Fernal
Tout le monde dormait, dans Chambéry. Tout le monde ? Non, car dans une ruelle torve du quartier des quais de la Leysse, tout au fond, on pouvait apercevoir un fin rai de lumière jaunâtre qui filtrait du soupirail du cellier de la vieille maisonnette bistournée qui s'y cachait. Cette demeure évoquait le style "gothique flamboyant" qui commençait à s'implanter en Savoie, et vous n'auriez été qu'à demi surpris d'en voir sortir la belle et sulfureuse Esméralda au bras de son amant Phoebus, qu'un Claude Frollo vert de jalousie, tout de noir revêtu, s'apprêterait à poignarder dans le dos. Son portail d'entrée en fer forgé était flanqué de deux piliers surmontés respectivement d'un Lion et d'une Licorne en pierre. Sur le fronton orné de guillochis une devise :
"Heureux qui a pu pénétrer les causes cachées des choses"
Le portail s'ouvrait en grinçant sur une allée rectiligne bordée de statues allégoriques qui évoquaient l'équivalent des péchés capitaux : orgueil, avarice, luxure, envie, gourmandise, colère et paresse ; bref, tout ce à quoi l'on voue un culte en ce bas monde. Ma foi. Sans doute avaient-elles été placées là à dessein par l'ancien maître de céans qui pouvait ainsi tout à loisir se remémorer les multiples causes de fourvoiement dans les insondables abîmes lunaires. Mais le tout nouveau locataire s'adonnait lui à la Science d'Hermès. Oui, c'était un alchimiste, un adepte du Magnum Opus, de la chrysopée céleste ; un philosophe chymique, un maître labourant, un spagyriste universel, en tout cas un digne aspirant au Magistère d'Art Royal.
Il suffisait pour s'en convaincre de descendre dans la fameuse cave. Là, un bric-à-brac de cornues, d'alambics, de cucurbites émaillées, de matras et de fioles en verre translucide encombrait une table en vieux chêne noueux, tandis que s'éparpillait au sol dans le plus insolent désordre, cauchemar vivant pour bibliothécaires, tout un pandémonium de grimoires moisis aux pages fatiguées et à la couverture en peau de mouton bouffée par des générations de mites trop curieuses. Au fond, à côté de l'étagère d'apothicaire aux pots étiquetés, l'indispensable fourneau Athanor d'argile, de mica et d'alumine, menait, tranquille, de son train de sénateur, sa secrète coction, et les flammes qui l'alimentaient conféraient une physionomie faustienne au petit personnage chevelu, tordu et chassieux qui se tenait devant. C'était le nain Fernal, locataire des lieux. Lui, enfin...
- Mgnomm, mgnomm, mgnomm ! Où ai-je pu fourrer cette satanée recette ? grommelait-il en farfouillant fébrilement dans une pile de parchemins qui empestaient l'huile de lampe et le rance jusqu'à l'écurement. Ah, voici!
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