Guillaume_de_Jeneffe
Parce que quand on lit Frank Herbert en écoutant Mastodon dans un Thalys on a soudain l'envie de reprendre le clavier, petite contribution à ce qu'auraient pu être les pensées de Guillaume un soir de garde.
La nuit venait à peine de tomber, et déjà le vieux chevalier se sentait seul. Aristote seul sait pourquoi il avait encore accepté cette mission. Lui seul se posait-il encore la question ? Non, elle était une évidence pour lui depuis bien des années. Danger lui avait-on dit. Il n'avait pas réfléchi, fait seller sa monture, ordonné que sa mesnie se mette sur le pied de guerre et tout s'était poursuivi comme il en était depuis toujours pourrait-on penser. En deux jours, il avait atteint ce petit bourg. Guère de prétention, une ville de province comme le royaume en compte des centaines. Florissant un jour, certainement. Mais qu'en restait-il aujourd'hui ? Rien d'exceptionnel, rien qui ne devrait laisser son nom à la postérité. Rien qu'une muraille qui avait du assister au sacre de Louis le Saint. Et c'est sur cette muraille qu'il se trouvait aujourd'hui. Comme elle était-il. Usé par des années d'existence. À supporter les guerres comme la pluie, à vivre les escarmouches comme à jouir du soleil.
Mais à cette heure, le soleil avait déjà disparu. Il se retrouvait seul, seul avec ses pensées. Et pensées qui pour une fois allaient plonger plus profondément en son inconscient. Se faisait-il si vieux qu'il ne s'y opposerait plus comme avant ? Non, ce soir, il avait besoin, il voulait se sentir vivre, se sentir vivre au travers de ses souvenirs, seuls vestiges de ce qui avait fait son existence, qui lui avait apporté la réputation qui fut la sienne, alors qu'il n'était plus aujourd'hui qu'un homme bien trop vieux pour ce monde, qui aurait du rejoindre le paradis des guerriers depuis bien des lustres... Le paradis ou l'enfer, le savait-il seulement ? Alors, il ôte son bassinet. Inutile à cette heure de la nuit. Il n'y a plus personne à effrayer par son apparence de dragon de fer. Le dépose sur un créneau... Encore un vestige dépassé par le temps et les techniques. Et respire cet air. L'air des montagnes, une odeur qu'il n'a plus sentie depuis des années. La brise prend dans le reste de ses cheveux, auparavant si long qu'il devait les ramener sur son crâne au moment de disparaître sous le métal. Aujourd'hui, la brise caresse son crâne sous les quelques centimètres de ce que certains appellent encore une chevelure. Bien des choses ont passé, bien des choses se sont effacées... Alors, le vent lui rend ces souvenirs, à lui, l'homme de chair toujours vêtu de métal... Avait-il seulement ôté sa traditionnelle chemise de mailles le jour de son mariage ? Il ne pouvait même plus s'en souvenir...
Il les revoyait, tous ces voyages, il les pleurait autant qu'il pleurait ceux qui l'y avaient accompagné. Qu'avait été son existence ? Un ramassis de guerres, de joutes, de coups de mains, de siège, d'un côté et de l'autre du trébuchet, comme il le disait parfois. Un instant, sa dextre vient se perdre sur son crâne, cherchant vainement un vestige de sa crinière passée. Sa vie n'avait guère été que guerres. Et jamais il ne l'avait regretté. Savait-il vraiment pourquoi ? Il s'y était senti vivant, étrangement vivant entouré de la mort qu'il répandait et qui jamais ne l'avait étreint. Elle lui avait pourtant tout pris, plus encore qu'elle ne lui avait tout donné. Il les revoyait, les visages de ceux et de celles qui étaient tombés au combat, et que pour certains il avait laissé mourir seul....
