Il avait rien demandé le gosse. Il était juste là, à observer les passants, comme il le faisait chaque jour, quand il parvenait à s'échapper de la boulangerie familiale. Et puis vint cette créature aux yeux incandescents qui l'avait sorti de son agréable routine. C'est pas qu'il avait envie de l'aider la brune, à monter son estrade. Mais cette femme n'était pas de celle qu'il fallait contrarier. A côté d'elle, sa mère et son rouleau à tartes faisait figure de perfection maternelle. Lorsqu'elle l'attrapa par le col, et qu'il se retrouva à moins de deux têtes de son visage, il manqua de se pisser dessus. Pas qu'il était trouillard, des soiffards en rogne et des marauds, il en croisait un tas. Mais ses cicatrices et ces bleus auréolés de jaune, ça le faisait frémir. Elle tenait à peine debout, mais elle semblait aussi solide que le roc, dans ce corps sec, mais d'où émanait une féminité dont le gamin n'aurait pu déceler la provenance. Elle n'avait vraiment rien de commun avec les amies de sa mère. Elles étaient folles, mais au premier degré. Plus maternelles, plus rondes aussi, et elles pouvaient se vanter d'avoir un taux de fécondité plus élevé qu'ailleurs. Cette femme avait quelque chose d'attirant et de repoussant à la fois. Mais son regard vous glaçait les sangs. Et elle se faisait appeler Poison avec ça!
Il l'aida donc, de toute la force dont il disposait à l'âge qui était le sien...onze ans pas encore révolus. L'ébauche d'un sourire se dessina sur son visage lorsqu'il vit tinter quelques pièces dans sa main, et l'instant d'après celle-ci se tendre vers sa paume, qu'il relevait tremblotante, pour accueillir sa récompense. Il remercia d'un timide et craintif hochement de tête. Et il se mit à penser à sa Lucette, jolie blonde aux joues pleines, enthousiaste comme un matin de printemps, amour de sa vie, qu'il se targuait d'épouser un jour. Cette brune n'avait rien en commun avec celle à qui il suffisait d'un bonjour, pour égayer ses journées de labeur au fourneau. Souvent, lorsqu'il y avait un peu moins de monde à attendre qu'on cuise leur pain, il s'éclipsait en douce, marchait jusqu'à la place, et s'asseyait dans un coin pour la contempler, tandis qu'elle s'appliquait à préparer des paniers garnis de légumes pour des clientes pressées...
Une voix cassante le sortit de sa torpeur.
Hep le moutard, prends ça et va me chercher à boire, et si c'est gerbant, t'auras de mes nouvelles!
A boire...cette femme avait soif. C'est qu'elle en avait débité des sentences. Ils en avaient pour l'année à s'en remettre, vu que ça n'arrivait jamais ici, où on fichait les étrangers dehors plus vite qu'on engrossait ses femmes. Et menaçante avec ça. Le Jeannot en avait les jambes qui dansaient la gigue. Mais il prit l'argent, et en y regardant de près, se rendit compte qu'y avait de quoi amener un fût de bière, mais qu'il lui resterait même de quoi s'faire plaisir, ou plutôt faire plaisir à sa mignonne.
J'ferais de mon mieux m'dame! Bougez pas de là j'reviens tantôt!
Il prit ses jambes à son cou, et se fraya un chemin parmi les badauds, pour aller s'acquitter de sa course. Y avait un sommelier qui était familier trois rues plus loin, il lui ferait bien un prix pour un tonnelet. Il souriait de plus en plus largement en pensant à ses futures économies, et en imaginant sa future épouse, et tous les beaux enfants qui naîtraient... bien que cette partie là de l'histoire lui demeurait pour l'instant obscure.
Il conclut l'affaire en quelques minutes, mais l'bougre avait eu vent du tapage, et voulait connaître sa version. Il débita un résumé aussi concis que possible, et se remit en chemin, après avoir planqué sa monnaie dans ses chausses, et en faisant attention à ne pas renverser la marchandise.
Il accéléra le pas, et du jouer des coudes pour repasser dans la foule devenue maintenant plus dense. Sans doute à cause de l'homme assis à côté d'elle.
Lorsqu'un vantard bien connu au pays, jouait les coqs devant les dames amassées. Le gamin en aurait bien ri, mais il n'avait pas le temps, mission oblige. Sauf que le vantard en question l'interpella et lui proposa de jeter des tomates à la créature de l'estrade. Déjà un autre môme en faisait autant, en profitant pour viser les vieilles pies du quartier, faisant passer ses forfaits pour des ratés.
J'vous l'conseille pas m'sieur. J'ai vu vot' folle en question, et elle a des couteaux sous la manche. J'sais pas si elle est capable de viser dans son état, mais m'est d'avis que vous n'devriez pas provoquer une créature pareille. Surtout quand tout le monde sait au pays que vous visez comme un sagouin.
Il n'était pas trop sûr de savoir pourquoi il lui avait répondu ainsi. Etait-ce parce que ce poison l'intriguait plus qu'il ne se l'avouerait jamais...non ça sûrement pas, son coeur appartenait à sa Lucette, bien que cette bonne femme lui causait de drôles de réflexions.
Non, ça devait être parce que ce bougre était le pire des bourrins du pays, et que l'occasion n'était jamais assez belle pour le renvoyer dans ses cordes.
Il sourit à l'homme, s'avança jusqu'à l'estrade pour livrer le précieux alcool à son employeur du moment, tout content, et enhardi par sa performance, se risqua à sourire à la dame aux cicatrices. Mais pas le sourire qu'il réservait pour sa Lucette, un sourire de petit homme fier de son courage!