Ingeburge
[IG : nud provençal, fin janvier
RP : Carpentras, fin janvier
Merci de respecter les règles élémentaires du RP et les indications données, sinon passez votre chemin, bon jeu.]
* « Cette Terre Est Ta Terre. » Elle avait levé son innocent petit visage vers la religieuse vêtue de sombre qui venait de prononcer ces mots. Bien évidemment, elle n'avait rien compris, ne maîtrisant pas encore la langue employée. Elle n'avait donc rien répondu, se contentant de suivre du regard le geste de la femme qui désignait le paysage devant elles. Elle ne l'avait pas vraiment apprécié ce panorama, plissant ses yeux opalins irrités par la luminescence de ce soleil bien différent de chez elle. Bien autre le soleil et ce n'était pas la là seule différence notable qu'elle enregistrait dans son esprit enfantin et buté. La végétation sèche et odorante aussi et le relief particulier. Et au-delà de cette vue que décidément, elle n'avait pas réussi à appréhender dans toute sa beauté, elle notait les autres différences : le vent mordant, les senteurs entêtantes, les bruits inusités, la touffeur insidieuse. Elle s'était donc trouvée bien loin du Royaume du Danemark. Où était donc passé Assens, son terrain de jeu, de rires et de découvertes? Sa mémoire d'enfant lui avait fait quelque peu défaut mais elle avait été sûre d'un fait : c'était autre chose là-bas. La solitude donc serait sa compagne même si bien plus jeune que ses frères et surs, seule, elle l'avait toujours été. Et là en cette contrée hostile où elle avait été envoyée suite aux prémices des troubles qui allaient secouer l'Union de Kalmar où le riche et puissant Danemark tenait une place trop importante au goût des Suédois, elle en avait eu une conscience plus qu'aigüe malgré ses six ans. Seule. Cela avait commencé dès le début de ce voyage qu'elle n'avait pas compris. Elle était d'ailleurs la seule à s'en aller, ses frères et surs déjà établis restant sur place et ses parents impliqués à Copenhague bien décidés à soutenir la position danoise. Traversées en mer, en coche, passages de relais en relais, transfert de mains en mains, arrêts par divers couvents jusqu'à celui de la Celle.... Adieu l'île de Fyn. A jamais. *
Et c'est seule qu'elle se trouvait encore en ce jour où pour la première fois depuis des mois, elle s'apprêtait à fouler le sol provençal. Certes, elle était accompagnée étrange escorte en vérité que celle qu'elle avait là : un Dragon d'Arquian, un soldat orléanais, un évêque de Guyenne ramassé en Lyonnais-Dauphiné, un ex-Franc-Comte revenu depuis peu dans le monde des vivants mais en vérité, ce pèlerinage en Provence qu'elle avait plus d'une fois envisagé, c'était une véritable quête intime. Son regard toujours aussi pâle mais désormais dénué d'expression fouillait les environs plongés dans l'obscurité de la nuit. Bientôt, elle s'y trouverait, elle la sentirait et contrairement à ce sentiment de rejet qu'elle avait eu pour la Provence alors qu'elle n'était encore une enfant, elle en serait heureuse. Involontairement pourtant, sa main se porta sur son épaule gauche où le fer avait incrusté six lettres de chair brûlée : GHFKDS. Guds hjælp, folkets kærlighed, Danmarks styrke. Etrange réminiscence d'un paradis perdu alors qu'elle était sur le point d'entrer dans cet éden qu'elle avait également dû quitter. Elle talonna sa monture, ayant hâte soudain, son nez au vent croyant humer cet air bien connu et à jamais cru perdu.
* Abbaye de la Celle, près de Brignoles. Les cours de latin et de grec l'avaient sauvée, tout comme ses lectures du dogme et de Marc Aurèle. Elle vouait depuis une admiration sans borne à cet empereur dont les réflexions avaient changé sa vie et qu'elle avait découvert quand se faufilant discrètement dans la bibliothèque, elle s'emparait des ouvrages qui ne devaient pas tomber aux mains des petites pensionnaires. Et finalement, petit à petit, elle avait fini par comprendre ce qu'on lui disait, à se faire entendre des autres et avait même appris quelques mots de la langue du cru jaillissant comme une gerbe de soleil. C'est là qu'elle avait grandi parmi les filles des notables locaux, toujours à part cependant et ne voyant de cette Provence où elle avait été envoyée par des parents prévoyants que le domaine abbatial. Ses journées avaient été rythmées par les cours, les prières à l'église et les repas. Elle n'avait jamais franchi les enceintes de la pension et n'en avait jamais exprimé l'envie. Au contraire de ses compagnes, l'extérieur ne lui avait pas manqué, elle n'avait ni famille ni relations qui l'y avaient attendue, son extérieur à elle étant irrévocablement inaccessible. Du Danemark, elle avait reçu des nouvelles par les courriers détaillés que lui envoyait sa mère. Elle n'avait ainsi pas perdu pied avec la langue et le pays, voulant à toutes forces ne pas voir son identité se diluer. Quand les missives maternelles arrivaient après des semaines de voyage, elle s'isolait dans les jardins, toujours à l'ombre, sa peau de Scandinave ne se faisant pas à ce soleil décidément bien trop étrange et elle gardait le pli serré contre sa poitrine, juste sur son cur qui battait de manière plus désordonné. De longues minutes s'écoulaient durant lesquelles elle savourait ce petit plaisir égoïste de ne pas savoir alors qu'elle en défaillait presque d'envie. Ensuite, invariablement, elle contemplait longuement le vélin, ses doigts tremblants caressant le cachet de cire avec précaution, détaillant avec dévotion les armes de sa mère. Puis, à nouveau, un retour vers sa poitrine, maintenant assurée que c'était bien sa maman qui lui avait écrit et prolongeant avec délices dans cette attente insupportable qu'elle s'infligeait. Finalement, d'une main anxieuse, elle se résolvait à décacheter la lettre si ardemment pressée contre son cur et en prenait connaissance le souffle coupé, ne reprenant sa respiration que parce que cela lui était nécessaire. Sa main toujours agitée de soubresauts se posait ensuite sur son giron, faisant trembler la missive dépliée. Et alors elle souriait, légèrement, son visage triste fugacement éclairé par la joie. Elle relisait toujours la lettre, plusieurs fois, jusqu'à la connaître de mémoire, ne trahissant ni le style ni les tournures employées et le calme la reprenait au fur et à mesure de cet apprentissage passionné. Et tout le monde en la voyant moins malheureuse qu'à l'ordinaire savait qu'elle avait reçu des nouvelles du pays. La lettre, elle, était finalement rangée avec d'infinies précautions dans un petit coffret de marqueterie et rejoignait les précédentes toutes conservées avec un soin jaloux. *
Aujourd'hui sa mère était morte, et son père aussi, et elle aurait voulu, alors qu'elle pénétrait enfin en cette Provence où ses parents l'avaient envoyée, pouvoir faire découvrir les lieux à ceux-ci. La route depuis la Bourgogne avait été rocambolesque. Après un départ depuis Mâcon où elle avait définitivement fait fermer les portes de l'Artemisium, son petit groupe et elle avaient cinglé vers le Lyonnais-Dauphiné où ils avaient emprunté des chemins de traverse. Ils avaient fait halte à Valence, hésitant sur le chemin à parcourir, les échos venant de Provence n'étant guère favorables. Elle avait donc choisi le Languedoc pour continuer la route et en arrivant là-bas, elle avait eu la désagréable découverte de constater que le Comte de Belfort manquait à l'appel. Elle en avait finalement souri, le sieur l'ayant déjà égarée en chemin cet été alors que le Lion de Juda venait souiller la Bourgogne. Elle s'était retrouvée à Autun assiégée par les hérétiques tandis que Max, finalement, avait rejoint l'armée du Duc de Corbigny. C'est donc résignée qu'elle avait fait demi-tour, recevant une lettre pour le moins étrange de Bazin lui souhaitant la bienvenue en Languedoc alors qu'elle n'avait paru en aucune cité occitane. Une autre missive d'ailleurs, de Valence cette fois, d'un douanier lui indiquant que tous étaient inquiets car l'on avait perdu sa trace en Lyonnais-Dauphiné et qu'une escorte pouvait lui être fournie. Lyonnais-Dauphiné à qui elle s'était adressé concernant son passage via le Gouverneur, le Capitaine et le Prévôt sans en obtenir réponse. Etrange duché à vrai dire. Enfin, elle avait été récupéré Max au sud de Valence. Et de là... la Provence.