Sa vie n'avait donc été que cela, dictée par une absurde adoration adolescente des comptines de trouvères et de commères. Il s'y était perdu, n'avait pas cherché à en sortir. Un jour, il se l'était promis, alors qu'il venait de voler un quignon de pain, ou de dormir à nouveau dans une grange abandonnée par les humains mais pas par la puanteur. Il serait chevalier, il embrasserait cette voie. Pas pour changer le monde ou sauver la veuve et l'orphelin. Non, simplement parce qu'un chevalier impressionnait plus le jeune enfant que l'évêque ou le marchand. Dans son univers de jeunesse, à des centaines de lieues de ce qu'était la vraie guerre, la vraie vie de cour, un enfant s'était juré porter cuirasse. Et il avait suivi ce rêve. Ce rêve qui lui avait donné des amis, une famille, une raison de vivre, une raison de mourir. Cette vie n'avait-elle donc été qu'une éternelle malédiction ? Celle de laisser les autres mourir et de devoir vivre sans eux, sans plus le réconfort de leurs paroles de leur expérience, de leur conseil. Il l'était donc devenu, cet Ancien que certains regardaient avec déférence, d'autres avec mépris. Et c'est sur lui que maintenant on se reposait, quand on le jugeait utile. C'est lui qui parfois se demandait, quand personne ne pouvait plus l'entendre, pourquoi il était encore là. Tout ce qu'il avait fait, d'autres l'avaient repris. Rien de tout cela n'avait vraiment disparu. Sa présence-même avait-elle été indispensable ? Il en doutait parfois, souvent, quand il voyait ce qui avait été fait sans lui. Et toujours, il vivait, devait voir de ses yeux les signes de son incompétence, de son infériorité.
Ses bras se déplient alors de devant son armure, la dextre lâchant le pommeau de l'épée, pour venir se poser sur ce rempart qu'il veille toujours. De toute sa masse, il vient s'appuyer sur ses deux gantelets de métal qui cachent des mains n'ayant que bien rarement caresser la peau des enfants et des femmes. Et son regard se porte loin vers le bas, au pied de ses remparts qu'il devine plus qu'il ne voit. Il voudrait sauter, ou au moins laisser choir une larme dans cette profondeur obscure. Mais rien ne vient. Il ne veut se tuer, alors même qu'il regrette parfois que d'autres ne l'aient fait pour lui. Il ne sait pleurer sans voir un corps étendu. Même le souvenir de leur mort n'éveille plus en lui que mélancolie. Les pleurs, cela fait bien longtemps qu'il ne combat plus pour les cacher. Maintenant, il devrait se battre pour les faire naître. Mais de cela aussi il est maintenant strictement incapable. Est-il encore seulement humain ce chevalier qui veille une ville endormie dans l'indolence des bonnes gens ignorants ce que d'autres trament pour eux ?
Un crachat, c'est tout ce qu'il peut faire naître de lui... Vaut-il seulement mieux, lui qui a tant jugé les gens et les âmes tout au long de son existence ? Vaut-il mieux qu'un crachat, abject reliquat d'un être composé d'eau pour près des trois quarts ? N'est-il pas qu'un reste de cette existence humaine qui put être si glorieuse et qui n'est plus qu'un conte pour marmot ?
Avant, il se serait relevé, il aurait crié, argumenté, Dieu sait qu'il aimait cela, discuter, négocier, concilier et parfaire un accord. Il aurait rappelé que c'est ce passé qui avait fait ses terres si grandes, que cette sagesse ne peut disparaître, que la modernité des hommes de robe, des penseurs en chambre n'était que fumisterie. Que sans la défense des traditions, des armes, des valeurs qui mettent l'homme, de guerre toujours, au-dessus de la mêlée, un pays court à sa disparition car la faiblesse n'est pas de mise dans cet univers ? Aujourd'hui, il revoit les charges, les lances transperçant les cuirasses, éviscérant à tout va, fauchant des existences avant même l'âge d'être père. Son souvenir se meuble de rouge, sa vue se couvre de sang couvrant ses yeux. Son monde n'est plus que cela, rouge ? A-t-il jamais été autre chose ? Même cette orientale couronne offerte par l'amour d'une dame est rouge. Le sang le marque, et le poursuit, et il n'a eu de cesse de ne jamais le fuir. Comme s'il y avait pris goût. Il se souvient de son sourire à l'instant où ses éperons vont mordre les flancs de sa monture. Il sait qu'il se réjouit, il sait qu'il aime cette guerre lorsqu'elle va se déclencher. Il se souvient de sa malsaine excitation lorsque les rangs ennemis se rapprochent, et qu'il sait que pour quelques heures, plus rien ne l'atteindra que la douleur et la joie d'abattre sa lame sur les crânes qui passeront à sa portée. C'est un deuxième crachat qui vient couronner cette pensée. Encore plus sombre, encore plus rauque que le précédent.
