Shalima
Elle arrivait, la tête basse, nosant river ses yeux dans le regard des autres. Ses yeux étaient trop profonds, contenaient trop de matière sombre pour pouvoir être croisés sans provoquer une réticence, une légère appréhension chez lautre. Cette impression se dissipait lorsquon la connaissait bien, mais était source dennuis en terre inconnue.
Voila bien longtemps quelle marchait, quelle avait traversé forêts, plaines arides et ruisseaux, lagunes et montagnes. Si longtemps quelle naurait même su dire doù elle venait. Très jeune encore, aucune maternité nétait venue la déformer. Malgré la tête baissée, elle avait lallure chantante, tenant tout contre elle un panier où elle enserrait ses trésors.
Elle fuyait des dangers sur lesquels elle ne savait plus mettre un nom, et se rassurait en se racontant à voix basse une litanie dhistoires que lui contaient les anciens. (1)
Très longtemps auparavant, la lumière nexistait pas. Les hommes étaient toujours tristes, la nuit les entourait, les habitait. Les dieux tinrent alors conciliabule et décidèrent, dun commun accord, de soulever la peau du ciel.
Ce fut un moment merveilleux, mais bref. Les hommes étaient aveuglés, ne pouvaient plus dormir sans la présence réparatrice de la nuit. Le soleil leur faisait mal. Les dieux déçus sempressèrent de remettre la peau de la nuit et se mirent à réfléchir à une solution.
Il faut dire que ces dieux là navaient que peu de faculté de réflexion, mais ils trouvèrent. Ils vinrent donc à la rencontre des hommes, leur proposant ceci : certains dentre eux devraient monter jusquau ciel, devenir des étoiles, et éclairer la nuit. Les hommes nétaient guère plus malins et, enchantés à cette idée, tous se transformèrent en étoiles.
Bien évidemment, il y avait tellement d'étoiles que la nuit avait complètement disparu à force d'être déchirée, et le problème était redevenu le même. Et les dieux, quant à eux, satisfaits de la manière dont ils avaient réglé le problème, s'étaient rendormis de ce lourd sommeil qui est le leur.
Les hommes en eurent assez et se réunirent à leur tour et, tout en discutant, se rendirent compte quun nombre important dentre eux devait redescendre sur terre pour donner son équilibre à la nuit.
Alors les hommes vrais, pas ceux de la nuit, mais ceux dont le cur avait la couleur de la terre et du maïs, acceptèrent de quitter la voûte des cieux.
Quand les dieux se réveillèrent, ils virent que tout allait bien, que le jour et la nuit étaient en parfait équilibre. Ils étaient si fiers d'eux qu'ils ne comprirent jamais que la vraie solution était venue des hommes.
Car il faut que certains soient éteints pour que d'autres brillent, mais ceux qui brillent le font pour ceux qui sont éteints.
Un sourire fugitif éclaira son visage. Elle avait toujours aimé cette légende et ne se lassait pas de lentendre.
Elle arrivait.
Le clan quelle voulait rejoindre était là. Cuamantzingo
Mais voudraient-ils delle ?
(1) - Conte mexicain "Etoiles de la nuit" légèrement modifié
Zazanilli
Sautille à droite, sautille à gauche, s'arrête, regarde les personnes qu'elle croise. Si l'un d'eux se prend à la regarder de travers, c'est une langue tirée et deux yeux pétillants qu'il verra.
Cuamantzingo, son clan. Pourquoi y était-elle tellement attachée, alors qu'elle aimait si peu de gens en faisant partie ?
Sous son visage d'enfant sage, l'on savait que c'était un caractère de démon qui s'agitait sans cesse. Pourtant, la petite peste avait aussi une certaine morale, et se posait beaucoup de questions.
Sautille, sautille. Pas trottinant, bondissant, gambadant, qui ne la quitte qu'en situation de danger ou lorsqu'elle est d'humeur morose. Ses fines jambes se déplient, ses pieds se courbent, et derrière elle, sa natte vole.
Ô, joie d'être libre !
Du regard, elle suit un oiseau qui plane dans le ciel. Et collision. La Vérole, plus petite de taille et de poids, rebondit légèrement, son pied nu dérape sur la terre, et la voilà les quatre fers en l'air, et les fesses douloureuses. Les mots sifflent.
Triple idiote de dinde aveugle ! Honte à toi, si honneur tu as encore, de mettre à terre un enfant !
Se remet sur pieds, inspire. Oups. Elle était peut-être un tout petit peu en tort, la pestouille. Elle toise la femme d'en bas -c'est qu'elle est petite, Zãzanilli- et tire sur sa natte.
