- Si rouguide... J'suis... D'solé...
Il remue légèrement lorsque la morsure du froid de l'eau le transperce, grelottant quand la rouquine l'aide à sortir. La fatigue est plus forte que tout le reste, aussi s'appuie-t-il de tout son poids sur elle, toute attention concernant sa jambe blessée refoulée au plus profond de lui. La seule chose qui compte, c'est de ne pas s'effondrer comme une masse. Chose qu'il parvient plus ou moins à éviter, surtout dans les derniers pas qui le séparent du matelas.
Il s'effondre comme une masse, bercé par les bruits environnants, qui agissent sur lui comme un puissant somnifère. Tout juste s'il se réveille sans renverser la soupe, qu'il touche à peine. Se forçant à boire le lait pourtant adouci par les épices et le miel, ainsi que l'infusion préparée plus tôt. Se brûlant à moitié avec le premier, car trop peu éveillé pour tenir le godet droit, avalant vite le second.
Avant de retomber dans la bienveillance cotonneuse de la fatigue, tête à moitié enfouie sous le drap, alternant entre frissons de froid et suée intenables. Sommeil agité s'il en est, le faisant replonger dans les affres d'un passé dont il aimerait avoir parfois entendu le récit par la bouche d'un étranger.
«Pourquoi ? Telle est ta question, alors que tu te réveille dans ses bras. Pourquoi pas, telle est sa réponse. Opale rieuse, bienveillante, qui te serre contre elle, te murmurant l'histoire de votre vie. Pourquoi ? Parce que tu as été le seul qui ne l'a pas rejeté. Lui, le faible, l'inconscient, le rêveur, le malade, le naïf, le fou, le poète. Toi, le géant, le conscient, le terre à terre, le silencieux, le solitaire.
Tu fermes les yeux, incapable de lui parler, une colère sourde montant en ton sein. Colère qui vit mes contours se tracer encore un peu plus. Trop peu pour me donner une consistance. Trop pour que tu puisses renoncer à m'esquisser. Ta main blessée vient doucement prendre celle de ton ami, ne sachant que dire, que faire, alors qu'il te murmure que tu n'as pas à t'inquiéter, que tout va bien aller.
Que tu n'auras pas à faire ce qui a été convenu dans cet atelier. Qu'il fera ce que tu as proposé. Pour te soulager. N'as tu pas assez souffert, Milo ? Mon géant solitaire, toujours en quête d'évasion. Tu t'en souviens, n'est ce pas ? Honteux, impuissant, tu regardes tes Azurs se fermer lentement, au son de la voix de Clément, devenu Morphée poète pour l'occasion, te déclamant la rencontre entre une montagne solitaire et une brindille poussant à ses pieds.
Réveil douloureux s'il en est. Douleur devenue ta compagne, souffrance devenue mon essence. Tes Azurs s'éveillent lentement à l'agonie devenue ta mère nourricière. Se remémorant l'histoire contée hier. Se remémorant la souffrance de Clément. Ne sentant plus sa présence. Au prix d'une remontrance mentale effroyable, tu t'oblige à relever lentement la tête. D'où vient ce froid qui glace tes os jusqu'à la moelle ?
D'où vient ce silence quasi-religieux, alors que tu te rends compte que seule ta respiration se fait entendre ? Pourquoi les oiseaux ont ils arrêtés leur doux piaillements, source de vie autant que source de malheur. Pourquoi de malheur ? Ils te permettent de te voir devenir une coquille vide, à mesure que les jours s'égrènent.
Tu cherches l'éclat d'une Opale dans ce noir absolu et confus, qui pourrait te servir de repère, de boussole, de lanterne. Mais tu ne rencontres que les ténèbres et l'obscurité de tes pensées. Si tu ne sentais que tu étais surélevé, et quelque chose de mou sous toi, tu ne serais pas inquiet. Pourtant... Pourtant il y a quelqu'un en dessous de toi. Une crainte sourde serre ton coeur, alors que petit à petit, ton analyse arrive à se dessiner. Ce silence, ce froid, cette personne immobile en dessous de toi, ce n'est pas normal. Tu trouves enfin la force de te mettre à genoux, pour faire face au corps contre lequel tu étais appuyé.