Oui, son monde est rouge. Et il n'a pas su l'épargner à sa famille. Pourquoi donc a-t-il créé des armes de gueules à sa fille, la seule qui aurait pu adjoindre le nom de Jeneffe à la douceur, au calme et à autre chose que le sang. Non, il l'avait anoblie de rouge et elle avait suivi sa voie, les cadavres composant les notes de ce requiem de leurs existences. Il ne s'aimait pas quand il pensait ainsi, découvrant ses faiblesses au seul qui pouvait les comprendre, à lui-même. Il se voyait faible, ainsi qu'aucun ne voulait ou ne pouvait le voir. Dans les insultes qui avaient composé son portrait autant que l'avaient fait les compliments, jamais ce terme n'était revenu. Savaient-ils seulement ce qu'ils le faisaient rire, tous ceux qui avaient essayé de le blesser avec leurs inventions ? Ridicules petits pantins secoués par les fils de l'envie et de la bêtise, de la jalousie et de la... haine. La haine... Celle qui se rappelait à lui, parfois... Quand il revoyait ces visages, ces masques de mesquineries, ces caricatures de monstres. Ceux qu'il ne regrettait pas d'affronter. Certains étaient passés outre cet obstacle bien haut, mais ils étaient rares, et lui-même ne savait pas pourquoi ni comment ils y étaient parvenus. Oui, cette haine, lui aussi la connaissait. Pourquoi donc se croyait-il meilleur que les autres ? Tu n'es qu'une caricature, Jeneffe, une aberration qui disparaîtra un jour, et qui attendant souffrira plus que ce que l'on saurait dire.
C'est une bourrasque qui lui fait remonter le visage. Devant lui, rien que la sombre nuit qui n'en est qu'à son commencement. De nombreuses heures restent encore à l'isolé chevalier qui veille cette ville dormante. Et avec elles de nouveaux démons. Cherche-t-il à les exorciser ou n'est-il plus capable de les vaincre ? Il se pose la question, l'espace d'un instant. Il se fait vieux, et ce n'est plus en plaisantant avant de briser lance en champ clos qu'il le dit. Il le dit parce qu'il le sait. Et que sa malédiction, il ne sait quand elle prendra fin. Il ne veut vraiment le savoir, d'autre part. Il a peur de la réponse. Oui, le chevalier a peur. Il l'admet, pour une fois. Plus question de plastronner devant les jeunes ou de réveiller le courage de frères abattus. Plus question de se cacher, juste le temps d'admettre ses faiblesses, ses erreurs.
Trop nombreuses pour les dire, trop nombreuses pour les affronter. Certaines se font jour, certaines restent terrées. Des paroles foulées au pied, rares depuis qu'il reçut l'épée de son frère sur les épaules et le crâne. Des pensées indignes de l'idéal qu'il a passé sa vie à défendre. Il suffisait de les chercher et déjà elles se répandent en son esprit. Quel masque que ce noble chevalier qu'il aimait à être. Pensait-il vraiment ainsi racheter ce qu'il avait été ? Pensait-il pouvoir se cacher. Mais en avait-il vraiment eu besoin ? Combien de témoins de tout cela peuvent encore en parler ? Combien ne nourrissent pas les verres des cimetières des villes ? Et combien y ont-ils vraiment prêté attention ? Que crois-tu vieux fou ? Penses-tu vraiment que l'on se soit soucié de toi, tout au long de ton existence ? Tu leur as servi, tu les as servis pour certains. Pourquoi aurais-tu pu représenter plus ? Tu es seul chevalier...
Regarde autour de toi, il n'y a rien, rien que toi, seul sur des murailles dont personne ne veut.
Une lumière, une autre, des torches, des murmures, des gens se rapprochent. Et ils ne sont pas dans la ville. Non, ils y viennent. Alors que les portes sont fermées, qu'on ne les laissera pas entrer. Une attaque... Comme prévu, comme redouté. Alors, lentement, le chevalier reprend son bassinet, l'abaisse et son visage disparaît. Et sous le métal, un sourire guerrier renaît...
