Adrian
Peu de temps après un cours improvisé par un écuyer vif et une Tempête(1)...
Le temps s'obscurcissait sur Ryes, cet après-midi là. On était encore à la période crépusculaire, à la frontière des temps chauds et froids de l'année, où la météo hésite à basculer entre deux tendances opposées, et où leurs confrontations créent les perturbations les plus fortes et les plus insoupçonnables : j'ai nommé les giboulées...
Et alors que la journée s'était commencée sur un temps assez clément, et que seuls deux ou trois nuages blancs auguraient d'une journée assez douce, le temps du déjeuner était venu détromper le jeune Faucon sur un possible après-midi à regarder le ciel et à bailler aux corneilles. Déjà parce que son chevalier ne l'aurait pas permis. Et ensuite, bien sûr, parce que ce fichu temps ne désirait pas se maintenir. On sortait tout juste de l'hiver. Les semences allaient commencer à réellement prendre leur essor, et les champs brunis et dénudés se couvrir de blonds et lourds épis que l'on ramasserait au plus fort de l'été. Les forêts n'avaient jamais été aussi sombres et touffues. Ryes connaissait encore un peu la boue, par les dernières pluies persistantes qui pouvaient éclater de temps à autre. Les entraînements se faisaient encore avec les chausses pleines de boue. Adrian, peu fatigué après cet exercice, était allé déjeuner aux cuisines. Pour cela, il avait pénétré dans le donjon, dont les personnes de son rang ne pouvaient voir guère de pièces, et avait suivi deux ou trois couloirs obscurs où les torches brûlaient encore, dispensant leur indispensable lumière. Il était parvenu dans la cuisine en même temps que trois hommes d'armes qui finissaient leur ronde, et avait déjeuné à proximité, à la même table. Un bol de bière avait fait office de boisson, de la bonne bière normande brassée non loin d'ici par des moines avec lesquels la forteresse entretenait parfois commerce. Sur une tranche de pain faisant office d'assiette étaient venus beurre, viande fumée, et soupe de légume de saison (principalement potimarrons et rutabagas, avec un peu de navets). Le tout ingurgité, il avait achevé en prenant tisane de plantes copieusement arrosée de génépi, et, repu, s'était préparé à retourner dans la Tour Achille, pour s'occuper de briquer affaires que son chevalier devrait bientôt emporter en Bourbonnais, où elle devait être appelée sous peu(2).
Adrian, ainsi, remontant des cuisines où il avait peu parlé et où il avait laissé les hommes d'armes finir par des jeux de dés, il avait regardé les cuisiniers préparer le pain pour le soir avant de remonter, et de vouloir sortir du donjon. Ainsi devrait-il passer devant les Tours Hermes, et le haut poste de garde, avant que de parcourir une partie de la haute cour, et de s'engouffrer dans la Tour Achille, qu'il grimperait à toute vitesse, jusqu'aux quartiers de son chevalier, Cerridween de Vergy.
Pour sortir du donjon, il devait passer des cuisines à la salle de réception qui servait lors de l'accueil de visiteurs importants, où des tables de banquets pouvaient accueillir les suites des cérémonies de passage de grade, et d'intronisations. De cette pièce, il repasserait dans le hall central du donjon, sur lequel s'ouvrait la salle du chapitre et un grand escalier, et de là sortirait. Jusqu'au hall central, il emprunterait ainsi la galerie des Braves, objet de culte des légendes antiques de l'Ordre, et des chevaliers vénérables qui avaient façonnés la destinée de l'Ordre à l'animal cabré. Le lieu où tout chevalier français désirait échoir, à un moment ou à un autre.
Adrian était quelque peu fatigué de son réveil aux aurores, et du rythme qu'il tenait actuellement, se rendant chaque jour à des entraînements, s'occupant chaque jour des affaires de son chevalier, parfois récurant la salle d'arme, les douves ou autre activité réjouissante. Comme dit, il s'endormait souvent le soir d'une traite, et dormait comme un loir jusqu'au matin. Aussi ne sera-t-on que guère étonné de savoir qu'il était un peu somnolent en remontant à ce moment de la journée l'antique galerie des Braves. Les nuages noirs constellaient le ciel, et l'atmosphère était lourde et électrique, humide, orageuse. La citadelle dans son entier sentait qu'il lui faudrait bientôt affronter un orage, et un orage sérieux, lessiveur, dont on devrait se mettre promptement à l'abri. Tout se mettait en place.