* Rendue à la liberté au terme de son éducation chez les religieuses, le choix lui avait été donné de s'établir là où elle le souhaiterait. Les missives parentales lui avaient bien fait comprendre que revenir à Assens n'était pas envisageable compte tenu du climat délétère. Elle avait donc à nouveau connu cette sensation de perte, ce sentiment de déracinement, aux portes désormais du Couvent de la Celle et ne pouvant rentrer chez elle. Où se rendre alors? Ses parents avaient noué des relations un peu partout en Empire, elle aurait certainement trouvé un point de chute plus ou moins satisfaisant. Quant à la Provence... elle ne s'était pas liée à ses compagnes de pension. La réflexion finalement n'avait pas été compliquée, elle n'était attendue nulle part et avait répugné à l'idée de voyager. Elle avait donc opté pour Brignoles, cité la plus proche de là où elle avait grandi afin de s'y établir. Et là, sa vie d'adolescente mettant un pied dans le monde adulte avait débuté. Oizodefeu, Avensis, Bâton Noir, Skycarper et d'autres dont elle oubliait le nom étaient devenus ses familiers. Elle s'était finalement lancée, devant délégué minier pour le village, s'occupant de distribuer aux mineurs brignolais les compensations du plan mine. Elle avait également commencé à s'investir, à donner de la voix sur ce qu'elle pensait de la politique provençale et avait été repérée par les pontes d'une organisation tout simplement dénommée PARTI. Elle y avait rencontré des personnes qui compteraient dans sa vie, plus qu'elle ne l'aurait cru en poussant les portes de ce rassemblement : Merlin, Kermit, Lordfear et Il_vero_re. Si elle avait su que se joueraient là son ascension et les choix qui feraient ce qu'elle était devenue, elle n'y aurait pas cru. Elle, elle se contentait de ses mineurs et de la vie brignolaise, laissant pointer de temps à autre son impertinence dans le débat public. Première participation à des élections comtales... PARTI avait échoué et après le flamboyant Kermit, Shivou était devenu comte. Hasard de la vie politique, elle qui n'avait pas été élue s'était finalement retrouvée Commissaire aux Mines et associée à ce conseil bancal. Elle y avait pris de plein fouet la réalité de la gestion d'un comté, se heurtant au comte et à d'autres tels que Bryankas lui reprochant de s'être laissée aller en taverne où elle avait été enivrée malgré elle. Les mines avaient de ce fait connu des avaries et elle, s'était rendue compte qu'elle n'était désormais plus une enfant s'amusant à donner des ordres à des contre-maîtres. Et à côté de ce difficile apprentissage, elle en avait fait un autre qu'elle n'avait pas cherché à provoquer. Elle s'était rendue compte que c'était plus que de la franche camaraderie qui la liait à Il_vero_Re et en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, elle s'était retrouvée vassale de Merlin, dame de la Penne-sur-Huveaune, fiancée puis finalement mariée au flamboyant Baron d'Apt, Vittorio Emanuele dit Il_vero_Re . Et entre-temps, toujours la politique, devenue maire de Brignoles et porte-parole du conseil du même Merlin et quel conseil... à majorité PARTIsan où elle siégeait aux côtés de son époux. Et ce conseil là qui avait voté l'indépendance provençale. *
Arriver enfin à destination était un soulagement. Ils n'étaient pas encore parvenus au but fixé de leur voyage mais ils seraient sous peu en territoire provençal. Après tous ces jours de voyage et d'atermoiements, après toutes ces supputations sur ce que seraient le retour en Provence, elle pouvait enfin toucher à une réalité tangible, concrète. Ce n'était plus des pensées et des hypothèses, ce serait réel, sous peu. Elle eut une pensée pour la Bourgogne qu'elle avait quitté quelques jours plus tôt et qu'elle savait entre de bonnes mains, elle avait pu en partir l'esprit allégé de certains soucis : Sorane serait une bonne duchesse, quant à Auxerre, Theudbald y veillerait. Elle demeurait anxieuse, attendant sur les chemins des nouvelles de ce duché qu'elle aimait tant, la tête et le cur toujours là-bas malgré l'éloignement s'accroissant lieue après lieue. Après avoir quitté le Lyonnais-Dauphiné et ses épaisses forêts domaniales, ils avaient obliqué vers l'est, évitant, après Montélimar, de se trouver en terrain ennemi. Valréas fut donc longé, de loin, afin de rentrer directement dans le fief carpentrassien ayant lui aussi frontière avec le territoire dauphinois. Les premières lieues se firent dans un silence pesant. Elle essayait de reconnaître dans l'obscurité environnante des paysages bien connus et des routes de maintes fois parcourues. Elle y était enfin après ces longues semaines, ses longs mois où arrachée à Carpentras, elle avait tenté de survivre. Elle avait hâte de pouvoir remettre des noms sur des visages et des lieux familiers. Ils arriveraient bientôt au logis seigneurial. Chez elle.
* Par un vendredi de novembre... C'est ainsi que commençait l'histoire qui depuis avait subi les avanies du temps et avait été transformée pour coller aux arguments des uns et des autres. Et l'histoire, la petite histoire, de celle qui font les grandes, était devenue légende. Vendredi dix-sept novembre 1454, salle du conseil comtal de Provence. La proposition était venue de celui dont on aurait le moins attendu une telle fracassante suggestion. L'Archichancelier impérial le personnage le plus haut placé en Empire donc et accessoirement Comte de Menton et Vicomte de Castellane Gabriel von Wittelsbach dit Godgaby avait lancé avec son habituelle façon de parler dépourvue de fioriture l'idée de déclarer l'indépendance de la Provence. Premier point de l'histoire occulté car il va de soi que la Provence indépendante n'a existé qu'avec l'apparition intéressée du marquisat exit Godgaby de la propagande avignonnaise. L'idée avait été avalisée par un vote historique auquel avaient participé Godgaby donc, Merlin alors Comte de Provence, Bâton Noir, Bryankas, Conrad, Denadel, Farok, Hersende, Il_vero_Re, Isis°, Kermit, Remidehabsbourg, Shivou... et elle. Porte-parole d'un comté sur le point d'être déclaré félon, elle avait répondu à la lettre de l'Empereur qui s'était exprimé, se présentant comme leur père à tous. Et cela avait été le début de la véritable campagne de propagande qu'elle avait mené comme porte-parole puis comme chancelière d'une Provence présentée comme libre, abandonnée par la Savoie retournée dans le giron impérial. Que de lettres, que d'annonces avait-elle alors rédigées, devenue responsable de la diplomatie alors que son époux était désigné deuxième Comte de Provence Libre. De cette expérience à la tête de la communication indépendantiste, elle avait acquis une certaine visibilité et de solides inimitiés en Empire. Vitou, après un mandat marqué par la signature du traité d'Avignon le 28 janvier 1455 entre l'Empire et la Provence indépendante, s'était retiré du pouvoir. Ce traité fondateur avait été paraphé par le nouvel Archichancelier Frederic Augustus de Habsbourg, le Comte Merlin et elle dans un lieu qu'elle avait choisi : la Livrée Ceccano. Vitou déjà répugnait à l'idée de ce marquisat ainsi consacré et avait montré son hostilité en refusant notamment de transférer au nouveau régime nombre d'institutions provençales. Elle, encore motivée par l'idée qui en outre ferait de son suzerain le premier marquis, y croyait encore d'autant plus que Godgaby avec lequel elle s'était toujours affrontée venait de récupérer le trône comtal malgré les six sièges emportés par PARTI. Elle avait été blessée par la trahison d'un de ses colistiers et avait hérité des mines, à nouveau, laissant prévôté et chancellerie à d'autres, ne délaissant pas pour autant la diplomatie, ayant été nommée vice-chancelière aux côtés du nouveau responsable, Farok. Ensuite, elle avait été élue Comtesse de Provence, la première du territoire libéré et avait continué à uvrer pour l'indépendance. Les travaux pour établir un marquisat viable du reste s'étaient poursuivi et elle s'était opposée à ce qui à ses yeux était un véritable emprisonnement pour la Provence. Avec d'autres, une petite minorité, elle avait dénoncé la corruption de l'idée d'indépendance et l'oubli des raisons à la déclarer, tentant de repousser les suggestions de ceux qui se voyaient déjà la place d'un Merlin hélas absent et qui uvraient pour octroyer de considérables avantages aux postes qu'ils convoitaient. Mais l'enthousiasme était demeuré intact, l'attrait de la nouveauté considérable et elle avait vu peu à peu la Provence dépouillée de sa liberté. Elle avait à son tour quitté la scène politique, lasse soudain et désireuse aussi de rattraper les lambeaux d'un mariage qui avait fini par se désagréger. *
La vie est étrange. Alors que le petit convoi progressait toujours sur les routes carpentrassiennes, elle repensait à cette opposition avec Godgaby. Ils ne s'étaient jamais appréciés, sauf sur le tard, avant qu'il ne se rende en Gascogne et voilà que maintenant, ils étaient dans le même camp, celui de la noblesse provençale impériale. Impériale. Il fallait le préciser puisqu'en Provence, c'était toujours usurpation sur usurpation. Mais elle était fière de cette précision et ne cachait pas ses opinions, elle ne les avait d'ailleurs jamais tues. Elle découvrait donc le duc-évêque sous un jour insoupçonné et le rencontrait toujours avec grand plaisir comme elle rencontrait Deubs et Natale. Alors qu'elle chevauchait toujours, ses sens en éveil, elle médita longtemps cette constatation qu'elle faisait. Oui, la vie bien était bien étrange, n'était-elle pas revenue?