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La nuit venait à peine de tomber, et déjà le vieux chevalier se sentait seul. Aristote seul sait pourquoi il avait encore accepté cette mission. Lui seul se posait-il encore la question ? Non, elle était une évidence pour lui depuis bien des années. Danger lui avait-on dit. Il n'avait pas réfléchi, fait seller sa monture, ordonné que sa mesnie se mette sur le pied de guerre et tout s'était poursuivi comme il en était depuis toujours pourrait-on penser. En deux jours, il avait atteint ce petit bourg. Guère de prétention, une ville de province comme le royaume en compte des centaines. Florissant un jour, certainement. Mais qu'en restait-il aujourd'hui ? Rien d'exceptionnel, rien qui ne devrait laisser son nom à la postérité. Rien qu'une muraille qui avait du assister au sacre de Louis le Saint. Et c'est sur cette muraille qu'il se trouvait aujourd'hui. Comme elle était-il. Usé par des années d'existence. À supporter les guerres comme la pluie, à vivre les escarmouches comme à jouir du soleil.
Mais à cette heure, le soleil avait déjà disparu. Il se retrouvait seul, seul avec ses pensées. Et pensées qui pour une fois allaient plonger plus profondément en son inconscient. Se faisait-il si vieux qu'il ne s'y opposerait plus comme avant ? Non, ce soir, il avait besoin, il voulait se sentir vivre, se sentir vivre au travers de ses souvenirs, seuls vestiges de ce qui avait fait son existence, qui lui avait apporté la réputation qui fut la sienne, alors qu'il n'était plus aujourd'hui qu'un homme bien trop vieux pour ce monde, qui aurait du rejoindre le paradis des guerriers depuis bien des lustres... Le paradis ou l'enfer, le savait-il seulement ? Alors, il ôte son bassinet. Inutile à cette heure de la nuit. Il n'y a plus personne à effrayer par son apparence de dragon de fer. Le dépose sur un créneau... Encore un vestige dépassé par le temps et les techniques. Et respire cet air. L'air des montagnes, une odeur qu'il n'a plus sentie depuis des années. La brise prend dans le reste de ses cheveux, auparavant si long qu'il devait les ramener sur son crâne au moment de disparaître sous le métal. Aujourd'hui, la brise caresse son crâne sous les quelques centimètres de ce que certains appellent encore une chevelure. Bien des choses ont passé, bien des choses se sont effacées... Alors, le vent lui rend ces souvenirs, à lui, l'homme de chair toujours vêtu de métal... Avait-il seulement ôté sa traditionnelle chemise de mailles le jour de son mariage ? Il ne pouvait même plus s'en souvenir...
Il les revoyait, tous ces voyages, il les pleurait autant qu'il pleurait ceux qui l'y avaient accompagné. Qu'avait été son existence ? Un ramassis de guerres, de joutes, de coups de mains, de siège, d'un côté et de l'autre du trébuchet, comme il le disait parfois. Un instant, sa dextre vient se perdre sur son crâne, cherchant vainement un vestige de sa crinière passée. Sa vie n'avait guère été que guerres. Et jamais il ne l'avait regretté. Savait-il vraiment pourquoi ? Il s'y était senti vivant, étrangement vivant entouré de la mort qu'il répandait et qui jamais ne l'avait étreint. Elle lui avait pourtant tout pris, plus encore qu'elle ne lui avait tout donné. Il les revoyait, les visages de ceux et de celles qui étaient tombés au combat, et que pour certains il avait laissé mourir seul....
