Il se lève. Lentement, l'énorme exuvie d'ébène se redresse, alors qu'un genou craque, autant à cause du froid que de l'humidité. Bruit de craquement sourd. René n'a plus de colère. René n'a plus... René... RENE!
Bataille. Blanc et Noir. Colère et Paix. Bataille. Tremblements. Poings qui se serrent. Pas de souvenirs. Pas de noir. Plus de noir. Plus besoin. Il se cramponne. Le chevalier... René, le Chevalier! RENE!
Les yeux s'ouvrent sur la cellule où le noir est quasiment complet. Et René... René... n'a plus de colère. Il n'a plus de haine. Se cramponnant à ce souvenir comme à une torche, il explore le fond caverneux de sa vision, regardant l'être désarticulé et décharné qui lui fait face. La colère a été soufflée. Comme une chandelle. Il peut même apparaître étrange qu'un sentiment, que l'on a pris tant de temps à créer, que l'on a poli, auquel on s'est accroché pour parvenir à ses fins, nous lâche tel un pneu dégonflé. Les sentiments sont évanescents et aident à vivre, c'est bien connu. Mais ne sont pas toujours utiles.
René avait voulu créer conflit pour provoquer la sortie de l'Autre. Il voulait découvrir son adversaire, pour mieux comprendre comment le combattre. Il avait eu en fait de la chance que Cerridween rentre, car elle lui avait épargnée du travail. Il n'avait pas eu à se dévoiler, à rentrer profondément dans les ambitions de contrôle qui l'assaillaient, face à ce pantin désarticulé, relié à ses fils comme une marionnette prête à être concassée. Il avait compris. L'Autre n'était qu'une créature de malheur, de mal-être, de haine et de colère. Il se nourrissait de tout cela. C'était l'Outre-Mangeur. Le Monstre affamé qui parcourt les terres, à la recherche de nourriture, qui n'a pas de nom et ravage tout sur son passage... Mais, comment est terrassé l'Outre-Mangeur, à la fin de l'Histoire?
René se souvenait de ce petit conte que l'on racontait aux enfants, voilà bien longtemps. Il tenait lieu de croque-mitaine, pour les aider à dormir. Quelle était la solution pour détruire l'Outre-Mangeur?
René, quoi qu'il en soit, n'avait plus de colère ou de haine contre cette bête qui se trouvait face à lui. Il avait étouffé sa haine et sa colère, et les avaient transformées en une arme beaucoup plus efficace: la pitié. Enguerrand de Lazare, Nadji, lui faisait pitié. Il avait de la pitié pour cet homme, qui avait accepté l'un des pires compromis de toute la création, qui avait accepté cette horreur en lui, car... Car il était trop malheureux pour continuer seul à vivre. Le Néphillim avait joué ce rôle. Il l'avait maintenu à la vie. Il l'avait cramponné. Puisque tout amour était mort en lui, le Néphillim avait puisé dans la haine, dans la souffrance, dans la colère. Sentiments très productifs énergétiquement. Mais tellement auto-destructeurs...
Et René se souvenait. Il se souvenait de l'Histoire de l'Outre-Mangeur qui dévalait des montagnes aux plaines, dévorait Gilles l'Arbalétrier, Gaspard le Meunier, Robert le Bibliothécaire, avant de s'en aller, jamais repu. Il se laissait aller, dévorant au passage les gens. Et une seule personne avait su empêcher l'Outre-Mangeur de continuer.
Car le Monstre sans nom, un jour, tomba sur le paladin qui le défit. Et quel paladin, mes amis, que...
Cette petite fille.
