[Chez Oniki]
Oniki rentra chez elle au pas de course, lesprit en ébullition, un curieux pressentiment lui collant au corps ; elle avait limpression que, pour une fois, ses recherches pourraient avoir une issue. Cétait la première fois quune personne faisait référence à quelquun que son père avait pu côtoyer. Elle qui avait presque fini par se persuader que ce carnet navait pas été écrit par son père, quil sagissait ni plus ni moins dune histoire et que les noms cités en nétaient que les protagonistes. Toutefois, elle avait toujours refusé de se débarrasser du journal.
Arrivée chez elle, elle avait à peine refermé la lourde porte, quelle courait jusquà sa chambre sans prendre le temps de retirer ni sa cape, ni son épée. Elle ouvrit larmoire dun geste brusque qui trahissait sa précipitation. Le journal était placé sous une pile de lettres importantes quelle conservait, près dune pile de vieux vêtements quelle utilisait pour ses rondes. Elle sen empara et resta là un moment, immobile, à en contempler la reliure, la caressant du bout des doigts. Cette dernière était finement ouvragée, on aurait dit un de ces livres que le curé entreposait sous clé dans la sacristie et destinés, selon elle, à ne jamais être lus. Des armoiries ornaient la couverture.
Elle redescendit dans la pièce principale et posa le livre sur la table. Elle prit alors le temps de retirer sa cape et son épée, de remettre quelques bûches dans lâtre, de ranger quelques petites choses, comme pour retarder le moment douvrir le carnet, den recommencer la lecture une nouvelle fois. Elle finit par se décider à sassoir et ouvrit le journal. Les pages étaient jaunis, mais lécriture qui les habillait navait curieusement rien perdu de son intensité. Lécriture était élégante bien quun peu trop sèche par endroit. Oniki sétait souvent amusée à dresser le portrait de son père daprès cette écriture. Elle limaginait comme quelquun de cultivé, dinstruit de part lélégance des pleins et des déliés, mais aussi de déterminé et dimpatient de part la gaucherie de certains passages. Le contenu du texte avait fini de mettre en lumière ses traits de caractère ; il devait être rigoureux, sévère dans son jugement, coléreux et surtout, loyal. Elle savait quelle tenait cela de lui, de même que la rigueur. Son père semblait respecter la famille chez qui il travaillait au-delà de ce quun employé doit à son employeur. Il lui semblait même que ses propos trahissaient un lien plus profond, une amitié peut être.
Les premiers passages du carnet dataient de 1427, deux ans avant sa naissance. Son père était alors intendant dans un domaine de Savoie appartenant à la famille de Saingéry, nom qui ne lui disait absolument rien. Apparemment cette famille avait été déchue, on ne prononçait même plus leur nom à la Cour. Au début du journal, il décrivait abondamment le domaine dont on lui avait confié la gestion. Il était fier de ce poste et veillait à ne pas décevoir ses bienfaiteurs.
Le reste du journal décrivait les allés et venues de la famille de Saingéry, leur implication politique, le faste de leurs réceptions, les intrigues de la Cour et ce qui se disait dans les couloirs.
Puis, dans les dernières pages, il nétait plus question de la famille Saingéry, seulement de Josquin Toureneux, comme si lon passait à une autre histoire sans introduction, plutôt
comme si on avait arraché des pages sans quil y en ait aucune trace.
Citation:24 février 1438,
Je pars à la recherche de Josquin Toureneux. On ma dit quil se trouvait près de Chambéry. Il faut que je rejoigne Dié dans le Duché du Lyonnais Dauphiné.
Citation:12 Mars 1438.
Après 10 jours de route, jai pu atteindre Dié. Jai poussé plus au Nord jusquà Chambéry, mais jai beau chercher, aucune trace de Josquin Toureneux. Personne ne semble lavoir vu à Belley, ni à Annecy non plus.
Citation:18 mars 1438
Jai retrouvé sa trace plus à lEst du coté de Moustier en Tarentaise, mais jarrive trop tard. Il nest plus.
Que le Très haut veille sur lui.
Le dernier passage était vraiment étrange. Oniki se demandait si elle nallait pas porter une bien mauvaise nouvelle à Melilou. Josquin Toureneux était mort, cest du moins ce que son père avait écrit. Elle ne connaissait pas très bien la jeune femme, mais elle ne souhaitait pas lui causer la moindre peine, aussi appréhendait-elle la rencontre de ce soir.
Lexcitation de tout à lheure était retombée, la fatigue et la lassitude se faisaient sentir. Elle referma le carnet et monta se coucher. Le froid la réveilla quelques heures plus tard. La nuit était tombée, il était temps de se rendre chez Melilou. Limpatience de ce matin était retombée, Oniki était habitée dune étrange sérénité, comme si chaque chose devait arriver et quelle ne pouvait que sy résigner. Elle se changea, mis une robe propre et enfila une cape bien chaude. Elle hésita à prendre son épée, toutes sortes de brigands hantaient la ville dès la tombée de la nuit. Mais elle se ravisa, cela aurait été ridicule avec sa robe et puis, elle restait armée après tout, même si cela nétait pas apparent. Elle prit le carnet et sortit.
[Chez Melilou]
Les venelles étaient désertes et le froid mordant, mais elle ne pressa pas le pas pour autant, levant les yeux vers le ciel dégagé, vers les Pléiades, vers cette septième étoile presque invisible sensée veiller sur elle
Quelle tour lui réservait-elle encore ? Elle arriva devant la maison et frappa. La porte souvrit presque instantanément sur Melilou qui la priait dentrer. Sa fébrilité était flagrante, ce qui la fit sourire. Elle entra.
Bonsoir
Vous mattendiez, on dirait.
Oniki ne fut pas vraiment surprise de trouver Galeazzo ici, elle avait déjà deviné quun lien existait entre eux deux ce matin. Elle jeta un rapide coup dil à la chaumière, lendroit était modeste mais ordonnée et il y faisait bon. Elle retira sa cape et prit une chaise, tout comme Melilou. Cela ne servait à rien de prolonger les politesses, ils étaient tous impatients davoir des explications, aussi plongea-t-elle directement dans le vif du sujet.
Jai amené le journal de mon père, comme convenu
Les passages qui concernent Josquin Toureneux se trouvent à la fin. Il ny en a que trois seulement, et ils sont très brefs
dailleurs, jai peur que le dernier passage ne te déplaise Melilou
lui dit-elle en la regardant dun air inquiet.
Oniki déposa le livret sur la table, les flammes de la cheminée faisaient luire doucement lécusson, le regard des deux autres s'accrochant un instant à ces armoiries avec un peu de curiosité. Elle ouvrit le livret et leur donna lecture des passages qui faisaient référence à Josquin Toureneux.
A présent, vous allez peut être pouvoir me donner plus dexplications
Qui est au juste ce Josquin Toureneux ? Quels rapports a-t-il eu avec mon père ?
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En deuil de sa sur...