Sa vie n'avait donc été que cela, dictée par une absurde adoration adolescente des comptines de trouvères et de commères. Il s'y était perdu, n'avait pas cherché à en sortir. Un jour, il se l'était promis, alors qu'il venait de voler un quignon de pain, ou de dormir à nouveau dans une grange abandonnée par les humains mais pas par la puanteur. Il serait chevalier, il embrasserait cette voie. Pas pour changer le monde ou sauver la veuve et l'orphelin. Non, simplement parce qu'un chevalier impressionnait plus le jeune enfant que l'évêque ou le marchand. Dans son univers de jeunesse, à des centaines de lieues de ce qu'était la vraie guerre, la vraie vie de cour, un enfant s'était juré porter cuirasse. Et il avait suivi ce rêve. Ce rêve qui lui avait donné des amis, une famille, une raison de vivre, une raison de mourir. Cette vie n'avait-elle donc été qu'une éternelle malédiction ? Celle de laisser les autres mourir et de devoir vivre sans eux, sans plus le réconfort de leurs paroles de leur expérience, de leur conseil. Il l'était donc devenu, cet Ancien que certains regardaient avec déférence, d'autres avec mépris. Et c'est sur lui que maintenant on se reposait, quand on le jugeait utile. C'est lui qui parfois se demandait, quand personne ne pouvait plus l'entendre, pourquoi il était encore là. Tout ce qu'il avait fait, d'autres l'avaient repris. Rien de tout cela n'avait vraiment disparu. Sa présence-même avait-elle été indispensable ? Il en doutait parfois, souvent, quand il voyait ce qui avait été fait sans lui. Et toujours, il vivait, devait voir de ses yeux les signes de son incompétence, de son infériorité.
Ses bras se déplient alors de devant son armure, la dextre lâchant le pommeau de l'épée, pour venir se poser sur ce rempart qu'il veille toujours. De toute sa masse, il vient s'appuyer sur ses deux gantelets de métal qui cachent des mains n'ayant que bien rarement caresser la peau des enfants et des femmes. Et son regard se porte loin vers le bas, au pied de ses remparts qu'il devine plus qu'il ne voit. Il voudrait sauter, ou au moins laisser choir une larme dans cette profondeur obscure. Mais rien ne vient. Il ne veut se tuer, alors même qu'il regrette parfois que d'autres ne l'aient fait pour lui. Il ne sait pleurer sans voir un corps étendu. Même le souvenir de leur mort n'éveille plus en lui que mélancolie. Les pleurs, cela fait bien longtemps qu'il ne combat plus pour les cacher. Maintenant, il devrait se battre pour les faire naître. Mais de cela aussi il est maintenant strictement incapable. Est-il encore seulement humain ce chevalier qui veille une ville endormie dans l'indolence des bonnes gens ignorants ce que d'autres trament pour eux ?
Un crachat, c'est tout ce qu'il peut faire naître de lui... Vaut-il seulement mieux, lui qui a tant jugé les gens et les âmes tout au long de son existence ? Vaut-il mieux qu'un crachat, abject reliquat d'un être composé d'eau pour près des trois quarts ? N'est-il pas qu'un reste de cette existence humaine qui put être si glorieuse et qui n'est plus qu'un conte pour marmot ?
Avant, il se serait relevé, il aurait crié, argumenté, Dieu sait qu'il aimait cela, discuter, négocier, concilier et parfaire un accord. Il aurait rappelé que c'est ce passé qui avait fait ses terres si grandes, que cette sagesse ne peut disparaître, que la modernité des hommes de robe, des penseurs en chambre n'était que fumisterie. Que sans la défense des traditions, des armes, des valeurs qui mettent l'homme, de guerre toujours, au-dessus de la mêlée, un pays court à sa disparition car la faiblesse n'est pas de mise dans cet univers ? Aujourd'hui, il revoit les charges, les lances transperçant les cuirasses, éviscérant à tout va, fauchant des existences avant même l'âge d'être père. Son souvenir se meuble de rouge, sa vue se couvre de sang couvrant ses yeux. Son monde n'est plus que cela, rouge ? A-t-il jamais été autre chose ? Même cette orientale couronne offerte par l'amour d'une dame est rouge. Le sang le marque, et le poursuit, et il n'a eu de cesse de ne jamais le fuir. Comme s'il y avait pris goût. Il se souvient de son sourire à l'instant où ses éperons vont mordre les flancs de sa monture. Il sait qu'il se réjouit, il sait qu'il aime cette guerre lorsqu'elle va se déclencher. Il se souvient de sa malsaine excitation lorsque les rangs ennemis se rapprochent, et qu'il sait que pour quelques heures, plus rien ne l'atteindra que la douleur et la joie d'abattre sa lame sur les crânes qui passeront à sa portée. C'est un deuxième crachat qui vient couronner cette pensée. Encore plus sombre, encore plus rauque que le précédent.
