Comment te dire adieu ?
Elle se leva. Lentement, après une dernière pression sur les épaules des deux jeunes filles, et recommandant à Loreleï de se rapprocher de Gabrielle, de ne pas laisser de vide.
Elle s'approcha du corps dans son linceul. Lentement, toujours. Et se baissa pour baiser avec tendresse ce front voilé de blanc. Puis elle se redressa, et fit face à l'assistance, gardant une main sur la tête qui n'abritait plus aucune conscience.
Lentement, toujours lentement. Tout comme, lentement, un sourire triste naquit sur ses lèvres.
S'il y avait une chose qu'il détestait par-dessus tout, hormis voir son entourage souffrir... C'était le voir souffrir par sa faute. Il aimait à être perçu comme un roc : un appui solide. Une épaule toujours prête à soutenir, une oreille toujours prête à écouter, un coeur toujours prêt à aimer, un esprit jamais prêt à juger.
Elle ferma les yeux un instant, les rouvrit avec difficulté, comme refusant d'affronter la vie.
J'ai beaucoup pleuré, Gaborn... J'ai versé sur ta mort plus de larmes que ne semble contenir un coeur. Mais je ne pleurerai plus, quoi qu'il m'en coûte.
Elle émit un petit rire, étouffé, ce genre de rire qui remplace un sanglot.
... Parce que tu serais capable de m'en vouloir si je continuais. Non, mon ami, l'un de mes frères choisis : je ne pleurerai plus. Parce que l'acédie a gagné son combat contre toi, ce combat qu'elle menait depuis des mois et des mois. Parce que tu as le droit d'exiger de partir sur un dernier sourire, toi qui me l'as si souvent fait retrouver. Sais-tu à quoi je pense, pour m'y encourager ?
Son sourire s'accentua.
Je pense à ce jour où tu avais mis Chablis dans une telle rage qu'il t'avait attrapé par le col et t'avait suspendu par la capuche à un crochet en te traitant de petit juge... Et tu riais !
Sa voix s'animait à mesure qu'elle évoquait ce souvenir, perdant cette sonorité métallique et creuse qui avait été la sienne depuis la terrible nouvelle.
Tu riais tant que tu n'as pas réussi à lui opposer la moindre résistance... Et tu riais encore plus une fois accroché.
Sa main libre se serra sur la boule de bois, dont la chaîne était toujours enroulée autour de son poignet.
J'appellerai à moi ces souvenirs-là, Gaborn. Vous tous, continua-t-elle en s'adressant à l'assemblée, vous qui l'avez connu, et aimez, je sais que vous avez de tels souvenirs de lui, propres à vous faire sourire aussi, et si vous n'en avez pas, je vous donnerai les miens. Faites appel à eux, et laissons-le partir sur cette dernière communion : parce que je sais qu'avec ce que je viens de dire, lui aussi sourit en ce moment-même...
Ses yeux brillaient dans la ferveur de cette prière laïque et fraternelle.
Laissons-le partir : il ne sera jamais loin. Il n'abandonnera jamais ceux qu'il aime. Prions pour son âme, lui qui veillera sur la nôtre.
Il sera là.
Elle ferma les yeux, et sa voix s'éleva en un
chant.
Elle est à toi cette chanson
Toi mon Gaborn qui sans façon
M'as donné une boul' de bois
Quand dans ma vie il faisait froid
Toi qui m'as donné ton coeur quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
Ne savaient pas que je souffrais
Ce n'était rien qu'un' boul' de bois
Mais ell' m'avait chauffé le corps
Et dans mon âme ell' brûle encore
A la manièr' d'un feu de joie
Mon Gaborn, puisque tu t'en vas,
Quand le croqu'mort t'emportera
Qu'il te conduise à travers ciel
Au père éternel
Elle est à toi cette chanson
Toi mon Gaborn qui sans façon
N'as jamais quitté ton chemin
Le seul pour toi, celui du bien
Toi qui ouvrais ta huche quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
Ne pensaient qu'à leurs avancées
Ce n'était rien qu'un peu de pain
Mais il leur a chauffé le corps
Et dans leur âme il brûle encore
A la manièr' d'un grand festin
Mon Gaborn, puisque tu t'en vas,
Quand le croqu'mort t'emportera
Qu'il te conduise à travers ciel
Au père éternel
Elle est à toi cette chanson
Toi Bourguignon qui sans façon
As su rester droit comme un I
Au travers de tes avanies
Toi qui n'as jamais faibli quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
N'avaient pas cette volonté
Ce n'était rien qu'un peu de miel
Mais il m'avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
A la manièr' d'un grand soleil
Mon Gaborn, puisque tu t'en vas,
Quand le croqu'mort t'emportera
Qu'il te conduise à travers ciel
Au père éternel
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Vous pouvez utiliser mes lettres RP.Héraldique