* En vain avait-elle lutté. Elle la femme trompée la plus célèbre et surtout la plus cocue de Provence avait dû se résigner à constater l'échec de son union avec Vitou qui chaque jour devenait de plus en plus dément. Non content de l'avoir trahie, il lui avait reproché son amitié avec Lordfear. Jalousie d'un époux se souvenant qu'il devait respect à sa femme ou jalousie du pourfendeur du régime du marquisat voyant son épouse entretenir des liens étroits avec celui qui selon toutes les probabilités allait devenir le nouveau marquis? Elle n'avait jamais su mais elle avait subi cette énième accusation sans rien dire, sachant bien qu'elle était l'une des rares à ne pas avoir atterri dans la couche de Kalanquin de Cianfarano. Et puis, avec la petite vie qui croissait en elle, comment aurait-elle pu penser à rendre la monnaie de sa pièce à un époux qu'elle adorait toujours autant? Elle était presque à son terme quand Vitou avait été excommunié par Kreuz venu la rejoindre en Provence en tant qu'Archevêque d'Arles et elle avait mis au monde leur fille, Vittoria Mette, le jour de son trépas. Un peu plus seule chaque jour donc, sans avoir même le statut de veuve, mère délaissée et Provençale aguerrie aux idées minoritaires de plus en plus raillées. Le salut était venu de l'Eglise qu'elle avait successivement servie en tant que diaconesse de Brignoles et archidiaconesse d'Aix et pour laquelle elle avait rédigé un concordat audacieux et novateur, liant ainsi Provence et Rome de manière étroite. C'était Vitou qui l'avait poussée à devenir clerc et sa sur l'avait poussée à récupérer le siège archiépiscopal d'Aix soutenue en cela par Kreuz. Mymy, elle, avait décidé de partir pour Aix, humiliée par des notables provençaux soit disant respectueux de Rome. Propulsée Archevêque d'Aix, elle s'était sentie revivre, reconnaissant finalement que c'était là tout ce dont elle avait besoin. Devenue prélat, elle s'était trouvée, plus rien d'autre n'avait d'importance. Tout s'était ensuite accéléré, elle avait été élue Primat du Saint-Empire, elle, la félonne, elle, la propagandiste anti-SRING acharnée et les inimitiés acquises en Empire s'étaient exacerbées. Elle avait tenu pourtant, soutenue par ses proches et ses amis, voyant les Provençaux qui ne comprenaient pas toujours son opposition au marquisat la féliciter et les Provençaux intéressés se rapprocher d'elle, espérant soutirer d'elle un appui de Rome de qui pourrait venir le salut. Oui, elle avait tenu, travaillant sans relâche, uvrant pour l'unité de sa province religieuse, repoussant toute velléité de création d'une primatie provençale ou occitane, s'attirant l'hostilité de ceux qu'elle dérangeait en Provence et démontrant aux Impériaux qu'elle était tout autant leur primat que celui des Provençaux. Cet investissement de tous les instants avait été sanctionné car cela avait été pour elle une véritable punition par son intégration à la Curie. Elle avait tout d'abord repoussé la promotion, se laissant finalement convaincre par le Camerlingue Lorgol. Et en Provence, les thuriféraires d'un régime entravant la Provence chaque jour davantage n'avaient cessé d'accroître leurs prérogatives. *
Une halte, un instant, le temps de repérer une route qu'elle n'avait pas parcouru depuis bien longtemps. Une halte pour les bêtes, une halte pour les hommes, une halte pour penser à ce retour qu'elle effectuait. A dire vrai, l'idée d'un retour en Provence la taraudait depuis plusieurs mois. Pourtant elle avait juré ses grands dieux qu'on ne l'y reprendrait plus et que jamais, ô grand jamais, elle ne remettrait plus jamais les pieds dans ce qu'elle qualifiait avec mépris de bouge rempli de consanguins arriérés. Elle jetait toute sa colère mais aussi sa douleur dans cette pique assassine car elle était blessée plus que quiconque n'aurait pu le deviner. Elle leur en voulait à tous ceux qui avaient osé remettre en cause son attachement viscéral à la Provence, elle leur en avait voulu jusqu'à la mort, s'abattant avec désespoir sur le dallage froid des chapelles et réclamant grâce pour cette épreuve qui faisait d'elle une aristotélicienne si peu modèle, tentant de refouler cette colère et de trouver la force de s'apaiser.
* Nonobstant les remarques de plus en plus acerbes, de moins en moins respectueuses, elle avait tenu bon, soutenue surtout par son activité romaine. Elle avait d'ailleurs été nommée Cardinal en charge des Saintes Armées et Connétable de Rome par ses pairs de la Curie et elle avait été acceptée en tant que Chancelier de l'Office d'Isenduil par ses frères et surs chevaliers. Elle avait su prendre les remarques des tenants du marquisat sur son attitude avec philosophie, sachant qu'elle ne trahissait nullement la Provence et pouvant démontrer qu'elle avait été là pour celle-ci dès la première heure. Elle avait laissé dire car elle ne détenait le pouvoir de bâillonner tous ceux colportant mensonges et ragots sur son compte, regrettant néanmoins que si peu n'aient pris sa défense. Et puis, elle avait bien su que son statut de Princesse d'Eglise la protégeait là où d'autres auraient déjà été arrêtés voire emprisonnés du fait d'une législation attentatoire au libre-arbitre. Sa position dans le haut de la hiérarchie romaine avait été semblable à un bouclier et elle lui devait certainement de ne pas avoir été embêtée plus tôt. Ses positions de plus en plus marquées contre le marquis, son régime et sa cohorte de courtisans bêlants n'avaient pas été du goût de ceux s'accrochant au pouvoir et las, elle avait commencé à gêner de plus en plus et à remarquer que son rang de cardinal ne la protégeait plus. Ceux se flattant d'être des aristotéliciens convaincus avaient donc uvré pour la faire céder et la faire craquer. Et ils avaient réussi, au-delà de leurs espérances car lorsque la Province de Lyon s'était trouvée vacante, elle avait fait acte de candidature, surprenant tout le monde en Provence. Dur avait été pour elle de s'en aller, elle n'avait d'ailleurs pas déménagé sur-le-champ, souffrant de devoir partir et sachant bien qu'étant attendue, elle ne pouvait différer plus longuement son départ. Elle était donc partie elle qui avait été arrachée du Danemark du fait de luttes intestines et s'était vue contrainte à l'exil parce qu'elle dérangeait dans leurs desseins tous ceux qui avaient trahi et corrompu l'indépendance, tous ceux qui se dressaient contre un Empire que la Provence avait en fait, en se déclarant indépendante, appelé à l'aide, dans un grand cri de détresse. *
La fin de la halte fut signalée, il s'agissait maintenant de rallier au plus vite le logis seigneurial. Le groupe hétéroclite reprit donc la route, s'enfonçant plus avant dans les territoires carpentrassiens, parvenant à la grande plaine du Comtat, laissant le fier et redoutable Mont Ventoux dans leur dos et voyant se déployer à leurs côtés la suite de la chaîne des Monts Vaucluse, dépassant les Dentelles de Montmirail et la seigneurie de Beaumes-de-Venise. Beaumes du Comtat d'où le seigneur du lieu veillait à l'intégrité et à la sécurité du fief de sa suzeraine. Cette dernière pensa à ce si féal vassal qu'elle reverrait sous peu, ce vassal qui malgré tous les risques encourus avait veillé à ce que ses terres soient respectées et à ce que nul n'y pénétrât. Du reste, avant de quitter la Provence, elle avait veillé à ce que Carpentras, San Rafeu, la Pena et Santa Anastasia soient protégés. Si elle n'avait aucune illusion quant au devenir de ses deux seigneuries, elle savait que pour son comté et sa baronnie, tout était sous contrôle et bien inconscients seraient ceux qui s'y risqueraient. San Rafeu était allié à Fréjus, voisin sur l'ouest et à Castellane, non loin à l'est, de plus son large front de mer permettait de concentrer les défenses vers les terres. Pour Carpentras, la frontière avec le Dauphiné lui avait permis d'assurer ravitaillement aisé en hommes et en nourriture aux habitants du fief. Et le seigneur de Beaumes, donc, fidèle et loyal, s'était personnellement assuré que nul ne profane Carpentras. Elle arrivait donc avec ses compagnons dans un lieu préservé et acquis à sa cause. Expulsée, peut-être, sur le papier. Mais un papier sans valeur car seul l'Empire pourrait déloger tous ceux restant établis en ses fiefs. Le reste ne valait rien.