Oui, son monde est rouge. Et il n'a pas su l'épargner à sa famille. Pourquoi donc a-t-il créé des armes de gueules à sa fille, la seule qui aurait pu adjoindre le nom de Jeneffe à la douceur, au calme et à autre chose que le sang. Non, il l'avait anoblie de rouge et elle avait suivi sa voie, les cadavres composant les notes de ce requiem de leurs existences. Il ne s'aimait pas quand il pensait ainsi, découvrant ses faiblesses au seul qui pouvait les comprendre, à lui-même. Il se voyait faible, ainsi qu'aucun ne voulait ou ne pouvait le voir. Dans les insultes qui avaient composé son portrait autant que l'avaient fait les compliments, jamais ce terme n'était revenu. Savaient-ils seulement ce qu'ils le faisaient rire, tous ceux qui avaient essayé de le blesser avec leurs inventions ? Ridicules petits pantins secoués par les fils de l'envie et de la bêtise, de la jalousie et de la... haine. La haine... Celle qui se rappelait à lui, parfois... Quand il revoyait ces visages, ces masques de mesquineries, ces caricatures de monstres. Ceux qu'il ne regrettait pas d'affronter. Certains étaient passés outre cet obstacle bien haut, mais ils étaient rares, et lui-même ne savait pas pourquoi ni comment ils y étaient parvenus. Oui, cette haine, lui aussi la connaissait. Pourquoi donc se croyait-il meilleur que les autres ? Tu n'es qu'une caricature, Jeneffe, une aberration qui disparaîtra un jour, et qui attendant souffrira plus que ce que l'on saurait dire.
C'est une bourrasque qui lui fait remonter le visage. Devant lui, rien que la sombre nuit qui n'en est qu'à son commencement. De nombreuses heures restent encore à l'isolé chevalier qui veille cette ville dormante. Et avec elles de nouveaux démons. Cherche-t-il à les exorciser ou n'est-il plus capable de les vaincre ? Il se pose la question, l'espace d'un instant. Il se fait vieux, et ce n'est plus en plaisantant avant de briser lance en champ clos qu'il le dit. Il le dit parce qu'il le sait. Et que sa malédiction, il ne sait quand elle prendra fin. Il ne veut vraiment le savoir, d'autre part. Il a peur de la réponse. Oui, le chevalier a peur. Il l'admet, pour une fois. Plus question de plastronner devant les jeunes ou de réveiller le courage de frères abattus. Plus question de se cacher, juste le temps d'admettre ses faiblesses, ses erreurs.
Trop nombreuses pour les dire, trop nombreuses pour les affronter. Certaines se font jour, certaines restent terrées. Des paroles foulées au pied, rares depuis qu'il reçut l'épée de son frère sur les épaules et le crâne. Des pensées indignes de l'idéal qu'il a passé sa vie à défendre. Il suffisait de les chercher et déjà elles se répandent en son esprit. Quel masque que ce noble chevalier qu'il aimait à être. Pensait-il vraiment ainsi racheter ce qu'il avait été ? Pensait-il pouvoir se cacher. Mais en avait-il vraiment eu besoin ? Combien de témoins de tout cela peuvent encore en parler ? Combien ne nourrissent pas les verres des cimetières des villes ? Et combien y ont-ils vraiment prêté attention ? Que crois-tu vieux fou ? Penses-tu vraiment que l'on se soit soucié de toi, tout au long de ton existence ? Tu leur as servi, tu les as servis pour certains. Pourquoi aurais-tu pu représenter plus ? Tu es seul chevalier...
Regarde autour de toi, il n'y a rien, rien que toi, seul sur des murailles dont personne ne veut.
Une lumière, une autre, des torches, des murmures, des gens se rapprochent. Et ils ne sont pas dans la ville. Non, ils y viennent. Alors que les portes sont fermées, qu'on ne les laissera pas entrer. Une attaque... Comme prévu, comme redouté. Alors, lentement, le chevalier reprend son bassinet, l'abaisse et son visage disparaît. Et sous le métal, un sourire guerrier renaît...
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