Grandgousier
Le vieux cheval tousse, puis lentement s'ébroue. Les naseaux du bancal destrier crachent de blanches bouffées de liberté. L'antique et rebelle compagnon du chevalier vert renâcle et piaffe. Il se cambre sous les rênes, hennit d'impatience. Il ne demande qu'à s'élancer une fois de plus sur le long ruban boueux. Cette route mystérieuse qui serpente toujours plus loin à l' horizon. Par-delà monts et vallées de Savoie, là où l'herbe pousse plus vert.
Grandgousier goûte au bonheur simple du cavalier. Bien calé sur la selle doublée de son fidèle Lucien, il hume à pleins poumons les senteurs de mai. Là, sur ce bout de plaine de l'Albanais, quelque part entre Chambéry et Annecy, coincé entre les Bauges et les contreforts du Jura.
Le Chéran, rivière sauvage de Savoie, y murmure ses notes en glissant sur son lit de pierres, bien en dessous des murailles de Rumilly, commanderie de l'Ordre du lac d'Amour. Des paysannes pêchant à la nasse remontent le fil de l'onde. Elles agitent leurs grands paniers d'osier, espérant capturer de quoi améliorer l'ordinaire de leur nombreuse progéniture. C'est que la truite hante les lieux. Au loin, des épais bois du Semnoz, à flanc de montagne, accrochées à une oreille géante pendent des perles de neige. Les ultimes névés qui fondront dans la quinzaine et que, le pas mal assuré, des chamois passent encore.
Après ses ablutions matinales à la cascade, le chevalier Grandgousier, fils bâtard de Phaco de Chevelu et de la Jeanne, attend ses écuyers fraîchement nommés. Ce jour d'hui débute pour eux une longue et périlleuse initation qui leur permettra de savoir si la voie chevaleresque qu'ils ont choisi leur correspond bien... ou pas. Et il devra les guider. Prendre une telle responsabilité n'avait pas été chose aisée. Elaguer, couper, débarder, acheminer, débiter des écuyers bruts pour en faire des êtres humains libres de craintes et de fausses croyances, cela n'avait rien d'une sinécure.
Mais Grandgousier avait accepté, serment fut fait. Car le travail ne lui fait pas peur. Les mains calleuses qu'il cache sous ses gants de cuir, son torse musclé, son teint hâlé, qui, avec sa tignasse châtain et ses yeux gris lui donnent un air d'homme des bois, montrent assez que la vie l'a tanné. Spécimen du bel homme. Rude comme un celte. On ne l'appelle pas Grandgousier pour rien. C'est un pugnace. Mais cette écorce brute cache un coeur, et il n'est pas rare de le voir verser une larme à l'enterrement d'un chat. Ou de demander pardon au daim qu'il tire à la flèche.
C'est comme ça que sont les gens du pays. Et c'est à ce pays là qu'il entend bien livrer ses apprentis. Il aura beau leur montrer le chemin et leur conter histoires, à la fin c'est la Savoie qui les formera à son image, saupoudrant douceurs ou obstacles sur ce chemin initiatique. Elle sera seule juge de leur mérite à porter ou non le titre de chevalier savoyard du Lac d'Amour. Car il en a toujours été ainsi.