Tout avait donc basculé. Contrainte à l'exil par un pouvoir corrompu et liberticide aux mains d'un marquis brillant par son absence et ayant placé fidèles et parents aux postes-clés, elle se trouvait donc obligée de trouver où s'établir. Archevêque de Lyon, elle avait l'embarras du choix, la France ou l'Empire, et sachant ce dernier encore échaudé par ce qu'elle avait pu faire pour au nom de la Provence, elle avait décidé de vivre dans le royaume lévanide. Elle resterait néanmoins proche de l'Empire dont elle demeurait le primat et elle avait finalement opté pour la Bourgogne alliée de cet empire qui était demeuré cher à son cur. C'était bien cela qui avait gêné en Provence, qu'elle rappelle les raisons de l'indépendance, soulignant que ceux qui avaient fait ce choix ne rejetaient l'Empire que pour mieux l'appeler à l'aide. L'idée n'était pas de quitter un état en proie aux difficultés pour se soumettre à un autre, illégitime et méconnu de tous. La Bourgogne donc, terre d'exil mais surtout terre pour survivre, refuge pour panser ses blessures, abri où se terrer en attendant de reprendre goût à l'existence. Accueillie là-bas avec générosité, respect et chaleur, elle avait d'abord été décontenancée de ne plus se sentir épiée, conspuée, elle avait été étonnée de ne plus être l'objet de rumeurs infondées. En Bourgogne, elle avait trouvé le repos. Délicate avait été la route vers la sérénité et aujourd'hui encore, elle ne se départait pas d'un certain sentiment d'insécurité mais les meurtrissures avaient commencé à pâlir et les plaies à se refermer. Soutenue par des proches tels AsdrubaelVect et Theognis, nouant d'autres amitiés comme avec Erik de Josselinière, Breiz, Guillaume de Lyseuil, elle avait repris pied. Son travail pour la Province de Lyon l'avait également aidée à refaire surface. C'était donc mue par une énergie nouvelle et par de nouveaux projets qu'elle avait décidé de rendre à la Bourgogne, ou au moins tenter de le faire, ce qu'elle avait reçu. Elle s'était donc investie en politique, recevant en guise d'encouragement le parti BOUM des mains de son fondateur, le Tri-Duc Erik. Et contre toute attente, pour sa première participation aux élections ducales bourguignonnes, avec un parti qui ne s'était pas présenté depuis des mois, elle avait remporté les suffrages, BOUM arrivant en tête et elle-même étant reconnue Duchesse de Bourgogne. Instants de grâce et travail conséquent qui lui avaient permis de croire encore. Et après six mois de règne, elle avait quitté le pouvoir, afin de laisser la place à d'autres affirmait-elle, mordante, pointant par là du doigt ceux qui ne savaient se retirer. Tout n'avait pas été sans repos, tout n'avait pas été sans heurt, mais elle était arrivée au bout et elle avait durant cette demie année appris à découvrir plus encore la Bourgogne et se faire d'autres amis. Certes, elle demeurait l'étrangère elle qui avait pris le pouvoir seulement quatre mois après son arrivée mais elle pouvait maintenant dire que chez elle, c'était en Bourgogne. Enivrante sensation de savoir où se trouve son point d'ancrage et c'est donc rassurée sur son avenir qu'elle avait pris possession d'Auxerre. Pourtant, malgré cette certitude de savoir où se trouvait désormais sa vie, il lui restait quelque chose à accomplir. Tout serait à sa place quand cela serait et finalement, dans une cabane au fond du jardin, Deubs, Godgaby, Natale, Max et d'autres encore l'avaient rejointe afin que cela soit.
Redoutable et fier d'allure, le castrum carpentrassien, logis des suzerains du comté, se dressait, ses hautes tours aux flèches ajourées se détachant sur l'azur profond du ciel nocturne. Elle y était donc au cur de son domaine, elle était donc arrivée la félonne, se jouant là de ceux qui l'avaient poussée à partir. Elle resta à cheval, ne pouvant croire qu'elle revoyait son castel après tous ces mois, ne croyant pas à cette demeure poussée là au milieu de la garrigue. Pourtant cette réalité après laquelle elle courait depuis des jours, elle était là, concrète. Elle n'avait pas craint pour sa vie durant ce voyage malgré les dangers de la route, malgré le véritable et injustifié attentat dont avait été victime Deubs. Non, elle avait simplement cru que Carpentras était un mirage, qu'elle l'avait rêvé et que jamais plus, elle ne le reverrait. Et pourtant, elle s'y trouvait, depuis nombre de lieues maintenant, elle avait senti le vent lui apportant des odeurs bien connues et des échos familiers, elle l'avait senti ce vent s'insinuer dans ses vêtements et caresser sa peau.
Et elle ne réussissait pas à bouger, ses mains gantés de cuir ne parvenant pas à délaisser les rênes de sa monture. Elle restait là, ébahie, comme un aveugle voyant le soleil pour la première fois, comme un enfant découvrant la neige, comme un homme croisant le regard de la femme dont il tombera amoureux. Elle demeurait là, le souffle coupé, le rythme de son cur meurtri s'emballant, sa bouche s'asséchant. Elle avait prévu ce moment, elle avait imaginé la rencontre, elle avait anticipé l'instant mais rien de ce qu'elle avait pu prévoir, imaginer, anticiper ne ressemblait à ce qu'elle était en train de vivre, c'était simplement sans commune mesure.
Aux alentours, l'on commençait à s'animer. Les quelques personnes vivant à l'année sur le domaine commençaient à affluer afin de voir cette suzeraine qui était partie en leur assurant qu'elle ne les oublierait pas. Elle était là, preuve des promesses, elle était là, preuve de sa parole. Elle était donc revenue et ils se la montraient de loin ne se demandant pas encore pourquoi elle restait ainsi immobile. Du reste, ils avaient fort à faire pour l'accueillir, ils ne savaient pas qu'elle comptait les visiter et elle n'était pas venue seule.
Avisant qu'elle était rejointe, elle revint à la réalité et demanda à ce que l'on aide à descendre de cheval. Elle glissa quelques mots, disant qu'elle ne les avait pas oubliés, qu'elle était là pour eux et elle les écoutait distraite mais heureuse de voir leurs figures. Non, elle ne les oubliait pas, ils pouvaient en être sûrs mais ce qu'elle taisait c'est qu'elle n'était pas là que pour eux, elle était là pour d'autres également. Son regard clair tomba sur le sac de cuir qui ne la quittait pas et dans lequel se trouvaient serrées, entourées d'un ruban de cotonnade, les nombreuses missives reçues et dans lesquelles on l'appelait à l'aide. Elle possédait un autre lot également, venant de dignitaires français et impériaux, à propos de la situation provençale. Elle avait été appelée car ceux qui à sa suite s'étaient élevés contre le marquisat le lui avaient demandé. Hier, elle était seule et isolée, en minorité et soupçonnée du fait de ses opinions, aujourd'hui d'autres avaient repris le combat, en nombre et l'avaient sollicitée. Hier, elle avait au final fui, laissant gagner les despotes et les corrompus, aujourd'hui, elle se lançait de nouveau dans l'arène. Hier, elle aurait pu se contenter de sa vie tranquille et s'occuper d'Auxerre et de ses fonctions dans l'Eglise, aujourd'hui, elle se battait pour que la légitimité impériale reprenne ses droits, conformément à ses devoirs de vassale de l'Empereur et à ses propres convictions. Elle n'était pas de ceux qui se dérobent et hier, elle avait donc répondu positivement aux appels de ceux vouloir voir sombrer le marquisat de pacotille, y trouvant écho et étant renvoyée par la même à ses propres envies et aux projets de ceux se réunissant dans la cabane au fond du jardin; aujourd'hui, il était temps de se mettre à l'ouvrage.
Mais avant, mais avant...
Se retrouver seule, en tête-à-tête avec la Provence carpentrassienne, la Provence impériale, la Provence de son enfance, la Provence-refuge, la Provence où elle avait fourbi ses armes, la Provence où elle avait aimé, la Provence où elle avait mis au monde son unique enfant, la Provence où elle avait souffert aussi. Et Carpentras, son autre chez elle, son abri, sa passion, qu'elle avait choisi sur les conseils avisés de Vitou qui avait été son voisin, à Apt.
Alors, elle entreprit de s'éloigner et de faire un tour. Elle se débarrassa de ses gants à crispins et de sa mante de voyage, les délaissant dans un coin avant de partir. Laissant le vent s'engouffrer dans sa jupe raccourcie et légère lui permettant de monter en amazone, elle débuta sa promenade, légèrement craintive, s'interrogeant sur ce qu'elle pourrait trouver, anxieuse à l'image d'une damoiselle sur le point de rencontrer son promis. Elle entreprit ensuite de décrocher la longue natte lui enserrant le crâne et enroulée plusieurs fois sur l'arrière de sa tête. Elle grimaçait se prenant le vent dans la figure et se piquant les mains aux épingles qu'elle tentait d'ôter. La tresse se déroula et elle passa ses doigts praticiens dedans afin de la défaire totalement. Elle y parvint finalement, n'ayant pas stoppé sa progression dans la plaine et soupira de soulagement en sentant sa chevelure sombre enfin libérée de son carcan. Mais pour autant, elle n'était pas encore à ses aises et elle se laissa choir un instant au sol afin de retirer ses bottes qu'elle jeta derrière elle quand ses efforts furent couronnés de succès. Elle se releva et reprit sa marche forcenée, sentant avec délices les herbes folles sous ses pieds nus, insoucieuse de se blesser sur un caillou ou un une brindille dénudée. Elle poursuivit sa promenade, retrouvant au fur et à mesure de son périple les sensations d'autre fois, ayant l'impression qu'hier encore elle était là. Elle voyait tout avec des yeux neufs mais pourtant, rien n'avait vraiment changé, elle savait exactement où elle se trouvait. Carpentras reprenait ainsi tous ses droits, la tenant entière alors que désormais bien éloignée du château, elle errait dans la garrigue sans autre but que celui de s'y perdre pour mieux s'y retrouver. Son visage marmoréen pour autant ne souriait pas tant en elle la douleur de l'exil qui s'était apaisée avec les mois lui rappelait qu'elle était toujours bien présente. Alors, elle eut juste envie de communier avec Carpentras, de le connaître, comme elle ne l'avait jamais encore connu. Elle s'immobilisa et sa main se porta à sa ceinture où était passée une petite dague. Elle s'en saisit et appuya la lame contre la paume de sa main gauche, ses lèvres entrouvertes laissant échapper un léger râle. La coupure fut propre et nette et de l'espace ainsi créé entre les chairs s'écoula un filet de sang. La dague retrouva sa place tandis qu'elle s'agenouillait au sol. Là, pressant sa main meurtrie de toutes ses forces, elle fit goutter le sang, le mêlant à cette terre... qui était sienne.
« Cette Terre Est Ta Terre. » Elle en comprenait chaque mot désormais, et même mieux, elle les vivait. Elle s'allongea finalement sur le dos, sur Sa terre, sa main blessée tout contre le sol, le sang ne cessant de le nourrir, les yeux perdus dans la contemplation de la voûte céleste. Alors, Ingeburge ne retint plus des larmes trop longtemps combattues.