Le jeune garçon, la chemise encore tâchée de sauce de viande, un peu de soupe à la commissure des lèvres, remontait donc la galerie des braves, éclairée à la torche et par deux fenêtres situées à chacune de ses extrémités. Il avançait lentement, savourant le temps qui suit le repas où le corps hésite entre se laisser aller à un sommeil bien mérité, ou bien de repartir de plus belle. Il n'était pas particulièrement pressé de s'occuper de ranger des affaires dans des malles. Il regardait les murs, s'autorisant à apprécier les noms des chevaliers et leurs hauts faits. Il suivait les tapisseries représentant des scènes d'action fameuses, et ainsi avança... Jusqu'à l'armure de son père. Celle de Hubert Victor Abel Fauconnier. Bralic. Le destructeur. Armure de légende s'il en était que celle du fameux Chevalier noir Comtois. Celle de l'homme qui avait fait brûler le Temple du Masque à Paris, et son repaire à Limoges. Celle de l'homme qui avait tutoyé le pape, et fait trembler des cardinaux. Celle du Machiavel de son temps.
C'était alors son harnois noir que le jeune homme contemplait face à lui. Il avait été transporté à Ryes peu de temps après la mort de l'Ours comtois, et la dernière fois que le jeune homme avait vu son père mort, le corps lavé de son sang, les plaies encore visibles. Elles étaient alors au nombre de 42, de taille et profondeur diverses. Et c'était image terrible en son esprit que le souvenir de ce corps déchiqueté par les coups, les yeux dont on ne voyait plus que le blanc, la virilité simplement cachée par une pièce de toile.
L'armure était lourde, massive, puissante, et imposante. L'armure du chevalier par excellence. Elle était entièrement noire, et ne présentait curieusement aucun reflet métallique aux éclats lumineux (qui, vous le concéderez, vu la météo, ne sont pas nombreux à ce moment...). Le heaume avait une forme circulaire à sa base, et arborait deux cornes dressées. Toute l'armure était hérissée de pointes, qui la faisait ressembler à une sorte de porc-épic métallique de l'effet le plus comique. Et, conçue à la base pour le gabarit de Bralic, elle serait bien loin du gabarit de son rejeton une fois devenu adulte. Elle n'aurait alors plus du tout le même aspect. Mais persévérons.
Tumnufengh était restée en la chambre qu'il partageait avec le Chevalier de Vergy, et il n'avait que le couteau de chasse de son père à la ceinture, à la tête de loup d'argent. Passant devant, Adrian ne put s'empêcher de l'admirer, et de penser à son père. L'armure était ainsi d'excellente facture, et le forgeron qui l'avait reprisée après la mort du Destructeur l'avait fort avantageusement débarrassée des cabochons, des coups, des marques et des éraflures. Elle paraissait ainsi neuve, et d'un aspect gothique absolument merveilleux. Le jeune Faucon s'en rapprocha ainsi, la regardant de plus près, se demandant si un jour il serait digne de l'arborer. Il caressa les gantelets, et vérifia que le cuir de leur intérieur avait encore bon aspect. Par automatisme, il retrouvait l'odeur de son père, cette odeur perpétuellement métallique de l'épée et de l'armure toujours présente, mêlée à la sueur, à l'odeur du cheval, et, parfois... à celle du sexe. Mais celle-là, il l'avait sentie rarement. Et ne saurait la reconnaitre que plus tard. Et même alors, très chers, il refuserait de la reconnaitre dans la circonstance.
Il n'avait que peu de souvenirs de son père, en vérité. Et le principal était celui du corps déchiqueté qui était arrivé à Montbarrey peu de temps après sa mort. Et c'était un regret et un manque, pour lui, que ce père qu'il avait peu connu.
Relâchant le gantelet, le jeune Faucon lâcha alors un soupir profond et sonore, de l'ordre des regrets sûrs et profonds. Et il resta encore, quelques instants, à observer le siège de la puissance paternelle profonde.
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(1): Cf "Maladresse", en salle d'arme.
(2): L'auteur se base ici sur une période antérieure à la mort de Stannis Le Ray, et donc à celle d'Apolonie, où le Chevalier de Vergy fut confronté à Eikorc. Ainsi que, évidemment, tous les évènements qui suivraient à Limoges.
