendit une écuelle, remplie à ras bord du délicieux breuvage, en prononçant ces sages paroles :
Qui boira de mon chocolat sera béni par le Très-Haut.
Ravie de faire d'une pierre deux coups - succulente boisson et paradis tout ensemble - la jeune femme saisit le récipient et le porta à ses lèvres. Mais Aristote ajouta, d'un ton menaçant :
Mais qui le boira avec une âme impure sera sévèrement puni.
Tout son enthousiasme retomba d'un coup. Le chocolat lui faisait terriblement envie, ses entrailles se tordirent de désir lorsqu'elle huma le parfum chaud et sucré ; mais elle n'avait aucune envie d'être sévèrement punie. Comment savoir si son âme était pure ? Elle pesta intérieurement contre ce village où il n'y avait pas moyen de se confesser proprement et de soulager sa conscience à bon prix. Est-ce qu'elle avait beaucoup péché depuis son baptême ? La veille, elle avait beaucoup bu, certes, peut-être même trop. Mais c'était très exceptionnel... Et elle avait passé deux semaines au couvent, à prier et à méditer, ça compensait sans doute. Sans doute, il était préférable de demander directement à Aristote si elle avait le droit de boire ce chocolat. Après s'être éclairci la gorge, elle se lança :
Grand prophète, mon âme est-elle assez pure pour boire ce chocolat ?
Aristote la fixa un long moment, puis dit :
Si tu te repens sincèrement de tes péchés, tu peux boire. Sinon garde-t'en bien, ma fille.
Nouveau dilemme. Est-ce qu'elle se repentait sincèrement d'avoir bu à la taverne ? Pas vraiment. Mais elle avait répandu la parole de Dieu, dans cette taverne, et pour cela elle avait dû boire avec les brebis égarées qui l'écoutaient, afin de gagner leur confiance. Ne résistant plus à l'appel du chocolat, elle porta l'écuelle à ses lèvres et la vida à longues gorgées. Mais aussitôt qu'elle eut fini, la rivière se mit à gronder plus fort, Aristote disparut, et le brouillard se répandit de nouveau partout.
Gnééé... Bleuuuuuuarp...
La jeune femme ouvrit péniblement les yeux, très désorientée. Où était-elle donc ? Pas dans sa chambre, c'est sûr. Ce plafond lui rappelait quelque chose... Ah, mais oui bien sûr, celui de sa grande salle. Elle essaya de bouger la tête, et poussa un gémissement : le pic-vert, doublé d'un vilain torticolis... Elle avait dormi à même le sol, ayant vite glissé de son tabouret. Fafa, elle, était affalée sur un long banc couvert de coussins moelleux, et ronflait comme une bienheureuse.
Aldo se leva tant bien que mal en grimaçant. Tout son corps n'était qu'une immense courbature endolorie, et sa tête semblait vouloir exploser à tout moment. Elle se dirigea vers la cuisine et se servit un grand verre de lait. Le soleil qui inondait la pièce était déjà haut dans le ciel, il devait être plus de midi. Elle s'assit sur une chaise, le regard vide, et laissa ses pensées vagabonder.