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RP : Carpentras, fin janvier
Merci de respecter les règles élémentaires du RP et les indications données, sinon passez votre chemin, bon jeu.]
* « Cette Terre Est Ta Terre. » Elle avait levé son innocent petit visage vers la religieuse vêtue de sombre qui venait de prononcer ces mots. Bien évidemment, elle n'avait rien compris, ne maîtrisant pas encore la langue employée. Elle n'avait donc rien répondu, se contentant de suivre du regard le geste de la femme qui désignait le paysage devant elles. Elle ne l'avait pas vraiment apprécié ce panorama, plissant ses yeux opalins irrités par la luminescence de ce soleil bien différent de chez elle. Bien autre le soleil et ce n'était pas la là seule différence notable qu'elle enregistrait dans son esprit enfantin et buté. La végétation sèche et odorante aussi et le relief particulier. Et au-delà de cette vue que décidément, elle n'avait pas réussi à appréhender dans toute sa beauté, elle notait les autres différences : le vent mordant, les senteurs entêtantes, les bruits inusités, la touffeur insidieuse. Elle s'était donc trouvée bien loin du Royaume du Danemark. Où était donc passé Assens, son terrain de jeu, de rires et de découvertes? Sa mémoire d'enfant lui avait fait quelque peu défaut mais elle avait été sûre d'un fait : c'était autre chose là-bas. La solitude donc serait sa compagne même si bien plus jeune que ses frères et surs, seule, elle l'avait toujours été. Et là en cette contrée hostile où elle avait été envoyée suite aux prémices des troubles qui allaient secouer l'Union de Kalmar où le riche et puissant Danemark tenait une place trop importante au goût des Suédois, elle en avait eu une conscience plus qu'aigüe malgré ses six ans. Seule. Cela avait commencé dès le début de ce voyage qu'elle n'avait pas compris. Elle était d'ailleurs la seule à s'en aller, ses frères et surs déjà établis restant sur place et ses parents impliqués à Copenhague bien décidés à soutenir la position danoise. Traversées en mer, en coche, passages de relais en relais, transfert de mains en mains, arrêts par divers couvents jusqu'à celui de la Celle.... Adieu l'île de Fyn. A jamais. *
Et c'est seule qu'elle se trouvait encore en ce jour où pour la première fois depuis des mois, elle s'apprêtait à fouler le sol provençal. Certes, elle était accompagnée étrange escorte en vérité que celle qu'elle avait là : un Dragon d'Arquian, un soldat orléanais, un évêque de Guyenne ramassé en Lyonnais-Dauphiné, un ex-Franc-Comte revenu depuis peu dans le monde des vivants mais en vérité, ce pèlerinage en Provence qu'elle avait plus d'une fois envisagé, c'était une véritable quête intime. Son regard toujours aussi pâle mais désormais dénué d'expression fouillait les environs plongés dans l'obscurité de la nuit. Bientôt, elle s'y trouverait, elle la sentirait et contrairement à ce sentiment de rejet qu'elle avait eu pour la Provence alors qu'elle n'était encore une enfant, elle en serait heureuse. Involontairement pourtant, sa main se porta sur son épaule gauche où le fer avait incrusté six lettres de chair brûlée : GHFKDS. Guds hjælp, folkets kærlighed, Danmarks styrke. Etrange réminiscence d'un paradis perdu alors qu'elle était sur le point d'entrer dans cet éden qu'elle avait également dû quitter. Elle talonna sa monture, ayant hâte soudain, son nez au vent croyant humer cet air bien connu et à jamais cru perdu.
* Abbaye de la Celle, près de Brignoles. Les cours de latin et de grec l'avaient sauvée, tout comme ses lectures du dogme et de Marc Aurèle. Elle vouait depuis une admiration sans borne à cet empereur dont les réflexions avaient changé sa vie et qu'elle avait découvert quand se faufilant discrètement dans la bibliothèque, elle s'emparait des ouvrages qui ne devaient pas tomber aux mains des petites pensionnaires. Et finalement, petit à petit, elle avait fini par comprendre ce qu'on lui disait, à se faire entendre des autres et avait même appris quelques mots de la langue du cru jaillissant comme une gerbe de soleil. C'est là qu'elle avait grandi parmi les filles des notables locaux, toujours à part cependant et ne voyant de cette Provence où elle avait été envoyée par des parents prévoyants que le domaine abbatial. Ses journées avaient été rythmées par les cours, les prières à l'église et les repas. Elle n'avait jamais franchi les enceintes de la pension et n'en avait jamais exprimé l'envie. Au contraire de ses compagnes, l'extérieur ne lui avait pas manqué, elle n'avait ni famille ni relations qui l'y avaient attendue, son extérieur à elle étant irrévocablement inaccessible. Du Danemark, elle avait reçu des nouvelles par les courriers détaillés que lui envoyait sa mère. Elle n'avait ainsi pas perdu pied avec la langue et le pays, voulant à toutes forces ne pas voir son identité se diluer. Quand les missives maternelles arrivaient après des semaines de voyage, elle s'isolait dans les jardins, toujours à l'ombre, sa peau de Scandinave ne se faisant pas à ce soleil décidément bien trop étrange et elle gardait le pli serré contre sa poitrine, juste sur son cur qui battait de manière plus désordonné. De longues minutes s'écoulaient durant lesquelles elle savourait ce petit plaisir égoïste de ne pas savoir alors qu'elle en défaillait presque d'envie. Ensuite, invariablement, elle contemplait longuement le vélin, ses doigts tremblants caressant le cachet de cire avec précaution, détaillant avec dévotion les armes de sa mère. Puis, à nouveau, un retour vers sa poitrine, maintenant assurée que c'était bien sa maman qui lui avait écrit et prolongeant avec délices dans cette attente insupportable qu'elle s'infligeait. Finalement, d'une main anxieuse, elle se résolvait à décacheter la lettre si ardemment pressée contre son cur et en prenait connaissance le souffle coupé, ne reprenant sa respiration que parce que cela lui était nécessaire. Sa main toujours agitée de soubresauts se posait ensuite sur son giron, faisant trembler la missive dépliée. Et alors elle souriait, légèrement, son visage triste fugacement éclairé par la joie. Elle relisait toujours la lettre, plusieurs fois, jusqu'à la connaître de mémoire, ne trahissant ni le style ni les tournures employées et le calme la reprenait au fur et à mesure de cet apprentissage passionné. Et tout le monde en la voyant moins malheureuse qu'à l'ordinaire savait qu'elle avait reçu des nouvelles du pays. La lettre, elle, était finalement rangée avec d'infinies précautions dans un petit coffret de marqueterie et rejoignait les précédentes toutes conservées avec un soin jaloux. *
Aujourd'hui sa mère était morte, et son père aussi, et elle aurait voulu, alors qu'elle pénétrait enfin en cette Provence où ses parents l'avaient envoyée, pouvoir faire découvrir les lieux à ceux-ci. La route depuis la Bourgogne avait été rocambolesque. Après un départ depuis Mâcon où elle avait définitivement fait fermer les portes de l'Artemisium, son petit groupe et elle avaient cinglé vers le Lyonnais-Dauphiné où ils avaient emprunté des chemins de traverse. Ils avaient fait halte à Valence, hésitant sur le chemin à parcourir, les échos venant de Provence n'étant guère favorables. Elle avait donc choisi le Languedoc pour continuer la route et en arrivant là-bas, elle avait eu la désagréable découverte de constater que le Comte de Belfort manquait à l'appel. Elle en avait finalement souri, le sieur l'ayant déjà égarée en chemin cet été alors que le Lion de Juda venait souiller la Bourgogne. Elle s'était retrouvée à Autun assiégée par les hérétiques tandis que Max, finalement, avait rejoint l'armée du Duc de Corbigny. C'est donc résignée qu'elle avait fait demi-tour, recevant une lettre pour le moins étrange de Bazin lui souhaitant la bienvenue en Languedoc alors qu'elle n'avait paru en aucune cité occitane. Une autre missive d'ailleurs, de Valence cette fois, d'un douanier lui indiquant que tous étaient inquiets car l'on avait perdu sa trace en Lyonnais-Dauphiné et qu'une escorte pouvait lui être fournie. Lyonnais-Dauphiné à qui elle s'était adressé concernant son passage via le Gouverneur, le Capitaine et le Prévôt sans en obtenir réponse. Etrange duché à vrai dire. Enfin, elle avait été récupéré Max au sud de Valence. Et de là... la Provence.