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Le temps s'obscurcissait sur Ryes, cet après-midi là. On était encore à la période crépusculaire, à la frontière des temps chauds et froids de l'année, où la météo hésite à basculer entre deux tendances opposées, et où leurs confrontations créent les perturbations les plus fortes et les plus insoupçonnables : j'ai nommé les giboulées...
Et alors que la journée s'était commencée sur un temps assez clément, et que seuls deux ou trois nuages blancs auguraient d'une journée assez douce, le temps du déjeuner était venu détromper le jeune Faucon sur un possible après-midi à regarder le ciel et à bailler aux corneilles. Déjà parce que son chevalier ne l'aurait pas permis. Et ensuite, bien sûr, parce que ce fichu temps ne désirait pas se maintenir. On sortait tout juste de l'hiver. Les semences allaient commencer à réellement prendre leur essor, et les champs brunis et dénudés se couvrir de blonds et lourds épis que l'on ramasserait au plus fort de l'été. Les forêts n'avaient jamais été aussi sombres et touffues. Ryes connaissait encore un peu la boue, par les dernières pluies persistantes qui pouvaient éclater de temps à autre. Les entraînements se faisaient encore avec les chausses pleines de boue. Adrian, peu fatigué après cet exercice, était allé déjeuner aux cuisines. Pour cela, il avait pénétré dans le donjon, dont les personnes de son rang ne pouvaient voir guère de pièces, et avait suivi deux ou trois couloirs obscurs où les torches brûlaient encore, dispensant leur indispensable lumière. Il était parvenu dans la cuisine en même temps que trois hommes d'armes qui finissaient leur ronde, et avait déjeuné à proximité, à la même table. Un bol de bière avait fait office de boisson, de la bonne bière normande brassée non loin d'ici par des moines avec lesquels la forteresse entretenait parfois commerce. Sur une tranche de pain faisant office d'assiette étaient venus beurre, viande fumée, et soupe de légume de saison (principalement potimarrons et rutabagas, avec un peu de navets). Le tout ingurgité, il avait achevé en prenant tisane de plantes copieusement arrosée de génépi, et, repu, s'était préparé à retourner dans la Tour Achille, pour s'occuper de briquer affaires que son chevalier devrait bientôt emporter en Bourbonnais, où elle devait être appelée sous peu(2).
Adrian, ainsi, remontant des cuisines où il avait peu parlé et où il avait laissé les hommes d'armes finir par des jeux de dés, il avait regardé les cuisiniers préparer le pain pour le soir avant de remonter, et de vouloir sortir du donjon. Ainsi devrait-il passer devant les Tours Hermes, et le haut poste de garde, avant que de parcourir une partie de la haute cour, et de s'engouffrer dans la Tour Achille, qu'il grimperait à toute vitesse, jusqu'aux quartiers de son chevalier, Cerridween de Vergy.
Pour sortir du donjon, il devait passer des cuisines à la salle de réception qui servait lors de l'accueil de visiteurs importants, où des tables de banquets pouvaient accueillir les suites des cérémonies de passage de grade, et d'intronisations. De cette pièce, il repasserait dans le hall central du donjon, sur lequel s'ouvrait la salle du chapitre et un grand escalier, et de là sortirait. Jusqu'au hall central, il emprunterait ainsi la galerie des Braves, objet de culte des légendes antiques de l'Ordre, et des chevaliers vénérables qui avaient façonnés la destinée de l'Ordre à l'animal cabré. Le lieu où tout chevalier français désirait échoir, à un moment ou à un autre.
Adrian était quelque peu fatigué de son réveil aux aurores, et du rythme qu'il tenait actuellement, se rendant chaque jour à des entraînements, s'occupant chaque jour des affaires de son chevalier, parfois récurant la salle d'arme, les douves ou autre activité réjouissante. Comme dit, il s'endormait souvent le soir d'une traite, et dormait comme un loir jusqu'au matin. Aussi ne sera-t-on que guère étonné de savoir qu'il était un peu somnolent en remontant à ce moment de la journée l'antique galerie des Braves. Les nuages noirs constellaient le ciel, et l'atmosphère était lourde et électrique, humide, orageuse. La citadelle dans son entier sentait qu'il lui faudrait bientôt affronter un orage, et un orage sérieux, lessiveur, dont on devrait se mettre promptement à l'abri. Tout se mettait en place.
