[Angoulême]
Si Aristote existe, sil mérite lcapital dhumour dont beaucoup sont prêts à lcréditer, force est dreconnaître qule grand Barbu est balèze en mécanique des hasards. Et cest sans doute sa façon espiègle djouer avec lgenre humain que dfaire un pied dnez à la barre du temps.
Ainsi, dans la soirée dla saint-sylvestre, nuit charnière entre lan 1456 et lan 1457, au moment même où une inconnue au crane rasé sombre dans un profond sommeil dans lune des chambres dquelque château Périgourdin, plus précisément à la forteresse dAubeterre , la porte dune taverne angoumoisine souvre sur un autre inconnu à la peau cuivrée. Lorsquil surgit de derrière la lourde tous les rgards convergent dans sa direction. La faune éparpillée dans la salle et llong du zinc rmarque quil nporte aucune lame mais quil a une canne, une tige de bois surmontée dune main gantée sur laquelle il prend appui pour smouvoir, lpoignet passé dans un lacet dcuir.
Tout les deux portent la même marque gravée au fer rouge sur lpalpitant. Libertad !
Csoir là, il neige à gros flocons sur une ville rcroquevillée sur elle-même et lvent du nord prend des allures dtempête. Quelques silhouettes ballottés luttent contre la bourrasque. Ces rares zigues à la bourre, ces irréductibles retardataires, progressent ldos voûté, opposant à la poussée virvoltante de laverse neigeuse le frêle bouclier dleur beau mantel de soirée. Ils trouvent un refuge momentané sous les porches, sperchent ici où là, clopine pour éviter les plaques de glace et rprennent leur course titubante.
Bienvnue en Périgord ! Angoulême vous accueille avec sa physionomie dlégume des mauvais jours. Angoulême lennuyeuse a sale mine. Angoulême la sombre est noire et grise. Angoulême la triste est noyé, rayé, rincé. Partout, même refrain, même mauvaise haleine. Les gens sméfient les uns des autres. Ils ne saiment pas. Il marchent au vélin anonyme. A la calomnie. La viande manque. La joie manque. La vie manque.
Des tuiles, des ardoises, des pots dterre tournoient. Arrachés aux façades, à la lisière des toits, aux fnêtres, ils flottent dans lespace ou explosent dans lombre des trottoirs. Leurs débris roulent plus loin dans un raffut du tonnerre. Les arbres noirs tordent leurs grands bras malingres. Ils font mine dcontenir le voile des flocons et dvouloir arracher au tourbillon sa perruque blanchissante. Au lieu dça, lvent du nord sébouriffe. Il senfle dnouvelles forces en abordant les rues et harcèle la perspective floue des pavés en balayant la chaussée dla poudreuse qui la rcouvre.
Linconnu, Messire Personne, El Señor Nadie, celui qui vient de franchir la porte dla taverne angoumoisine, se tient sur le palier dla taule. Adossé au paravent destiné à protéger les premières tables des courants dair. Il reste dans une posture immobile un bon moment, embrasse la salle du rgard. Il paraît démesurément grand, brun, a les cheveux longs ramenés en un catogan que retient un fin lacet dcuir, lteint légèrement mat, lfront barré dquelques mèches rebelles. La neige prise dans sa crinière de jais fond encore, ruisselant sur son visage attentif. Il scrute sans aménité particulière les habitués du lieu, une clientèle constituée pour une large part dpaysans et dartisans du cru, à laquelle smêle la triste et odieuse caste des notables et des nobliots périgourdins.
Ces exécuteurs des basses uvres, ces élus dévoyés, ces baltringues, ardents défenseurs de leur poutrocratie comtale, tous désireux de se frotter aux défenseurs dla liberté pour se valoriser à leurs propres yeux. Sans doute sont ils en quête dsupériorité
Ils nfont rien dautre quastiquer les lames du déshonneur
Ils sracontent toujours les mêmes histoires, ressortent sans arrêt les mêmes arguments destinés à rehausser la pâleur dleurs actes. Une caste de sconds rôles, darrivistes aux mains sales, dnantis du régime, dauxiliaires de lépuration libertaire, de spécialiste du fauchage, de la mise en procès gratos, une bande dinfréquentables assassins venus noyer dans la bière leurs insuffisances, leurs remords tardifs et les hideurs de leurs dégradantes fonctions.