* Rendue à la liberté au terme de son éducation chez les religieuses, le choix lui avait été donné de s'établir là où elle le souhaiterait. Les missives parentales lui avaient bien fait comprendre que revenir à Assens n'était pas envisageable compte tenu du climat délétère. Elle avait donc à nouveau connu cette sensation de perte, ce sentiment de déracinement, aux portes désormais du Couvent de la Celle et ne pouvant rentrer chez elle. Où se rendre alors? Ses parents avaient noué des relations un peu partout en Empire, elle aurait certainement trouvé un point de chute plus ou moins satisfaisant. Quant à la Provence... elle ne s'était pas liée à ses compagnes de pension. La réflexion finalement n'avait pas été compliquée, elle n'était attendue nulle part et avait répugné à l'idée de voyager. Elle avait donc opté pour Brignoles, cité la plus proche de là où elle avait grandi afin de s'y établir. Et là, sa vie d'adolescente mettant un pied dans le monde adulte avait débuté. Oizodefeu, Avensis, Bâton Noir, Skycarper et d'autres dont elle oubliait le nom étaient devenus ses familiers. Elle s'était finalement lancée, devant délégué minier pour le village, s'occupant de distribuer aux mineurs brignolais les compensations du plan mine. Elle avait également commencé à s'investir, à donner de la voix sur ce qu'elle pensait de la politique provençale et avait été repérée par les pontes d'une organisation tout simplement dénommée PARTI. Elle y avait rencontré des personnes qui compteraient dans sa vie, plus qu'elle ne l'aurait cru en poussant les portes de ce rassemblement : Merlin, Kermit, Lordfear et Il_vero_re. Si elle avait su que se joueraient là son ascension et les choix qui feraient ce qu'elle était devenue, elle n'y aurait pas cru. Elle, elle se contentait de ses mineurs et de la vie brignolaise, laissant pointer de temps à autre son impertinence dans le débat public. Première participation à des élections comtales... PARTI avait échoué et après le flamboyant Kermit, Shivou était devenu comte. Hasard de la vie politique, elle qui n'avait pas été élue s'était finalement retrouvée Commissaire aux Mines et associée à ce conseil bancal. Elle y avait pris de plein fouet la réalité de la gestion d'un comté, se heurtant au comte et à d'autres tels que Bryankas lui reprochant de s'être laissée aller en taverne où elle avait été enivrée malgré elle. Les mines avaient de ce fait connu des avaries et elle, s'était rendue compte qu'elle n'était désormais plus une enfant s'amusant à donner des ordres à des contre-maîtres. Et à côté de ce difficile apprentissage, elle en avait fait un autre qu'elle n'avait pas cherché à provoquer. Elle s'était rendue compte que c'était plus que de la franche camaraderie qui la liait à Il_vero_Re et en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, elle s'était retrouvée vassale de Merlin, dame de la Penne-sur-Huveaune, fiancée puis finalement mariée au flamboyant Baron d'Apt, Vittorio Emanuele dit Il_vero_Re . Et entre-temps, toujours la politique, devenue maire de Brignoles et porte-parole du conseil du même Merlin et quel conseil... à majorité PARTIsan où elle siégeait aux côtés de son époux. Et ce conseil là qui avait voté l'indépendance provençale. *
Arriver enfin à destination était un soulagement. Ils n'étaient pas encore parvenus au but fixé de leur voyage mais ils seraient sous peu en territoire provençal. Après tous ces jours de voyage et d'atermoiements, après toutes ces supputations sur ce que seraient le retour en Provence, elle pouvait enfin toucher à une réalité tangible, concrète. Ce n'était plus des pensées et des hypothèses, ce serait réel, sous peu. Elle eut une pensée pour la Bourgogne qu'elle avait quitté quelques jours plus tôt et qu'elle savait entre de bonnes mains, elle avait pu en partir l'esprit allégé de certains soucis : Sorane serait une bonne duchesse, quant à Auxerre, Theudbald y veillerait. Elle demeurait anxieuse, attendant sur les chemins des nouvelles de ce duché qu'elle aimait tant, la tête et le cur toujours là-bas malgré l'éloignement s'accroissant lieue après lieue. Après avoir quitté le Lyonnais-Dauphiné et ses épaisses forêts domaniales, ils avaient obliqué vers l'est, évitant, après Montélimar, de se trouver en terrain ennemi. Valréas fut donc longé, de loin, afin de rentrer directement dans le fief carpentrassien ayant lui aussi frontière avec le territoire dauphinois. Les premières lieues se firent dans un silence pesant. Elle essayait de reconnaître dans l'obscurité environnante des paysages bien connus et des routes de maintes fois parcourues. Elle y était enfin après ces longues semaines, ses longs mois où arrachée à Carpentras, elle avait tenté de survivre. Elle avait hâte de pouvoir remettre des noms sur des visages et des lieux familiers. Ils arriveraient bientôt au logis seigneurial. Chez elle.
* Par un vendredi de novembre... C'est ainsi que commençait l'histoire qui depuis avait subi les avanies du temps et avait été transformée pour coller aux arguments des uns et des autres. Et l'histoire, la petite histoire, de celle qui font les grandes, était devenue légende. Vendredi dix-sept novembre 1454, salle du conseil comtal de Provence. La proposition était venue de celui dont on aurait le moins attendu une telle fracassante suggestion. L'Archichancelier impérial le personnage le plus haut placé en Empire donc et accessoirement Comte de Menton et Vicomte de Castellane Gabriel von Wittelsbach dit Godgaby avait lancé avec son habituelle façon de parler dépourvue de fioriture l'idée de déclarer l'indépendance de la Provence. Premier point de l'histoire occulté car il va de soi que la Provence indépendante n'a existé qu'avec l'apparition intéressée du marquisat exit Godgaby de la propagande avignonnaise. L'idée avait été avalisée par un vote historique auquel avaient participé Godgaby donc, Merlin alors Comte de Provence, Bâton Noir, Bryankas, Conrad, Denadel, Farok, Hersende, Il_vero_Re, Isis°, Kermit, Remidehabsbourg, Shivou... et elle. Porte-parole d'un comté sur le point d'être déclaré félon, elle avait répondu à la lettre de l'Empereur qui s'était exprimé, se présentant comme leur père à tous. Et cela avait été le début de la véritable campagne de propagande qu'elle avait mené comme porte-parole puis comme chancelière d'une Provence présentée comme libre, abandonnée par la Savoie retournée dans le giron impérial. Que de lettres, que d'annonces avait-elle alors rédigées, devenue responsable de la diplomatie alors que son époux était désigné deuxième Comte de Provence Libre. De cette expérience à la tête de la communication indépendantiste, elle avait acquis une certaine visibilité et de solides inimitiés en Empire. Vitou, après un mandat marqué par la signature du traité d'Avignon le 28 janvier 1455 entre l'Empire et la Provence indépendante, s'était retiré du pouvoir. Ce traité fondateur avait été paraphé par le nouvel Archichancelier Frederic Augustus de Habsbourg, le Comte Merlin et elle dans un lieu qu'elle avait choisi : la Livrée Ceccano. Vitou déjà répugnait à l'idée de ce marquisat ainsi consacré et avait montré son hostilité en refusant notamment de transférer au nouveau régime nombre d'institutions provençales. Elle, encore motivée par l'idée qui en outre ferait de son suzerain le premier marquis, y croyait encore d'autant plus que Godgaby avec lequel elle s'était toujours affrontée venait de récupérer le trône comtal malgré les six sièges emportés par PARTI. Elle avait été blessée par la trahison d'un de ses colistiers et avait hérité des mines, à nouveau, laissant prévôté et chancellerie à d'autres, ne délaissant pas pour autant la diplomatie, ayant été nommée vice-chancelière aux côtés du nouveau responsable, Farok. Ensuite, elle avait été élue Comtesse de Provence, la première du territoire libéré et avait continué à uvrer pour l'indépendance. Les travaux pour établir un marquisat viable du reste s'étaient poursuivi et elle s'était opposée à ce qui à ses yeux était un véritable emprisonnement pour la Provence. Avec d'autres, une petite minorité, elle avait dénoncé la corruption de l'idée d'indépendance et l'oubli des raisons à la déclarer, tentant de repousser les suggestions de ceux qui se voyaient déjà la place d'un Merlin hélas absent et qui uvraient pour octroyer de considérables avantages aux postes qu'ils convoitaient. Mais l'enthousiasme était demeuré intact, l'attrait de la nouveauté considérable et elle avait vu peu à peu la Provence dépouillée de sa liberté. Elle avait à son tour quitté la scène politique, lasse soudain et désireuse aussi de rattraper les lambeaux d'un mariage qui avait fini par se désagréger. *
La vie est étrange. Alors que le petit convoi progressait toujours sur les routes carpentrassiennes, elle repensait à cette opposition avec Godgaby. Ils ne s'étaient jamais appréciés, sauf sur le tard, avant qu'il ne se rende en Gascogne et voilà que maintenant, ils étaient dans le même camp, celui de la noblesse provençale impériale. Impériale. Il fallait le préciser puisqu'en Provence, c'était toujours usurpation sur usurpation. Mais elle était fière de cette précision et ne cachait pas ses opinions, elle ne les avait d'ailleurs jamais tues. Elle découvrait donc le duc-évêque sous un jour insoupçonné et le rencontrait toujours avec grand plaisir comme elle rencontrait Deubs et Natale. Alors qu'elle chevauchait toujours, ses sens en éveil, elle médita longtemps cette constatation qu'elle faisait. Oui, la vie bien était bien étrange, n'était-elle pas revenue?
