Shera
Le retour fut long et laborieux. Le Duel occupait toutes ses pensées, et les paroles cruelles qu'elle avait lancées à Lisyane l'emplissaient de regret et de mélancolie.
Pourtant, au petit matin, alors que la Nuit n'était pas encore tout à fait finie, elle reconnut à l'horizon l'ombre menaçante de l'humble forteresse. Son domaine s'étendait sur des dizaines et dizaines d'hectares. A l'opposé du Lac d'Annecy, sur une des petites routes en direction de Chambéry. La traverse, comme à flanc de côteau, dominant le vide, n'était pas des plus rassurantes. Mais c'était la seule pour arriver au Castel. Elle ne pouvait s'empêcher de se demander, comment les Italiens avaient fait pour apporter le mobilier de choix offert par Eddo. L'ascension avait du être pénible et plus d'une fois, les charettes avaient du frôler la catastrophe.
Le vide, le trou béant à sa droite, ne cessait de lui rappeler la tombe qu'elle avait voulu profaner. Seule avec elle même, sa conscience prenait sa revanche.
Elle tenta de trouver refuge dans la contemplation du paysage. Cela faisait un semestre qu'elle avait été nommée Châtellaine. Et ce qu'elle voyait la ravissait. Son passé de bohémienne lui avait permis d'envisager la récolte de céréales différemment. Et la peur qu'elle inspirait avait permis qu'aucun paysan ne s'oppose aux changements imposés. Les parcelles de blé et de maïs, même dans le soleil levant, offrait un marbré d'or et de bronze à perte de vue.
Plus avant l'herbe verte faisait un lit d'herbe idéal aux bestiaux. Longeant les petits sentiers, elle s'approche d'un troupeau. Les côtes des vaches n'étaient plus visibles, et cela lui rendit le sourire. Si les bestes mangeaient à leur faim, elle n'avait aucun doute sur le confort des habitants de la Malemort.
Avec Diego, ils avaient bidouillé à la manière gitan, pour que l'irrigation soit dense. L'eau, ce n'est pas ce qu'il manquait en Savoie. Si Shera savait maîtriser l'eau, il en allait différemment du feu et de la sécheresse. Elle se retourna et observa derrière elle, d'autres terres en friches. L'eau n'était pas parvenue jusque là bas. Elle haussa les épaules. On en ferait quelque chose de cette jachère, un jour ...
Le Castel se rapprochait en même temps que sa fatigue. La terre, c'était là le meilleur des entrainements. Elle se jura qu'elle irait chaque jour travailler aux champs pour retrouver force, endurance et souplesse. Ce serait un bon commencement.
Enfin, elle atteignit le Châtelet d'Entrée. Elle vérifia que les hommes étaient en position sur les remparts de la forteresse, et surtout sur les chemins de ronde. Elle aperçut les échanges de la garde du côté de l'échauguette. Elle n'eût qu'à faire tomber sa capuche sur ses épaules, et ses boucles noires descendirent en cascade sur son armure. L'étendard se dressa haut dans les cieux grisonnant. Les Hommes s'agitèrent. Bien, ils commençaient à comprendre ce qu'elle attendait d'eux. Parfois, elle se surprenait à envier une attaque de la châtellenie, pour tester leur réactivité et leur capacité. Elle sortit de sa rêverie, et reconnut de loin Diego qui prenait les devants. Un jour, il serait un bon meneur d'hommes.
Dans l'instant qui suivit, le Pont Levis descendit et lui offrit enfin un passage.
Bon Retour en vos Terres, Châtellaine Shera.
Depuis l'incident, Diego veillait à rester à sa place. Et cela convenait parfaitement à Shera. Qu'il la tutoie, et qu'il l'appelle Dame, cela lui éviterait les errances passées.
- Le bon jour Diego. Heureuse d'y revenir aussi. Viens avec moi, j'ai tout un tas de missions pour toi. Je suis lasse, j'aimerai qu'on en termine vite. J'attends ton rapport sur ces trois jours passés ...
L'homme n'avait pas fait de commentaires sur la pâleur de la bohémienne, ni sur la présence d'une pelle et différents autres outils dépassant de la besace attachée à la selle.
Obéissant, il commença à raconter les événements des derniers jours. Les quartiers agraires défilaient sous leurs yeux, pendant que les gueux s'éveillaient et se préparaient à travailler. Sur leur passage, les têtes et les corps s'inclinaient. Evitant la place du marché, ils remontèrent sur les quartiers des artisans et des négociants. Shera s'arrêta pour en saluer certains, particulièrement le forgeron.
Bon jour Coup'Sec. Comment va la famille ? ...
Bien ! Fait le plein de minerai et de bois, je viendrai travailler dès demain. J'ai une commande "spéciale".
L'échange ne dura pas plus de cinq minutes. Ils reprirent leur route et atteignirent finalement la Haute Cour. Elle laissa là sa monture fatiguée, et continua sa route sans mots dire à travers les jardins. Diego parlait du cheptel de cochons qu'elle avait fait venir du Bourg Saint Maurice. Les bestes étaient là depuis un peu plus d'une semaine et se portait à merveille. Les éleveurs disaient qu'ils grossissaient à vue d'oeil et se délectaient du maïs. Ils étaient dodus et il avait prévenu les bouchers d'un surcroît d'activité. Shera voyait là l'opportunité de gagner des écus et un jour prochain d'acheter un cheval. Le sien était vieux et fatigué. Il méritait un repos avant l'Eternel.
Comme à son habitude, elle ignora la Chapelle et se rendit directement au Donjon. Elle salua le petit personnel, et offrit un sourire à Florentain. Elle ne put que remarquer l'oeil jaloux de Diego, mais passa son chemin. Elle monta les marches quatre à quatre, et lui fit signe de se taire devant la chambre de bébé. Elle entra silencieusement, sourit une seconde fois en voyant Angel dormir comme un bien heureux, déposa un baiser sur son front et ressortit.
Mon seul Amour, ponctua t-elle sans un regard pour Diego, qui la talonnait de près.
Ils traversèrent le couloir, et pénétrèrent dans le cabinet du fond. Merlin les avait précédé et fait servir deux verres de Macvin. Il savait toujours ce dont elle avait besoin à ses retours. Chacun avait pu percevoir son état de nervosité.
Merci Merlin. Faites moi apporter le courrier par Florentain d'ici dix minutes, et dites à Constance de me préparer un bain. Enfin vous ferez appelez Geoffroy, après le déjeuner. Qu'il ramène les livres de comptes et de matières brutes. Et pour ce soir, faites inviter Maria à dîner.
Elle attendit qu'il sorte, puis sous le regard inquiet de Diego, rajouta innocemment :
Je vais livrer Duel ...
En bonne et due forme, pour la première fois de ma vie, ce coup ci ...