[Ixtenco]
Cuahuitl obéissait à Tipotlac sans poser de questions. Ça vie était vouée au service du clan, et il la risquait à chaque mission. Il n’en recevait nulle reconnaissance. Du moins, aucune d’officielle. Son existence était celle d’un homme de l’ombre et c’est un art dans lequel il excellait.
Sa mission première était d’observer le bon déroulement du mariage entre le calpullec Inty et Favole, fille de Tlacaelel. Ses supérieurs avaient pris grand soin de ne pas l’informer de toutes les implications tacites ou dissimulées qui tournaient autour de cette union, et l’Arbre s’était bien garder de poser des questions. Quand on fait ce qu’il fait, mieux vaut ne jamais trop en savoir. Mais il se doutait bien que si on l’avait envoyé lui, un des Trois Tueurs de Tipotlac, c’est que les enjeux étaient d’une importance capitale pour l’avenir du clan.
Il était arrivé à Ixtenco parmi la suite envoyée pour la cérémonie. Il était là en qualité d’hôte, et il avait pu circuler librement dans le clan toute la semaine sans que quelqu’un s’inquiète de ses véritables intentions. D’ailleurs, qui aurait pu s’en douter ? Même chez lui, si son visage était connu, personne n’avait la moindre idée des fonctions qu’il occupait réellement. Officiellement, il était médecin du palais, maître des onguents et des simples. D’ailleurs, il l’était vraiment aussi ! Il en connaissait long sur les plantes et leurs propriétés, sur les remèdes, surtout sur les poisons.
Toujours est-il que sa couverture, une fois de plus, était parfaite. En sa qualité de médecin, il pouvait aller et venir, approcher qui il le voulait, sans qu’on ne cherche à lui faire obstruction. Qui aurait cru que celui supposer sauver des vies était un des plus grands maîtres dans l’art de les prendre ?
Pendant la cérémonie Cuahuitl avait assisté à ce qu’il aurait qualifié de lamentable fiasco dans son rapport s’il en avait écrit un. Mais il ne laissait jamais de trace écrite. Pour ses messages, il utilisait des oiseaux d’une espèce peu fréquente qui avait habitude de toujours retrouver son nid. Après avoir accroché à la patte de l’animal un message leurré, il passait quelques instants à arracher doucement certaines fibres des plumes de queue. Personne n’aurait pu percer un tel codage, ni même s’en douter. Ainsi, nul ne lirait connaîtrait les informations qu’il faisait parvenir à Tipotlac. Comme toujours, le message était concis.
Inty – échec – mariage annulé – – en attente
Il aurait pu, mais il n’était pas intervenu lorsque le mariage avait mal tourné. Il avait été envoyé pour observer, pas pour agir. Sa mission accomplie, il attendait ses prochains ordres. Il se doutait bien de ce qu’ils allaient être. Le clan Tipotlac ne tolérait pas l’échec, et Inty allait le comprendre à ses dépends. Déjà, les poisons étaient prêts à enduire fléchettes et lames, prêts à condamner à une mort lente et douloureuse ou nette et rapide, c’est selon.
Les ordres ne tardèrent pas et confirmèrent qu’il ne s’était pas préparer pour rien.
Inty – retour clan – aucun retour – Deux aussi
Ça avait le mérite d’être clair, le jugement avait été rendu. Il ramènerait le calpullec au clan, de son plein gré ou de son cadavre. De plus, ses deux frère de l’ombre étaient sur déjà en chemin pour le rejoindre. Il n’y avait de missions plus importantes que celles qui réunissaient les Trois Tueurs. Une fois de plus, les trois doigts de la main noire de Tipotlac sortiraient de l’ombre pour frapper, inévitables, implacables.
Seulement, la proie, puisqu’elle n’était plus rien d’autre à présent, avait quitté Ixtenco la veille. L’Arbre s’était renseigné sur sa direction avant même de recevoir la confirmation de son assignation. Alors, à peine eut-il déchiffré le message qu’il partit en toute hâte. D’ailleurs, le message leurré le couvrait en tant que médecin. On l’appelait d’urgence pour soigner un notable de Tipotlac, quoi de plus normal qu’il file sans attendre le reste de la suite.
Pour parfaire sa couverture, il avait amené avec lui d’Ixtenco ses deux esclaves personnels, muets tous les deux. Ainsi, il ne risquait pas de se faire trahir, non plus qu’on s’étonne de le voir partir sans escorte.
[Sur les routes]
Il avance sans trainer, mais sans se presser non plus. Cuahuitl sait bien que quand on sait ou se dirige l’objet de la mission, inutile de trop forcer l’allure, au risque de lui tomber dessus dans des circonstances imprévues. Et l’imprévu, il n’aimait pas trop ça. Ça nuisait généralement au bon déroulement d’une mission. D’ailleurs, Inty avait eu l’obligeance de lui laisser une piste. De pas en pas, sur la route, des fines taches de sang n’étaient pas encore totalement recouvertes de poussière. Elles auraient pu être laissées par n’importe qui, mais l’Arbre, trouva près d’un rocher le caillou pointu cause de la blessure, et reconnu à un trou dans la terre meuble l’empreinte de la lance qui ne quittait jamais le calpullec. Ce genre de détails ne lui échappaient pas, il était professionnel dans son domaine. Il savait maintenant avec certitude que celui-ci faisait route pour le Tlatocan. Il envoya un oiseau prévenir ses deux frères de mort de la destination de l’objectif. S’il calculait bien, il y serait un jour avant eux. Cela lui laisserait le temps de repérer les lieux.
[le Tlatocan]
Cuahuitl observe. Il est là depuis l’aube. Ici, personne ne le connaît de près ou de loin, alors pour se fondre dans la foule, dès son arrivée, il donna deux jours de congé à ses esclaves, et dix quatchlis chacun pour boire à sa santé. Il se débarrassa de ses atours de médecin, les rangea soigneusement dans son sac et entra en ville. Les gardes ne le remarquèrent même pas. Il faut dire que vêtu comme tout un chacun, il passait encore fort inaperçu. Son visage passait pour commun et c’était là un autre de ses atouts qui lui avaient permis de rester un assassin de l’ombre pendant si longtemps.
Assi tranquillement dans une auberge, faisant mine de suivre le débat acharné de ses deux voisins de comptoir, il sirotait un cacao, les yeux rivés sur l’imposant édifice du Tlatocan. Inty y était rentré mais pas encore ressorti. C’était un de ses instants de transition, quand la mission est comme mise à l’arrêt. Rien ne progresse ni ne change, il n’y a que l’attente. L’Arbre attendait deux choses, que le calpullec d’Ixtenco réapparaisse ou que ses deux frères le rejoignent. La suite, elle se présenterait d’elle-même bien assez tôt. Malgré le calme apparent, il sentait la tension qui s’accumulait, prête à éclater dans ces quelques instants où tout se jouera, l’espace de trois battements de cœur.