Celle qui se tient en face d'elle n'est pas moche, on peut le dire. Un peu plus âgée qu'elle, elle enserre une sacoche comme si toute sa vie la contenait, et baisse les yeux.
Hum. R'garde-moi. Comment te nomme-t-on ?
La môme pencha la tête, retrouva un visage serein et presque désolé. C'est qu'elle s'énerve un peu vite, des fois.
Shalima
Elle ne l'avait pas vue arriver celle-là ! Préoccupée qu'elle était par ses pensées et ses appréhensions, elle n'avait pas remarqué la gamine. Le choc, pas énorme, il faut bien le reconnaître, l'a fait par réflexe serrer plus fort encore son panier. Et les mots, si vifs, dits sans détour aucun... Dinde aveugle ! Non mais ! Shalima voit ! Elle voit même au-delà des apparences, c'est dire.
Mais Shalima ne dit rien. Puis quand la petite s'adoucit, elle lui accorde un timide sourire, la regardant de côté, oeil noir pétillant caché sous une mèche de cheveux. Devant les enfants, son regard se fait rieur et renvoie l'obscurité dans les profondeurs de son être.
D'une voix chantante, elle livre son nom.
Shalima, c'est ainsi que mes parents m'ont nommée. Et toi ?
Zazanilli
La femme sourit, la petite peste hausse un sourcil. La voix douce et mélodieuse livre enfin son nom, Shalima.
Moi, c'est Zãzanilli, mais l'on me nomme aussi la Vérole.
Un petit sourire espiègle apparait sur son visage. Comme si elle ne savait pas pourquoi. Et ce n'est pas le seul de ses surnoms.
La nattée plisse les yeux. Une étrangère, dans le clan, serait-ce une orientale ? L'allure pas très guerrière de la femme la rassure un peu, mais ne tarit pas tous ses soupçons. D'un main, elle attrape sa natte, la fait passer devant elle, et tire doucement dessus, comme à son habitude lorsque la situation devient plus pesante.
D'où viens-tu ? C'est bien la première fois que je te vois.
De nouveau, elle détaille celle qui se tient en face d'elle. Et qu'a-t-elle donc dans son panier pour le serrer si fort ? Elle va pas le voler, son panier, la petite. Enfin... Sauf si sa curiosité l'emporte.
Shalima
Zãzanilli ? c'est joli ! ça chante à l'oreille, petite vérole !
Shalima rit. Et quand elle rit, tout son visage s'illumine... c'est qu'elle ne rit pas souvent. Un exercice oublié.
Elle fait un geste vague, sa main se dirige dans une direction, puis une autre.
Je viens de loin, c'est tout ce que je sais. Cela fait des lunes que je marche, sans regarder derrière moi. Je ne connais pas le nom de l'endroit d'où je viens. Il n'existe plus. Je vais, une voix me guide.
Cuamantzingo Cuamantzingo Cuamantzingo
Elle était dans ma tête, tout au long du chemin. Elle s'est arrêtée, je suis arrivée.
Shalima se demande ce qu'elle doit faire maintenant. La voix s'est tue. Ne restent que cette gamine effrontée, qui lui plaît bien d'ailleurs, et son panier sur lequel la peste jette des regards curieux.
Nouveau sourire de Shalima. Décidément... cette petite aurait-elle un don ? Fouillant dans son panier, elle en ressort un objet, taillé dans l'obsidienne, et le tend à Zãzanilli.
Pour toi ! pour te remercier de m'avoir fait rire. Une tortue. Pour que jamais tu ne perdes de vue ton foyer.
Elle se rend compte qu'elle dit n'importe quoi, que la petite va la prendre pour une folle... mais ne l'est-elle pas ?
Zazanilli
Un petit compliment sur son nom fait toujours plaisir.
Cela signifie devinette, ou énigme.
Zãzanilli. Et pas Zaza, comme beaucoup prenaient l'habitude de l'appeler, sans se poser de questions -ne voyaient-il pas qu'il perdait toute sa signification ?. Zãzanilli, répétait-elle tout le temps. Et ce qui était sûr, c'était que quand Shalima le disait de sa belle voix, oui, le nom chantait.
La petite regarde la femme rire, un soupçon d'ennui dans le regard. Elle ne rit jamais, mais provoque souvent chez les autres ce bruit singulier accompagné d'une détente du visage et d'un grand sourire. Ça l'a toujours étonnée, à vrai dire, de faire rire.
Mais n'est-ce pas habituel chez une devinette ?
