Kernos
[Camera du Castel Rouvray, sur les terres de Glandage]
Kernos ferma le manuscrit quil consultait et se leva de son bureau pour se diriger vers la fenêtre. La nuit était déjà bien avancée, mais il avait du mal à trouver le sommeil depuis la perte de Nathanaël. Cela faisait déjà plusieurs semaines quils avaient quitté Lyon, en deuil, pour regagner Die Ils étaient inconsolables. Cet enfant, ils lavaient tant désiré, et voilà le Très-Haut lavait emporté, ne laissant que douleur et chagrin derrière lui. Axel ne lui avait pas adressé un mot depuis cette tragédie, et elle sétait aussitôt retirée dans les montagnes loin de lui. Dehors, il pleuvait, Kernos regarda les gouttes sécraser contre les carreaux en soupirant. La mort de leur fils lavait bouleversé, profondément, la joie incommensurable quil ressentait quand il avait quitté en trombe Die avait laissé place au désespoir du retour.
Seul, il gagna sa chambre. Un feu crépitait dans lâtre, réchauffant la pièce qui lui semblait si vide et morne sans la présence de son épouse. Kernos retira ses vêtements et sallongea sur sa couche. Il ferma les yeux, laissant son esprit vagabonder afin de trouver le repos afin déchapper pour quelques heures les tourments de son existence.
Il marchait dans une vaste plaine nappée dun brouillard si épais quil lempêchait de distinguer le monde qui lentourait, même le ciel et le soleil demeuraient invisible à ses yeux. Kernos avançait ainsi dans cette forêt de brume, perdu, sans nul repère pour sorienter, dérivant ainsi pendant plusieurs heures sans rencontrer âme qui vive pas la moindre bête, rien à part le sol rocailleux et monotone sur lequel il se tenait.
Son errance lui sembla durer un temps infini dans ce décor immobile, se demandant comment il était arrivé ici et comment il allait sen échapper quand, soudain, au loin, à travers le manteau gris, il vit une ombre se dessiner. Il hâta le pas vers cette silhouette, y voyant sa seule chance, qui grandissait à chaque enjambée le rapprochant delle. Emergeant de cette mer de brume, un arbre se dressait devant lui un chêne, un chêne majestueux, au tronc solide et au feuillage fourni. Il sarrêta à ses pieds. Cela devait faire des millénaires quil contemplait cette plaine, ses racines senfonçaient profondément dans le sol qui, tout autour de lui, était couvert dherbe grasse et de mousse.
Respectueusement, Kernos foula cette terre fertile, îlot de verdure perdu au milieu de cette vallée stérile, pour poser sa main sur lécorce de ce vieux chêne. Il y sentit la vie qui bourdonnait en lui et pour la première fois depuis son arrivée dans ces lieux, une légère brise se mit à caresser sa peau. Il lui sembla, à ce moment, entendre un chant lointain, porté par le vent. Une voix douce et légère, celle dune femme dont le visage apparut aussitôt dans son esprit Ces lèvres rouges comme les fraises que lon cueille dans les vergers en été, sa peau aussi blanche que la cime des Alpes en plein cur de lhiver, sa chevelure éclatante comme le soleil en son zénith, son regard plus bleu et plus profond encore que les océans son nom était sur ses lèvres et il le murmura aussitôt au creux de larbre.
Axel
Les feuilles bruissèrent immédiatement, et il sentit la vie sagiter davantage au creux vieux chêne. Il lui sembla, pendant un instant, sentir une pulsation sous lécorce, comme si lévocation de ce doux nom avait transformé la sève en sang pour faire battre un cur végétal. Kernos se sentit apaisé et, il sassit au pied de larbre, le dos collé contre son tronc qui vibrait à lunisson avec son âme et il sassoupit.
Un grondement léveilla en sursaut. Affolé, il tourna la tête dans tous les sens, mais ne vit rien sinon la brume qui lentourait. Il navait pas son épée, et les branches du chêne étaient bien trop hautes pour quil puisse les atteindre en grimpant sur son tronc. Alors, résolu à son sort, il attendit. Le sol vibra, et le vent se mit à souffler avec plus de force. Il distingua alors une silhouette sapprocher à travers le brouillard peut être sa fin. Il ne voulait pas mourir ici, mais sans nulle arme pour se défendre, il ne me faisait pas dillusions, lanimal qui fendait la brume semblait redoutable aussi, une nouvelle fois, il prononça le nom de celle qui était si cher à son cur.
Axel
Un rugissement puissant ébranla le monde. Traversant le voile gris, un lion majestueux à la fourrure dargent savançait vers lui. Dans ses yeux, nul cruauté, nul haine, mais son cur ne pouvait sempêcher de battre la chamade dans sa poitrine, tant ce noble animal inspirait la crainte et le respect. Il sarrêta à quelques pas de Kernos, le contemplant de son regard grave puis huma son odeur. Aussitôt, Kernos agenouilla devant lui, poing sur le cur. Le lion blanc sapprocha alors de lui et posa son museau contre son front. Sa bouche était garnie de crocs aussi aiguisée quune lame, ses griffes aussi tranchantes quune faux, pourtant Kernos ne craignait pas quil en use contre lui. Et comme sil répondait à cette pensée qui avait jailli en lui, il sécarta et vint sasseoir à ses côtés. Ragaillardi par sa présence, emprunte de force, de majesté et de volonté, Kernos sendormit à nouveau.