Une petite fille, blonde aux nattes en pâte à crêpe, semblables à l'or des blés de l'été. Une petite fille coquette et gentille, qui jouait à la poupée. Face à l'Outre-Mangeur, elle s'était levée, l'avait regardé. Et celui-ci n'avait pas su la dévorer. Car... Elle n'avait pas de colère. De haine. De souffrance. Elle n'avait que de la curiosité. Elle l'avait regardé, lui avait demandé "Quel est ton nom?". L'Outre-Mangeur n'avait su que répondre, et se dandinait, d'un pied sur l'autre. Alors la petite fille s'était émue, car toutes les créatures créées par Dieu avaient un nom. Et dans le paisible petit village, face à l'Eglise du Seigneur, cette petite parvint à détruire l'Outre-Mangeur. Elle s'avança vers lui, lentement. Et fit ce que personne ne ferait avec un monstre ; Elle le prit dans ses bras. Elle le serra contre elle, grande masse difforme et monstrueuse, et, montrant qu'elle n'avait pas peur de lui, elle lui dit bientôt: "Je t'en donnerais un. Tout le monde doit avoir un nom".
Et l'Outre-Mangeur avait été si ébranlé par cette petite fille, qu'il ne parvenait pas à manger, qu'il s'aperçut bientôt qu'il n'avait plus faim. La soif de haine et de colère qui l'avait empli s'était tue. Par l'Amour, et par le simple fait de ne pas avoir peur, et de lui avoir donné un nom, cette petite paladine avait finalement détruit le Monstre en lui. Pour le faire redevenir tel qu'il était, au commencement : une simple pousse de vent, porté par les vents chauds.
Elle avait vaincu un Monstre. Sans armes. Sans efforts inutiles. Par la seule force de sa Bonté.
Et René se souvenait de cette histoire : il la voyait, en face de lui. Il s'avança, et prit au fond du sac la bouteille d'eau de vie. Il s'avança, pesamment, jusqu'à Enguerrand. Tentant de l'attraper, le Cavalier se débattit violemment, et René, sans poser la bouteille, ne pouvait pas s'approcher. Finalement, par effort de douceur et de patience, il parvint à son but, immobilisant un bras et forçant la tête à s'incliner en avant, après avoir posé la bouteille sur la paille crasseuse. Il se releva, et reprit la bouteille. Mettant sa main en cuillère, il ouvrit la bouteille d'alcool, et en versa un fond dans sa main. Il débarbouilla Enguerrand. Il lui enleva la crasse accumulée des derniers jours, et lui rendit visage humain. Il ne parlait pas. Il agissait. Il n'avait pas visage haineux. Seulement attitude neutre, attitude de bonté. Une fois le fait accompli, René lança vivement la bouteille qui atterrit maladroitement cahin-caha sur le sac.
Il était désormais très proche d'Enguerrand. Logeant son gigantesque corps au plus près du cavalier, il lui bloqua les bras de son torse énorme, et avança son visage vers le sien. Puis, alors que le cavalier continuait à se débattre, lentement, il ouvrit la voix.
- " Tu as peut être pris le dessus, mais Enguerrand existe toujours. Tu ne peux l'empêcher d'avoir accès à tout. Tu ne peux pas, parce que tu sais comme moi qu'il ne le veut pas. Tu n'es pas là par hasard, tu es là parce qu'il l'a voulu.
Tu m'entends, Enguerrand? Personne ne l'A créé. Ni Cerridween. Ni moi. Ni toi. Il n'est qu'une création de Dieu, ou du Sans-Nom, qui va, et vient, à la recherche d'un corps qui l'accueille. Pourquoi tu l'as accueilli, je ne sais. Mais tu l'as fais. Et il est là. Désormais que le mal est fait, il n'est plus temps de le changer. Tu as eu besoin de lui, un jour. Mais il pourrait causer ta perte.
...