La femme parle, l'enfant écoute. Une si jolie voix, c'est qu'on ne fait presque pas attention à ce qu'elle raconte. Ne pas se laisser aller, se dit-elle intérieurement. Elle retrouve ce petit sourire en coin qu'elle traîne partout, tire d'un coup sec sur sa natte.
Te voilà arrivée à Cuamantzingo, comme beaucoup d'autres. Humpf ! Bien avancée, n'est-ce pas ?
Est-elle vraiment claire ? Elle ne s'en soucie pas. Trouver une faille pour titiller, enquiquiner, faire réagir l'autre et s'amuser, voilà tout ce qu'elle sait faire.
Et lorsque Shalima lui présente un délicate sculpture, elle ouvre grand les yeux. Pourquoi faire un présent à quelqu'un que l'on ne connait pas ?
Je te fais rire aujourd'hui, je t'énerverai demain.
Cependant, elle prend quand même la petite tortue, la regarde. Comme l'animal, elle est toujours accompagnée de sa maison. Un bout de tissu, quelques haricots font son bonheur.
Et pourquoi en vouloir plus ?
Elle range l'objet dans sa petit sacoche. Un jaguar sur la nuque, une tortue de pierre noire, beaucoup lui font des présents, et ils ne doivent pas s'attendre à recevoir la pareille d'elle.
Peste gâtée, nan ?
Shalima
Devinette... petite devine ? Shalima sourit encore. Décidément cette gamine a un don.
Shalima la regarde faire : c'est qu'elle remue beaucoup la peste. Lorsqu'elle accepte le présent, elle prend un drôle d'air. Si elle pense que j'attends d'elle en retour... bah ! elle ne me connaît pas encore. Je n'attends jamais rien des autres, juste le minimum, un salut, un sourire, une main tendue dans la direction que je veux atteindre. Rien quoi !
Bien avancée ? Oui, on peut dire que je le suis... répond t-elle en riant.
Mais toi, qui m'as l'air à ton aise partout, peut-être pourrais tu m'indiquer une taverne ? Où je pourrais manger et surtout boire un verre de pulque ? Pas trop chère bien sûr !
Shalima pense à son petit pécule, qu'elle a eu bien du mal à conserver entier. Il faut dire qu'elle a toujours tout fait pour éviter les lieux de passage, préférant les petits sentiers inextricables qu'elle devinait, se fiant à ses intuitions, aux chemins trop fréquentés. Elle n'éprouve plus aucune confiance en qui que ce soit.
Et pourtant, elle sent que Zãzanilli, même si elle se révèle plus tard être une peste renommée, est digne de sa confiance. Après tout, pourquoi ne pas essayer ?
Zazanilli
Un instant, elle affiche une moue. Faire visiter, c'pas vraiment son truc. Mais elle peut un peu aider.
Moi j'vais pas en taverne pour manger, c'est pas très intéressant. Sur le marché, il y a des bien meilleurs prix.
Mais sinon, ma taverne préférée... J'aurais dit au "Pulque qui pique", parce que j'aimais bien le nom, mais maintenant, je suis le plus souvent aux "32 marches de Cuamantzingo", la taverne du calpullec. Le pulque n'y est pas cher, et tu peux y trouver aussi bien des coyotes, des aigles, des voyageurs, pas-beaux ou simples habitants.
Mais ça veut pas dire que les autres tavernes sont nulles. Y'en a qui puent le chien, d'autres pas-belles.
Elle hausse les épaules. Que dire encore ?
Les tavernes sont un passage obligé, à mon sens. On y trouve toutes sortes de choses... Et de gens.
Et pas obligé de tous les aimer, ça non.
La Vérole fait un petit pas de côté.
Oublie pas de passer au temple, il est un peu à l'écart du clan, par lààà.
Elle pointe du doigt une direction, au dessus de sa tête, avant de regarder la femme, pencher la tête sur le côté, et hausser un sourcil.
Autre chose ?
Soupçon d'effronterie dans ses yeux, pointe d'ennui exagéré dans sa voix.
Shalima
Shalima enregistre les renseignements fournis avec un plaisir évident par la sauterelle, lui sourit à nouveau.
Je te remercie, Zãzanilli. J'espère te remercier autrement que par des mots, un jour. Tu es la première personne à qui je parle depuis des lunes, je ne pensais pas en être encore capable... Que les dieux te protègent. Tito, jolie petite sauterelle...
Shalima lui fait un signe de la main, et part vers le temple. Peut-être aura t-elle là bas des réponses à ses questions. Pourquoi devait-elle à tout prix venir ici, à Cuamantzingo ? Un prêtre pourrait-il le lui dire ?