Un nouveau tremblement le sortit de son sommeil. Le lion était toujours à ses côtés, immobile, imperturbable, son regard se portait au loin. Kernos se mit à regarder dans la même direction et une bourrasque violente souffla, chassant en partie la brume qui masquait jusqualors cette partie du pays pour laisser apparaître les flots vigoureux dun long fleuve sétendant à perte de vue, dans le brouillard. Au sein de londe, il lui sembla quune ombre se mouvait avec célérité en direction de la berge se trouvant devant eux. Kernos se leva. Le lion ne broncha pas. Kernos lui jeta un regard interrogateur. Lanimal hocha la face, comme sil lencourageait à poursuivre Kernos suivit donc son instinct et prit le chemin de la berge, laissant le chêne et le lion derrière lui.
Dans une pluie décume nacrée, jaillit devant lui la plus incroyable des créatures marines qui lui avait été donné de voir. Son long corps ruisselant était recouvert décailles aussi lisses et éclatantes quun millier de saphirs, ses nageoires dun rouge vermeil flottaient avec grâce dans la brise, et son regard dor dégageait une profonde sagesse. Telle était la créature qui se dressait devant lui, un dauphin, cest ainsi que Kernos le reconnu. Ses yeux dorées se posèrent dans les siens et, aussitôt, saisit dadmiration, lhomme tomba à genoux sur le sable de la berge. Il entendit alors un bruissement dans son dos. Kernos osa un regard par-dessus son épaule: le lion sétait levé dessous le chêne et venait les rejoindre. Le dauphin le regarda sans broncher, comme sil lattendait. Quand le lion dargent arriva aux côtés du soldat, les deux fabuleuses créatures se regardèrent. On pouvait ressentir toute la confiance et le respect les unissant, un lien fort et ancien, aussi solide que le métal.
A son grand étonnement, le lion sinclina avec révérence devant le dauphin qui agita alors ses écailles. Les gouttes qui sen détachèrent se répandirent, comme un nuage de perles, devant le lion. Celui-ci gratta alors le sable trempé et de la poussière se dégagèrent une couronne dor finement ciselée ainsi quune grande épée, la plus belle et la plus tranchante quil lui eut été donné de voir dans son existence. Le lion sécarta et posa son regard sur lui. Kernos vit que le dauphin en avait fait de même. Ils semblaient lattendre mais lui ignorait ce quils attendaient de lui quand, soudain, une voix séleva.
Fais un choix !
Kernos sursauta. Observant la scène à quelques pas, un cavalier portant lance et harnois, ainsi quun écu où figurait une croix de gueules sur un champ dargent, le regardait en souriant. Lentement, il fit avancer son destrier blanc jusquà eux. Les deux animaux le regardèrent avec affection et admiration. Arrivé devant lofficier, il prit de nouveau la parole.
Ils attendent que tu fasses ton choix, bien quau fond de toi, il est déjà fait, ils attendent que tu le confirmes en prenant soit la couronne, soit lépée. Il est temps pour toi daffirmer ton destin.
Un choix ? Son destin ? Il ne comprenait pas mais on lui avait demandé de faire un choix. Son regard passa du chevalier au lion, puis enfin au dauphin. Tous lui adressèrent un regard lincitant à agir. Lentement, Kernos se redressa et savança vers les deux objets. Ses yeux se posèrent dabord sur la couronne dor. Quelle uvre dart ! Jamais un orfèvre naurait peu en faire de pareille, tant la facture était parfaite, tant le lion et le dauphin qui y étaient gravée semblaient vivant Il sattendait presque à les voir se mouvoir, que leur souffle soulève leur poitrine mais ils restaient immobiles. Son attention alla alors vers lépée, dont la beauté négalait que son apparente efficacité. Jamais il navait vu pareille lame. Sa garde et son pommeau étaient dor, et là aussi le lion et le dauphin qui y figuraient semblaient prêts à sanimer sous ses yeux.
Choisis
La voix du cavalier se fit entendre à nouveau. Le lion y répondit par un grondement et le dauphin agita ses écailles. Alors il choisit. Sa main se referma sur la fusée de la longue épée et la tira du sable. Quelle était légère ! Kernos la sentait danser dans sa main, comme si elle avait été forgée pour lui. Il la pointa vers les cieux, et sentit un frisson de satisfaction parcourir son corps et son âme. Il avait fait son choix, bien quil était fait depuis des années, son cur le lui avait soufflé. Ses yeux quittèrent la lame pour se tourner vers ses trois compagnons. Le lion sétait relevé et le cavalier le regardait avec un léger sourire sur les lèvres. Le dauphin, lui, navait pas bougé. Kernos abaissa la lame vers le sol.