Lui, linconnu, plus élancé qula moyenne du troupeau, plus insolent, plus désinvolte, la crinière emmêlée, na toujours pas quitté son mantel trempé. Il nfait même pas mine dessuyer les goûtes qui glissent dses mèches brunes jusquà son nez, puis du nez au sol. Pourtant, il sattire tous les rgards.
Son allure nest pas étrangère à la curiosité spontanée quil suscite. Qui est-il ? Que vient il chercher en ce lieu de plaisir frelaté ? Quelques uns parmi ceux qui croisent son rgard émeraude ont bien lesprit traversé par une sourde et instinctives méfiance, mais, trop accaparés par lvoisinage dune jolie donzelle, par le frôlement dune gorge, par linvite dune chope ou dun sourire, pour souhaiter donner suite à une intuition sans véritable fondment, rtournent très vite à leurs discussions ou bien au creux dleurs songes. Renvoyés à leurs chimères, ils lèvent leur godet à leur conquête dun soir et la volonté alourdie par lalcool, lattention mobilisée par les mirettes dcette compagne éphémère évacuent bien vite lintrus dleurs préoccupations.
Sans cesser dafficher lsourire désinvolte qui étire le coin dses lèvres, il passe entre les tables, parcourant la pièce dses yeux dchasseur de chaise libre. Les bottes martelant lplancher, il se dirige vers le fond dla bodega et avise un tabouret disponible. Il sy laisse tomber, sort sa bourse de cuir, fait reluire quelques écus et commande une bière, le rgard en goguette dans ldécolleté pigeonnant dla fille du taulier qui lui dmande cquil désire boire tout en ramassant les chopes vides et en passant un coup dtorchon sur la tablée.
Il lance un rapide coup dil autour de lui, à côté dlui deux hommes stiennent autour dla table voisine, les coudes appuyés sur lbois marqué par les empreintes des chopes vnues sy poser. Devant eux une boutanche de tord-boyau et une forêt de godets vides. Inondés de lumière, leurs visages sont congestionnés par la chaleur et la piave. Lplus jeune distribue une nouvelle tournée et engloutit son propre verre. Lfront plissé, les doigts jouant sur le revers de son col de chmise, il profite du répit caverneux dla nuit pour sabandonner et raconter sa journée à son vis à vis.
Oh ! tu mécoutes mon Polo ou tu dors ? jte disais donc qule vieux Gunzhausen ramène sa trogne à Aubeterre avec un gibier peu ordinaire
ni plumes, ni poils
juste un crane rasé
et plutôt mal en point lgazier
Linconnu, sans quaucune expression particulière nvienne troubler sa trogne, laisse traîner un oreille attentive essayant dsuivre sans en avoir lair les propos échangés, entrecoupés drires, dbruit de chopes qui sentrechoquent, draclement de chaise sur le plancher, qui participent au brouhaha habituel dune taule en pleine effervescence.
A la table dà côté, les deux hommes poursuivent leur conversation décousue en lapant un nouveau flacon. En fait, dans lcas du garde dAubeterre, il est plus juste de parler dmonologue. Entre deux verres dgnôle, lzigue lutte pour maîtriser un hoquet rebelle. La bouche ouverte sur une langue chargée, il cherche, enfoui dans sa trogne, une chute à son récit qui sdoit dimpressionner son interlocuteur.
Soudain, un rire enfantin lui monte aux lèvres. Il happe une gorgée dair et sécrie goguenard,
Et puis, tdevinras jamais quoi mon Polo ! vlà ty pas quune fois désapé notre tondu nous exhibe une poitrine à faire pâlir toutes les nourrices sur des lieux à la ronde ! Mouahahaha !
Du coup, jme suis rtrouvé tricard dans la pièce et jai été prié dvider les lieux avec tout cque la piaule comptait dloufiats. Rmarque jmen plains pas, jy ai gagné ma soirée dans laffaire ! allez à la tienne mon Polo et aux miches dla rasée !
A un jet desgourde des deux hommes, rompant avec sa passivité, linconnu empoigne sa canne dun geste vif et sarrache dson tabouret pour disparaître en claudiquant dans la nuit hivernale. Oublié la bière, oublié ldécolté dla fille du taulier. Malgré sa blessure à la cuisse qui sréveille sous leffet dla course folle, lvisage rdevenu subitement énergique, landalou affiche un sourire résolu. Avec une brusquerie inattendue, il traverse la ville en clopinant, agissant sans états dâme, sa conduite étant dictée par son seul esprit dfraternité. Il faut rallier la meute au plus vite pour slancer dans lrapatriement sanitaire dErmy.
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