Des jours sans nuit, des nuits sans lumière. Des ombres, en revanche, partout. Des ombres sur le visage d'Iliana, ombres d'un silence étrange, qui semblait peser sur tous sauf elle. Elle qui refuse d'ouvrir la porte de ses peurs à un père auquel, pourtant, elle confiait tant de choses avant. Ombres qui pèsent sur les remparts de la ville, mercenaires invisibles dont l'attaque, chaque matin qui se lève, semble n'être plus qu'une lointaine crainte, qui se réveille, obscure, quand la nuit tombe. Ombres qui se dessinent sous les yeux d'un Arthur qui n'en peut plus. Le sommeil qui le fuit, sans cesse. La mairie qui le poursuit, toujours. Et lui qui fuit, comme s'il ne savait faire que ça. Parce qu'il n'a plus de prise nulle part. Parce qu'Ili ne veut pas se laisser approcher. Parce qu'il préfère, plutôt que d'affronter le jour, passer ses nuits à travailler pour la mairie et à veiller sur les remparts. C'est plus facile, faut dire. Epuisant, mais au moins on ne réfléchit pas.
Et ne pas réfléchir, quel bien cela peut faire. Ne pas penser qu'elle est morte. Partie pour jamais dans les limbes du temps. Ne pas penser qu'Orckis a trouvé quelqu'un d'autre que lui. Ne pas réfléchir pour ne pas prendre le risque de retenir son nom, à lui. Ne pas penser qu'Ashara a disparu, qu'elle le boude ou pire... Ne pas penser à sa soeur, engloutie par les flots, il y a si longtemps. Ne pas penser à ce qui peut bien se terrer derrière le regard silencieux d'Iliana. Ni à la part de responsabilité qu'il pourrait avoir là dedans.
Ne pas penser à elle. Pas trop. Le moins possible... Petite fille qui n'en est plus une. Tout Moulins l'a vu, tout Moulins le lui a dit. Murmuré, à demis mots. Il n'a jamais compris les demis mots, Arthur. Pas assez à l'écoute pour ça. Songeur, toujours, dans un autre monde. Le passé? Peut être... c'est ce qu'elle lui a dit, ce jour là.
Ce jour là... Où il a bien fallu qu'il se rende compte qu'elle n'était plus une petite fille. Cataclysme. Elle? Et... et lui? Le monde si bien rangé, si bien reconstruit depuis le gouffre sans fond, toujours tapi quelque part, laissé par Apo,venait de s'écrouler. Et le regard de Cris, qui lui disait "c'est évident, idiot... tu n'avais vraiment rien remarqué?"... Puis Ninon... "les passions qu'on croisent, il faut les vivre jusqu'au bout, Arthur..." Et elle... "pense à notre présent..."
Des phrases qui avaient tournoyé sans cesse depuis, jours et nuits, même s'il avait voulu les chasser, comme les moucherons qui passent entre vos mains lors même que vous ne cherchez qu'à les écraser pour qu'ils vous laissent en paix. En paix? Longtemps qu'il sait que ça n'existe pas. Alors quoi... Se jeter dans ses bras? Et après?
Et après... Elle est jeune. Si jeune. Et lui... il a vécu, déjà. Elle aime les voyages, il ne cherche que le calme. Elle rêve d'aventures, lui ne rêve plus. Elle est rire, il n'est que pâles esquisses de sourires qui ressemblent à des grimaces... Elle rêve de partir, il rêve... d'elle.
Il rêve d'elle, diable de diable, depuis qu'elle a détruit son univers péniblement reconstruit. Elle a promené le feu de sa jeunesse tout autour de lui, elle a brûlé ses mirages et il a enfin ouvert les yeux sur la petite fille disparue depuis longtemps.
Sunie. Diable de diable... Sunie?
Voilà à quoi se résumaient ses pensées, alors que le soir tombait sur Moulins, et que ses pas le menaient, encore et toujours, aux Perles. Là où elle serait. Peut être. Sûrement... elle y était toujours. Et il y retournait, chaque fois. Ils discutaient de tout sauf de l'unique chose qui les préoccupait l'un l'autre. S'en approchaient à mots couverts. Tournaient autour, lentement, en se regardant, comme deux félins autour d'une même proie. Elle voulait partir. Pour ne pas le faire souffrir. Il ne voulait pas la retenir, ne voulait pas être sa chaîne, la priver de sa liberté.
Mais elle ne partait pas. Et il revenait la voir, sans cesse. Chaque minute passée sans elle, il s'échinait à l'oublier, à fuir, à se résoudre à être "sage", comme elle disait vouloir l'être elle aussi en partant. Et chaque minute avec elle était un moment d'éternité, et lorsque ses yeux étaient posés sur elle, il ne comprenait pas comment toutes ces autres minutes, loin d'elle, il avait pu survivre.
Une folie, c'en était une, sans doute. Alors chaque soir, lorsqu'il poussait la porte des Perles, comme ce soir là, il était fou.
Elle était là, tapie dans un coin d'ombre, petit chaton aux aguets, les griffes à peine sorties. Il esquissa un faible sourire, regard épuisé de fatigue, déposa son baluchon dans un coin, et s'installa près d'elle.
B'soir petit chaton. Ta journée fut bonne?
Banalité, encore et toujours. Même lorsque tu ne fuis pas, tu fuis, Arthur. Même lorsque ses lèvres sont à portée des tiennes, tu restes comme un funambule sur son fil, incapable de choisir entre briser la mince pellicule d'air qui sépare l'effleurement du baiser et choir de l'autre côté, loin d'elle, rompre l'instant magique que l'on nomme l'indécision.
Si seulement les choix n'avaient pas de conséquence... Pauvre gamin fou meurtri de faux espoirs... Si vos lèvres se rencontrent, les questions resteront, elles.
Et maintenant? Et après? Et les autres?
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"Je vivais à l'écart de la place publique
Serein, contemplatif, ténébreux, bucolique."