Aux travers de paupières qui ne sont plus que fentes, tu peux voir un faible éclat luire. Souriant, Clément tend sa senestre pour prendre la tienne, celle meurtrie, et te sourit, te demandant pourquoi cet air mélancolique au fond de tes yeux. Incapable de parler, tu ne dis rien, mais serre sa main plus forte. Une violente quinte de toux empêche les mots qu'il voudrait te dire à sortir.
Toujours muet, tu le prends dans tes bras et le serre contre toi, lui caressant doucement les cheveux, le dos, autant pour le réconforter que pour essayer de t'apaiser. Inquiet, fermant les yeux, serrant les mâchoires à t'en casser les dents, pour éviter de laisser ton chagrin éclater, tu laisse le silence devenir son porte-voix. Combien de temps êtes vous restés ainsi, toi comptant ses battements de coeur, lui caressant les cheveux et le dos, le serrant toujours plus fort contre toi, lui te racontant l'histoire d'une vie ? Tu ne saurais le dire. Tout ce que tu sais, c'est que son souffle s'est éteint alors que la dernière poésie de sa vie s'est envolée.
C'est à ce moment que tes larmes ont coulé. C'est à ce moment là que ton hurlement a résonné pendant longtemps. C'est à ce moment là que mes traits ont pris forme. Alors que tu serrais le corps chétif et malade de Clément en te balançant d'avant en arrière, tes larmes inondant son corps, ton désespoir porté par ce hurlement inhumain qui a vu mon éveil se finir dans la tristesse et la douleur. Répétant inlassablement le prénom de celui qui fût ton jumeau pendant de longs mois.
Tu te souviens à peine d'avoir mordu les gardes qui voulaient te soustraire à ton étreinte macabre, tu te souviens à peine de tes grondements quand, enfin, ils ont réussi à vous séparer. Tu te souviens à peine de la rage avec laquelle tu t'es débattu, ordonnant qu'ils te lâchent, qu'ils vous laissent ensemble. Tu ne te souviens même pas des coups donnés par les soldats, pour te mater, de cette estafilade tracée sur le torse, alors qu'un des hommes voulait t'assommer avec une tison froid. Pour éviter d'aggraver ton cas. Pour t'éviter de subir plus que tu n'avais subi. Au moins un semblant d'humanité dans ce purgatoire qu'était devenu cette prison. »
Il se réveille en sursaut, le coeur affolé, senestre crispée comme les pattes d'une araignée agonisante, poignet retenu par sa dextre. Un cri muet de douleur, plié en deux. Sang battant à ses tempes, rendant les sons flous et sourds. Azurs hagardes qui peinent à retrouver leur respiration. Il frémit, gémit, douleur ravivée par les rêves quelque fois morbides qui s'emparent de son esprit, ravivée par les ténèbres de la pièce où il se trouve. Avant de se laisser retomber, en boule, tordant les draps entre ses mains moites.
Un mélange d'odeur lui permettra de reprendre pied. Cet arôme, entêtant, enivrant, imprégné dans le drap d'où il a enfoui son nez. Celui de son amante. Il lâche la bonde à son soulagement, inspirant de grandes goulées d'air. Avant de rester plusieurs minutes ainsi, luttant contre le sommeil. Pas ici, pas tout de suite. Le lieu a beau être différent, la douleur ressentie elle, est bien trop présente pour qu'il puisse dormir aisément. Roulant sur le côté, il se traîne jusqu'aux malles, s'habillant avec une chaude chemise beige, pour changer, suivie de ses éternelles braies noires.
Sourire railleur sur les lèvres, parce que toute sa garde robe a été offerte par une Rose aussi perdue que lui, pour le remercier de lui avoir sauvé la vie. Il met du temps, à s'habiller. Parce que ses forces sont prises par une bataille, mentale. Et qu'il doit en garder pour se concentrer.
Lorsqu'enfin, il arrive à tanguer jusqu'à la porte, il descend avec une lenteur exaspérante les marches, manquant se rétamer plusieurs fois. Mais peu importe, il continue de porter sa croix, avant de s'effondrer sur la large banquette où est installée la rouquine. Saluant la blonde d'un hochement de tête, il souffle comme une forge et se mouche bruyamment avant d'hausser un sourcil devant son air triste, vautré comme une loque sur le velours de la banquette.
- Ba alors blondidette, s'passe guoi ?