Le jeune garçon, la chemise encore tâchée de sauce de viande, un peu de soupe à la commissure des lèvres, remontait donc la galerie des braves, éclairée à la torche et par deux fenêtres situées à chacune de ses extrémités. Il avançait lentement, savourant le temps qui suit le repas où le corps hésite entre se laisser aller à un sommeil bien mérité, ou bien de repartir de plus belle. Il n'était pas particulièrement pressé de s'occuper de ranger des affaires dans des malles. Il regardait les murs, s'autorisant à apprécier les noms des chevaliers et leurs hauts faits. Il suivait les tapisseries représentant des scènes d'action fameuses, et ainsi avança... Jusqu'à l'armure de son père. Celle de Hubert Victor Abel Fauconnier. Bralic. Le destructeur. Armure de légende s'il en était que celle du fameux Chevalier noir Comtois. Celle de l'homme qui avait fait brûler le Temple du Masque à Paris, et son repaire à Limoges. Celle de l'homme qui avait tutoyé le pape, et fait trembler des cardinaux. Celle du Machiavel de son temps.
C'était alors son harnois noir que le jeune homme contemplait face à lui. Il avait été transporté à Ryes peu de temps après la mort de l'Ours comtois, et la dernière fois que le jeune homme avait vu son père mort, le corps lavé de son sang, les plaies encore visibles. Elles étaient alors au nombre de 42, de taille et profondeur diverses. Et c'était image terrible en son esprit que le souvenir de ce corps déchiqueté par les coups, les yeux dont on ne voyait plus que le blanc, la virilité simplement cachée par une pièce de toile.
L'armure était lourde, massive, puissante, et imposante. L'armure du chevalier par excellence. Elle était entièrement noire, et ne présentait curieusement aucun reflet métallique aux éclats lumineux (qui, vous le concéderez, vu la météo, ne sont pas nombreux à ce moment...). Le heaume avait une forme circulaire à sa base, et arborait deux cornes dressées. Toute l'armure était hérissée de pointes, qui la faisait ressembler à une sorte de porc-épic métallique de l'effet le plus comique. Et, conçue à la base pour le gabarit de Bralic, elle serait bien loin du gabarit de son rejeton une fois devenu adulte. Elle n'aurait alors plus du tout le même aspect. Mais persévérons.
Tumnufengh était restée en la chambre qu'il partageait avec le Chevalier de Vergy, et il n'avait que le couteau de chasse de son père à la ceinture, à la tête de loup d'argent. Passant devant, Adrian ne put s'empêcher de l'admirer, et de penser à son père. L'armure était ainsi d'excellente facture, et le forgeron qui l'avait reprisée après la mort du Destructeur l'avait fort avantageusement débarrassée des cabochons, des coups, des marques et des éraflures. Elle paraissait ainsi neuve, et d'un aspect gothique absolument merveilleux. Le jeune Faucon s'en rapprocha ainsi, la regardant de plus près, se demandant si un jour il serait digne de l'arborer. Il caressa les gantelets, et vérifia que le cuir de leur intérieur avait encore bon aspect. Par automatisme, il retrouvait l'odeur de son père, cette odeur perpétuellement métallique de l'épée et de l'armure toujours présente, mêlée à la sueur, à l'odeur du cheval, et, parfois... à celle du sexe. Mais celle-là, il l'avait sentie rarement. Et ne saurait la reconnaitre que plus tard. Et même alors, très chers, il refuserait de la reconnaitre dans la circonstance.
Il n'avait que peu de souvenirs de son père, en vérité. Et le principal était celui du corps déchiqueté qui était arrivé à Montbarrey peu de temps après sa mort. Et c'était un regret et un manque, pour lui, que ce père qu'il avait peu connu.
Relâchant le gantelet, le jeune Faucon lâcha alors un soupir profond et sonore, de l'ordre des regrets sûrs et profonds. Et il resta encore, quelques instants, à observer le siège de la puissance paternelle profonde.
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(1): Cf "Maladresse", en salle d'arme.
(2): L'auteur se base ici sur une période antérieure à la mort de Stannis Le Ray, et donc à celle d'Apolonie, où le Chevalier de Vergy fut confronté à Eikorc. Ainsi que, évidemment, tous les évènements qui suivraient à Limoges.
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