A Dame Istanga de Lendelin, en la belle ville d'Arles, aux bons soins de l'hospice du carabin Houze.
Dame Istanga,
La rumeur a porté la nouvelle de votre chute jusqu'ici. Je l'ai ressentie ici portée par une lame de fond empreinte d'amertume, le chagrin de Gabriel, le souci de Raphael.
Cela m'a troublé. Votre marque semble changée, altérée, ternie, salie... Je ne sais comment le dire.
Cette guerre ternit tout. Mais j'eusse espéré ne pas vous voir ainsi marquée, vous.
Je la vois encore, la guerre, cette Gorgone. Elle se repaît de tout ce que nous avons, de tout ce que nous sommes, petit à petit, nous enlevant tout de notre humanité.
J'en suis venu à abandonner mes moutons pour semer du blé... les gens ont faim, terriblement faim, et d'autres s'engraissent par cupidité. La Gorgone s'en repaît pareillement, de la souffrance et du désespoir des uns et de l'avidité des autres.
J'entends les bruits de la guerre. J'entends les bruits de tout. Pas tant qu'ils fassent mal ... ils sont sales pernicieux, dégoûtants, abjects. Ils corrompent tout. Personne ne veut lâcher. Tous veulent gagner, avec pour seule conséquence que la guerre devient plus sale et plus folle encore.
Les morts se relèvent sans cesse, reviennent à la vie pour se battre plus encore. Les blessés hurlent aux vivants de se battre plus.
La trahison, les coups bas ... non, plus que cela, la haine se distille partout. Et la haine répond à la haine. Insidieusement, elle gagne le coeur de tous, l'âme de tous.
Cela me fait terriblement peur, car cette haine distillée passe insidieusement en tout. Elle s'amplifie sans cesse, et nous éloigne chaque fois un peu plus de tout espoir que la guerre s'achève et que la paix revienne.
Et je vous sens prise par cela, devenir le jouet de la Gorgone.
Cela me terrifie. Quel visage auront mes amis ? Quel visage ont-ils maintenant ?
Ils n'étaient pas ainsi.
La Guerre les rend ainsi. Elle les rend pire chaque jour. Elle nous rend pire chaque jour.
Pire que la famine, pire que l'économie qui décline, pire que tout, ce poison instillé par la Gorgone étouffe tout espoir que la guerre cesse.
Je viens prendre des nouvelles de vous et m'inquiète terriblement pour vous, plus pour cela que pour votre blessure.
Mais j'en viens à penser, pour la toute première fois, qu'il faudra peut-être mettre fin à tout cela, pour empêcher la Gorgone de gagner.
Mettre fin, j'y avais déjà pensé, certes, maintes et maintes fois, espérant une paix, c'est vrai. ... la Paix.
J'en viens à penser à une autre fin, si la paix ne vient pas. Ne vaut-il pas mieux détruire tout cela ? Ne vaut-il pas mieux détruire la Provence plutôt que de la voir ainsi empoisonnée par la haine ?
Je ne sais pas.
Je viens prendre conseil auprès de vous, sur votre lit de convalescente, et j'en suis désolé. Mais la question reste. Nous faudra-t-il tout brûler pour empêcher cette gagrène de se répandre ?
J'espère de tout coeur ne pas me tromper, ne pas vous voir déjà à ce point corrompue par ce poison qu'aucun retour ne soit possible.
J'ai terriblement peur, je l'avoue.
J'ai vu des gens à ce point pris par ce poison qu'ils ne s'en rendent même plus compte. Ils sont terribles, implacables et impitoyables.
J'ai voulu m'interposer contre cela, contre cette haine. Elle était à ce point forte que passer sur mon corps n'a même pas éveillé de cas de conscience.
Si nous ne parvenons pas,
chacun de nous, à mettre cette haine de l'autre de côté ... si la Guerre nous a ainsi pris que nous soyons à ce point aveuglés par elle, ne vaut-il pas mieux tout détruire ?
Je garde espoir. Mais je vois poindre cete solution funeste comme la seule possible.
Galoche est parti. Que reste-t-il à sauver si nos poètes partent et s'il ne reste que la haine ?
Y a-t-il encore de l'espoir ?
J'arrive au bout du parchemin qu'une seule colombe peut porter, en espérant qu'il viennne jusqu'à vous.
Je reste votre très dévoué ami.
Iskander