Regarde-moi. REGARDE-MOI! "
Le cavalier se débattait. Il tentait de s'échapper de la poigne du géant, qui le forçait à tenir le visage immobile. Le géant mit ses yeux en face de ceux de la bête, en face de lui. Ils étaient à une poignée de pouces. Kékidi lui prit la tête des mains, pour qu'il cesse de bouger. Il le força à le regarder. Lentement, avec application. Enguerrand vint bientôt à cesser de regarder alentour, et de regarder ces grands yeux, qu'il avait face à lui. René avait les pupilles dilatées à l'extrême. Il ouvrait ses yeux en grand. Et lentement, très lentement, Enguerrand, lui aussi, ouvrit les yeux. Une connexion se fit. Si tu, toi qui me lis, ne crois guère à quelque magie existant dans le monde, entre les hommes ou les êtres, alors... Eloigne toi vite de ceci. Car c'est bien Magie qui, alors, joua son oeuvre. Pour René et Enguerrand, en tout cas. Car les yeux, fondus les uns dans les autres, créèrent... Connexion. Quelque chose se fit. Un pont s'établit. Une porte s'ouvrit à la volée, loin, quelque part.
René perforait les défenses de l'Autre. Il s'insinuait. Il avançait. Il avait peu conscience de son corps. Et pour la Rousse, ils ne devaient être que deux silhouettes quasiment immobiles, seulement vivantes par le souffle lent et profond qui sortaient des gorges. René, soudain, trouva Enguerrand. Il ne le sut pas, évidemment. Y'a pas marqué "La Poste", non plus. Mais il sentit que quelque chose changeait. Parla-t-il? Ou le dialogue fut-il confiné entre eux? Même la Rousse, assurément, aurait du mal à le savoir. Murmuraient-ils? Ou bien une communication plus directe se fit-elle? Quoi qu'il en soit, quelque chose passa...
" Enguerrand.
Tu sais que tu ne peux sortir d'ici sans avoir repris les commandes.
Tu sais que tu ne peux plus vivre comme ça.
Tu sais les conséquences, si l'on se rendait compte de qui tu as en toi.
Tu sais qu'Elle t'aime.
Tu sais que tu as des amis, là-haut, qui tiennent à toi.
Tu sais que tu ne peux te complaire dans la lamentation perpétuelle sur le passé.
Tu sais que tu ne dois pas le laisser prendre les rênes.
TU décides. TU fixes les règles. C'est ton corps, pas le sien. TU as le pouvoir de le lier. Ou, à tout le moins, de cohabiter. Je sais que tu es là. Que tu écoutes. Accordes-toi avec lui. Parvenez à compromis. Car sinon, tu sais déjà que tu ne sortiras pas. Tu n'as aucune chance. Vis, Enguerrand. Pour Elle. Je te l'ordonne. Elle mérite d'être heureuse. Elle mérite de vivre. Avec toi. Par toi. Elle te mérite, aussi. Ne te complais pas dans la fange, quand tu peux être heureux.
Cohabites avec lui. Soyez heureux. Et ainsi, alors, tu sortiras d'ici.
Dépêches-toi... "
Les yeux se ferment. L'étreinte se desserre. René s'écarte. Il tremble. Il titube, quelques pas, jusqu'à un mur. Des larmes coulent, sur ses joues, silencieusement. Il l'a fait. Il s'est détaché. Il a renoncé à tout possible avec Cerridween de Vergy. Et ce n'est que cela, en vérité, qui le fait pleurer, lecteur. Et non un quelconque sentiment de service rendu. Car la suite, vous le savez, ne dépend que d'un seul homme.
Les yeux sont les porteurs de nous-même. Ils sont des portes, avec notre esprit. Et ce n'est pas pour rien que les nouveaux-nés ont les yeux les plus ouverts, et qu'ils cherchent toujours le fond de vos yeux. Car, pour découvrir les hommes, quoi de mieux que de les regarder au fond d'eux-même?
Cette nuit, un bouton éclôt. Et un lotus, lent, vacillant, s'élève lentement au-dessus d'une mare de boue. Tiendra-t-il sur la longueur? Cela, lecteur, ne dépend que de la suite. Et de votre attention...
_________________
"Un tavernier sachant tavernir doit savoir tavernir sans sa serveuse, nan?"
René Dangieu, à vot' service. Mais on m'appelle "Kékidi" aussi. 'Jamais compris pourquoi, d'ailleurs...Hein? Kékidi?