* En vain avait-elle lutté. Elle la femme trompée la plus célèbre et surtout la plus cocue de Provence avait dû se résigner à constater l'échec de son union avec Vitou qui chaque jour devenait de plus en plus dément. Non content de l'avoir trahie, il lui avait reproché son amitié avec Lordfear. Jalousie d'un époux se souvenant qu'il devait respect à sa femme ou jalousie du pourfendeur du régime du marquisat voyant son épouse entretenir des liens étroits avec celui qui selon toutes les probabilités allait devenir le nouveau marquis? Elle n'avait jamais su mais elle avait subi cette énième accusation sans rien dire, sachant bien qu'elle était l'une des rares à ne pas avoir atterri dans la couche de Kalanquin de Cianfarano. Et puis, avec la petite vie qui croissait en elle, comment aurait-elle pu penser à rendre la monnaie de sa pièce à un époux qu'elle adorait toujours autant? Elle était presque à son terme quand Vitou avait été excommunié par Kreuz venu la rejoindre en Provence en tant qu'Archevêque d'Arles et elle avait mis au monde leur fille, Vittoria Mette, le jour de son trépas. Un peu plus seule chaque jour donc, sans avoir même le statut de veuve, mère délaissée et Provençale aguerrie aux idées minoritaires de plus en plus raillées. Le salut était venu de l'Eglise qu'elle avait successivement servie en tant que diaconesse de Brignoles et archidiaconesse d'Aix et pour laquelle elle avait rédigé un concordat audacieux et novateur, liant ainsi Provence et Rome de manière étroite. C'était Vitou qui l'avait poussée à devenir clerc et sa sur l'avait poussée à récupérer le siège archiépiscopal d'Aix soutenue en cela par Kreuz. Mymy, elle, avait décidé de partir pour Aix, humiliée par des notables provençaux soit disant respectueux de Rome. Propulsée Archevêque d'Aix, elle s'était sentie revivre, reconnaissant finalement que c'était là tout ce dont elle avait besoin. Devenue prélat, elle s'était trouvée, plus rien d'autre n'avait d'importance. Tout s'était ensuite accéléré, elle avait été élue Primat du Saint-Empire, elle, la félonne, elle, la propagandiste anti-SRING acharnée et les inimitiés acquises en Empire s'étaient exacerbées. Elle avait tenu pourtant, soutenue par ses proches et ses amis, voyant les Provençaux qui ne comprenaient pas toujours son opposition au marquisat la féliciter et les Provençaux intéressés se rapprocher d'elle, espérant soutirer d'elle un appui de Rome de qui pourrait venir le salut. Oui, elle avait tenu, travaillant sans relâche, uvrant pour l'unité de sa province religieuse, repoussant toute velléité de création d'une primatie provençale ou occitane, s'attirant l'hostilité de ceux qu'elle dérangeait en Provence et démontrant aux Impériaux qu'elle était tout autant leur primat que celui des Provençaux. Cet investissement de tous les instants avait été sanctionné car cela avait été pour elle une véritable punition par son intégration à la Curie. Elle avait tout d'abord repoussé la promotion, se laissant finalement convaincre par le Camerlingue Lorgol. Et en Provence, les thuriféraires d'un régime entravant la Provence chaque jour davantage n'avaient cessé d'accroître leurs prérogatives. *
Une halte, un instant, le temps de repérer une route qu'elle n'avait pas parcouru depuis bien longtemps. Une halte pour les bêtes, une halte pour les hommes, une halte pour penser à ce retour qu'elle effectuait. A dire vrai, l'idée d'un retour en Provence la taraudait depuis plusieurs mois. Pourtant elle avait juré ses grands dieux qu'on ne l'y reprendrait plus et que jamais, ô grand jamais, elle ne remettrait plus jamais les pieds dans ce qu'elle qualifiait avec mépris de bouge rempli de consanguins arriérés. Elle jetait toute sa colère mais aussi sa douleur dans cette pique assassine car elle était blessée plus que quiconque n'aurait pu le deviner. Elle leur en voulait à tous ceux qui avaient osé remettre en cause son attachement viscéral à la Provence, elle leur en avait voulu jusqu'à la mort, s'abattant avec désespoir sur le dallage froid des chapelles et réclamant grâce pour cette épreuve qui faisait d'elle une aristotélicienne si peu modèle, tentant de refouler cette colère et de trouver la force de s'apaiser.
* Nonobstant les remarques de plus en plus acerbes, de moins en moins respectueuses, elle avait tenu bon, soutenue surtout par son activité romaine. Elle avait d'ailleurs été nommée Cardinal en charge des Saintes Armées et Connétable de Rome par ses pairs de la Curie et elle avait été acceptée en tant que Chancelier de l'Office d'Isenduil par ses frères et surs chevaliers. Elle avait su prendre les remarques des tenants du marquisat sur son attitude avec philosophie, sachant qu'elle ne trahissait nullement la Provence et pouvant démontrer qu'elle avait été là pour celle-ci dès la première heure. Elle avait laissé dire car elle ne détenait le pouvoir de bâillonner tous ceux colportant mensonges et ragots sur son compte, regrettant néanmoins que si peu n'aient pris sa défense. Et puis, elle avait bien su que son statut de Princesse d'Eglise la protégeait là où d'autres auraient déjà été arrêtés voire emprisonnés du fait d'une législation attentatoire au libre-arbitre. Sa position dans le haut de la hiérarchie romaine avait été semblable à un bouclier et elle lui devait certainement de ne pas avoir été embêtée plus tôt. Ses positions de plus en plus marquées contre le marquis, son régime et sa cohorte de courtisans bêlants n'avaient pas été du goût de ceux s'accrochant au pouvoir et las, elle avait commencé à gêner de plus en plus et à remarquer que son rang de cardinal ne la protégeait plus. Ceux se flattant d'être des aristotéliciens convaincus avaient donc uvré pour la faire céder et la faire craquer. Et ils avaient réussi, au-delà de leurs espérances car lorsque la Province de Lyon s'était trouvée vacante, elle avait fait acte de candidature, surprenant tout le monde en Provence. Dur avait été pour elle de s'en aller, elle n'avait d'ailleurs pas déménagé sur-le-champ, souffrant de devoir partir et sachant bien qu'étant attendue, elle ne pouvait différer plus longuement son départ. Elle était donc partie elle qui avait été arrachée du Danemark du fait de luttes intestines et s'était vue contrainte à l'exil parce qu'elle dérangeait dans leurs desseins tous ceux qui avaient trahi et corrompu l'indépendance, tous ceux qui se dressaient contre un Empire que la Provence avait en fait, en se déclarant indépendante, appelé à l'aide, dans un grand cri de détresse. *
La fin de la halte fut signalée, il s'agissait maintenant de rallier au plus vite le logis seigneurial. Le groupe hétéroclite reprit donc la route, s'enfonçant plus avant dans les territoires carpentrassiens, parvenant à la grande plaine du Comtat, laissant le fier et redoutable Mont Ventoux dans leur dos et voyant se déployer à leurs côtés la suite de la chaîne des Monts Vaucluse, dépassant les Dentelles de Montmirail et la seigneurie de Beaumes-de-Venise. Beaumes du Comtat d'où le seigneur du lieu veillait à l'intégrité et à la sécurité du fief de sa suzeraine. Cette dernière pensa à ce si féal vassal qu'elle reverrait sous peu, ce vassal qui malgré tous les risques encourus avait veillé à ce que ses terres soient respectées et à ce que nul n'y pénétrât. Du reste, avant de quitter la Provence, elle avait veillé à ce que Carpentras, San Rafeu, la Pena et Santa Anastasia soient protégés. Si elle n'avait aucune illusion quant au devenir de ses deux seigneuries, elle savait que pour son comté et sa baronnie, tout était sous contrôle et bien inconscients seraient ceux qui s'y risqueraient. San Rafeu était allié à Fréjus, voisin sur l'ouest et à Castellane, non loin à l'est, de plus son large front de mer permettait de concentrer les défenses vers les terres. Pour Carpentras, la frontière avec le Dauphiné lui avait permis d'assurer ravitaillement aisé en hommes et en nourriture aux habitants du fief. Et le seigneur de Beaumes, donc, fidèle et loyal, s'était personnellement assuré que nul ne profane Carpentras. Elle arrivait donc avec ses compagnons dans un lieu préservé et acquis à sa cause. Expulsée, peut-être, sur le papier. Mais un papier sans valeur car seul l'Empire pourrait déloger tous ceux restant établis en ses fiefs. Le reste ne valait rien.
Tout avait donc basculé. Contrainte à l'exil par un pouvoir corrompu et liberticide aux mains d'un marquis brillant par son absence et ayant placé fidèles et parents aux postes-clés, elle se trouvait donc obligée de trouver où s'établir. Archevêque de Lyon, elle avait l'embarras du choix, la France ou l'Empire, et sachant ce dernier encore échaudé par ce qu'elle avait pu faire pour au nom de la Provence, elle avait décidé de vivre dans le royaume lévanide. Elle resterait néanmoins proche de l'Empire dont elle demeurait le primat et elle avait finalement opté pour la Bourgogne alliée de cet empire qui était demeuré cher à son cur. C'était bien cela qui avait gêné en Provence, qu'elle rappelle les raisons de l'indépendance, soulignant que ceux qui avaient fait ce choix ne rejetaient l'Empire que pour mieux l'appeler à l'aide. L'idée n'était pas de quitter un état en proie aux difficultés pour se soumettre à un autre, illégitime et méconnu de tous. La Bourgogne donc, terre d'exil mais surtout terre pour survivre, refuge pour panser ses blessures, abri où se terrer en attendant de reprendre goût à l'existence. Accueillie là-bas avec générosité, respect et chaleur, elle avait d'abord été décontenancée de ne plus se sentir épiée, conspuée, elle avait été étonnée de ne plus être l'objet de rumeurs infondées. En Bourgogne, elle avait trouvé le repos. Délicate avait été la route vers la sérénité et aujourd'hui encore, elle ne se départait pas d'un certain sentiment d'insécurité mais les meurtrissures avaient commencé à pâlir et les plaies à se refermer. Soutenue par des proches tels AsdrubaelVect et Theognis, nouant d'autres amitiés comme avec Erik de Josselinière, Breiz, Guillaume de Lyseuil, elle avait repris pied. Son travail pour la Province de Lyon l'avait également aidée à refaire surface. C'était donc mue par une énergie nouvelle et par de nouveaux projets qu'elle avait décidé de rendre à la Bourgogne, ou au moins tenter de le faire, ce qu'elle avait reçu. Elle s'était donc investie en politique, recevant en guise d'encouragement le parti BOUM des mains de son fondateur, le Tri-Duc Erik. Et contre toute attente, pour sa première participation aux élections ducales bourguignonnes, avec un parti qui ne s'était pas présenté depuis des mois, elle avait remporté les suffrages, BOUM arrivant en tête et elle-même étant reconnue Duchesse de Bourgogne. Instants de grâce et travail conséquent qui lui avaient permis de croire encore. Et après six mois de règne, elle avait quitté le pouvoir, afin de laisser la place à d'autres affirmait-elle, mordante, pointant par là du doigt ceux qui ne savaient se retirer. Tout n'avait pas été sans repos, tout n'avait pas été sans heurt, mais elle était arrivée au bout et elle avait durant cette demie année appris à découvrir plus encore la Bourgogne et se faire d'autres amis. Certes, elle demeurait l'étrangère elle qui avait pris le pouvoir seulement quatre mois après son arrivée mais elle pouvait maintenant dire que chez elle, c'était en Bourgogne. Enivrante sensation de savoir où se trouve son point d'ancrage et c'est donc rassurée sur son avenir qu'elle avait pris possession d'Auxerre. Pourtant, malgré cette certitude de savoir où se trouvait désormais sa vie, il lui restait quelque chose à accomplir. Tout serait à sa place quand cela serait et finalement, dans une cabane au fond du jardin, Deubs, Godgaby, Natale, Max et d'autres encore l'avaient rejointe afin que cela soit.
Redoutable et fier d'allure, le castrum carpentrassien, logis des suzerains du comté, se dressait, ses hautes tours aux flèches ajourées se détachant sur l'azur profond du ciel nocturne. Elle y était donc au cur de son domaine, elle était donc arrivée la félonne, se jouant là de ceux qui l'avaient poussée à partir. Elle resta à cheval, ne pouvant croire qu'elle revoyait son castel après tous ces mois, ne croyant pas à cette demeure poussée là au milieu de la garrigue. Pourtant cette réalité après laquelle elle courait depuis des jours, elle était là, concrète. Elle n'avait pas craint pour sa vie durant ce voyage malgré les dangers de la route, malgré le véritable et injustifié attentat dont avait été victime Deubs. Non, elle avait simplement cru que Carpentras était un mirage, qu'elle l'avait rêvé et que jamais plus, elle ne le reverrait. Et pourtant, elle s'y trouvait, depuis nombre de lieues maintenant, elle avait senti le vent lui apportant des odeurs bien connues et des échos familiers, elle l'avait senti ce vent s'insinuer dans ses vêtements et caresser sa peau.
Et elle ne réussissait pas à bouger, ses mains gantés de cuir ne parvenant pas à délaisser les rênes de sa monture. Elle restait là, ébahie, comme un aveugle voyant le soleil pour la première fois, comme un enfant découvrant la neige, comme un homme croisant le regard de la femme dont il tombera amoureux. Elle demeurait là, le souffle coupé, le rythme de son cur meurtri s'emballant, sa bouche s'asséchant. Elle avait prévu ce moment, elle avait imaginé la rencontre, elle avait anticipé l'instant mais rien de ce qu'elle avait pu prévoir, imaginer, anticiper ne ressemblait à ce qu'elle était en train de vivre, c'était simplement sans commune mesure.
Aux alentours, l'on commençait à s'animer. Les quelques personnes vivant à l'année sur le domaine commençaient à affluer afin de voir cette suzeraine qui était partie en leur assurant qu'elle ne les oublierait pas. Elle était là, preuve des promesses, elle était là, preuve de sa parole. Elle était donc revenue et ils se la montraient de loin ne se demandant pas encore pourquoi elle restait ainsi immobile. Du reste, ils avaient fort à faire pour l'accueillir, ils ne savaient pas qu'elle comptait les visiter et elle n'était pas venue seule.
Avisant qu'elle était rejointe, elle revint à la réalité et demanda à ce que l'on aide à descendre de cheval. Elle glissa quelques mots, disant qu'elle ne les avait pas oubliés, qu'elle était là pour eux et elle les écoutait distraite mais heureuse de voir leurs figures. Non, elle ne les oubliait pas, ils pouvaient en être sûrs mais ce qu'elle taisait c'est qu'elle n'était pas là que pour eux, elle était là pour d'autres également. Son regard clair tomba sur le sac de cuir qui ne la quittait pas et dans lequel se trouvaient serrées, entourées d'un ruban de cotonnade, les nombreuses missives reçues et dans lesquelles on l'appelait à l'aide. Elle possédait un autre lot également, venant de dignitaires français et impériaux, à propos de la situation provençale. Elle avait été appelée car ceux qui à sa suite s'étaient élevés contre le marquisat le lui avaient demandé. Hier, elle était seule et isolée, en minorité et soupçonnée du fait de ses opinions, aujourd'hui d'autres avaient repris le combat, en nombre et l'avaient sollicitée. Hier, elle avait au final fui, laissant gagner les despotes et les corrompus, aujourd'hui, elle se lançait de nouveau dans l'arène. Hier, elle aurait pu se contenter de sa vie tranquille et s'occuper d'Auxerre et de ses fonctions dans l'Eglise, aujourd'hui, elle se battait pour que la légitimité impériale reprenne ses droits, conformément à ses devoirs de vassale de l'Empereur et à ses propres convictions. Elle n'était pas de ceux qui se dérobent et hier, elle avait donc répondu positivement aux appels de ceux vouloir voir sombrer le marquisat de pacotille, y trouvant écho et étant renvoyée par la même à ses propres envies et aux projets de ceux se réunissant dans la cabane au fond du jardin; aujourd'hui, il était temps de se mettre à l'ouvrage.
Mais avant, mais avant...
Se retrouver seule, en tête-à-tête avec la Provence carpentrassienne, la Provence impériale, la Provence de son enfance, la Provence-refuge, la Provence où elle avait fourbi ses armes, la Provence où elle avait aimé, la Provence où elle avait mis au monde son unique enfant, la Provence où elle avait souffert aussi. Et Carpentras, son autre chez elle, son abri, sa passion, qu'elle avait choisi sur les conseils avisés de Vitou qui avait été son voisin, à Apt.
Alors, elle entreprit de s'éloigner et de faire un tour. Elle se débarrassa de ses gants à crispins et de sa mante de voyage, les délaissant dans un coin avant de partir. Laissant le vent s'engouffrer dans sa jupe raccourcie et légère lui permettant de monter en amazone, elle débuta sa promenade, légèrement craintive, s'interrogeant sur ce qu'elle pourrait trouver, anxieuse à l'image d'une damoiselle sur le point de rencontrer son promis. Elle entreprit ensuite de décrocher la longue natte lui enserrant le crâne et enroulée plusieurs fois sur l'arrière de sa tête. Elle grimaçait se prenant le vent dans la figure et se piquant les mains aux épingles qu'elle tentait d'ôter. La tresse se déroula et elle passa ses doigts praticiens dedans afin de la défaire totalement. Elle y parvint finalement, n'ayant pas stoppé sa progression dans la plaine et soupira de soulagement en sentant sa chevelure sombre enfin libérée de son carcan. Mais pour autant, elle n'était pas encore à ses aises et elle se laissa choir un instant au sol afin de retirer ses bottes qu'elle jeta derrière elle quand ses efforts furent couronnés de succès. Elle se releva et reprit sa marche forcenée, sentant avec délices les herbes folles sous ses pieds nus, insoucieuse de se blesser sur un caillou ou un une brindille dénudée. Elle poursuivit sa promenade, retrouvant au fur et à mesure de son périple les sensations d'autre fois, ayant l'impression qu'hier encore elle était là. Elle voyait tout avec des yeux neufs mais pourtant, rien n'avait vraiment changé, elle savait exactement où elle se trouvait. Carpentras reprenait ainsi tous ses droits, la tenant entière alors que désormais bien éloignée du château, elle errait dans la garrigue sans autre but que celui de s'y perdre pour mieux s'y retrouver. Son visage marmoréen pour autant ne souriait pas tant en elle la douleur de l'exil qui s'était apaisée avec les mois lui rappelait qu'elle était toujours bien présente. Alors, elle eut juste envie de communier avec Carpentras, de le connaître, comme elle ne l'avait jamais encore connu. Elle s'immobilisa et sa main se porta à sa ceinture où était passée une petite dague. Elle s'en saisit et appuya la lame contre la paume de sa main gauche, ses lèvres entrouvertes laissant échapper un léger râle. La coupure fut propre et nette et de l'espace ainsi créé entre les chairs s'écoula un filet de sang. La dague retrouva sa place tandis qu'elle s'agenouillait au sol. Là, pressant sa main meurtrie de toutes ses forces, elle fit goutter le sang, le mêlant à cette terre... qui était sienne.
« Cette Terre Est Ta Terre. » Elle en comprenait chaque mot désormais, et même mieux, elle les vivait. Elle s'allongea finalement sur le dos, sur Sa terre, sa main blessée tout contre le sol, le sang ne cessant de le nourrir, les yeux perdus dans la contemplation de la voûte céleste. Alors, Ingeburge ne retint plus des larmes trop longtemps combattues.
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