Ainsi, tu as choisi lépée cest ton destin qui se réalise. Tu as choisi dêtre lépée plutôt que la couronne, alors sois lépée, celle qui défend, celle qui protège, celle que lon brandit pour la couronne. Tu aurais pu être la couronne, et gouverner aux hommes, mais tu es lépée, celle qui les protège. Ce choix tu lavais fait il y a longtemps déjà, ne loublies jamais, cest le destin que tu tes choisi.
Kernos inclina la tête et le chevalier fit faire demi-tour à sa monture avant de disparaître, au galop, dans la brume. Lattention du Sire de Glandage revint alors sur la berge. Déjà, le dauphin plongeait dans les flots et séloignait vers les profondeurs du fleuve. Seul le lion restait, son regard posé sur Kernos. Cest alors quil remarqua que la couronne trônait désormais sur sa crinière blanche. Enfin, il comprit et sagenouilla à nouveau devant lui.
Moi, Kernos Rouvray, te reconnais comme Gouverneur légitime du Lyonnais-Dauphiné et comme mon suzerain.
Je te jure fidélité, aide et conseil, et à travers toi, aux terres du Lyonnais-Dauphiné et à Son Altesse Royale le Dauphin, notre suzerain. Que saint Georges men soit témoin.
Le lion couronné sapprocha alors de lui, et déposa son museau contre son visage. Kernos se releva, et le lion le quitta pour regagner la brume. De son côté, Kernos sen retourna vers le vieux chêne, lépée en main, et sassit contre son tronc afin de méditer sur ce quil venait daccomplir. Cest alors que le tronc se mit à vibrer de plus bel. Les feuilles du chêne sagitèrent et de ses branches, trois glands tombèrent pour senfoncer profondément dans la terre fertile qui environnait larbre. Miraculeusement, ils se mirent aussitôt à germer et trois jeunes pousses sortirent du sol. Les deux premiers étaient tombés côte à côte, et les jeunes chênes qui en résultèrent grandirent en entremêlant leurs branches avec vigueur. Le troisième et dernier poussa également, mais ses rameaux secs et malingres ne portaient que des feuilles racornies et brunes, très vite, sa croissance sarrêta. Kernos savança vers cet arbuste. Il ne lui arrivait même pas aux genoux, et alors quil se penchait sur lui, le vent souffla, emportant les rares feuilles que tenaient ses branches frêles avec lui. Les larmes se mirent à couler sur les joues du seigneur, sans quil néprouve la moindre volonté de les arrêter. Agenouillé devant lui, il pleura pendant un temps qui lui sembla interminable.
Alors, le vent souffla de nouveau, et il lui sembla entendre, au loin, des sanglots répondant aux siens. Son visage lui apparut une fois encore, de ses yeux sécoulaient des rivières de larmes, et la douleur étreignit le cur de Kernos au point quil crut que celui-ci allait rompre. Il se dressa brusquement et hurla.
AXEL !!!
Son cri se répercuta dans le vide, mais rien ne répondit à son appel. Les brumes lui parurent plus denses, plus sombres. Elles se resserraient autour de lui, comme dinfranchissables montagnes le séparant de celle quil aimait, celle quil voulait étreindre et consoler Elle lui paraissait si loin Trop loin pour lentendre Trop loin pour sentir son amour Kernos entra dans une rage folle, contre ce brouillard contre cette plaine contre lui-même. A quoi lui servait cette épée, à quoi lui servaient ses serments et son devoir sil nétait même pas capable de protéger ceux dont la vie lui était si chère, si précieuse ? De fureur, il brandit lépée que le dauphin et le lion lui avaient confié, et frappa le vieux chêne avec violence. La lame senfonça profondément dans lécorce et de la sève éclaboussa ses vêtements. Une violente douleur le frappa soudainement au flanc. Il sécroula, sa tête heurta le sol, et il sentit le goût ferreux du sang dans sa bouche. Ses mains tremblantes se portèrent là où la souffrance le brûlait ses doigts sentirent un liquide épais et poisseux sécouler sous sa chemise. Il les porta à sa vue : de la sève ! Aussitôt, son regard se porta là où lépée était restée figée dans le tronc du chêne. Du sang du sang coulait de lécorce à lendroit où il avait frappé. Sa vue se brouilla, la fièvre lemporta et Kernos sombra dans linconscience.
Il se réveilla en sursaut, le corps baigné de sueur. Inconsciemment, il se frotta le flanc rien, pas sang ni de sève Ce nétait quun rêve. Lentement, Kernos se leva du lit. Lesprit encore embrouillé par le sommeil, il marcha dans la pièce. Cela nétait quun songe... rien qu'un songe, mais un pressentiment funeste s'était emparé de son coeur. Il se dirigea vers son cabinet et s'empressa de rédiger quatre missives qu'il confia à ses gens avec l'ordre de se mettre aussitôt en route pour les remettre au plus vite à leurs destinataires.
Kernos Rouvray, Sire de Glandage & de Roynac,
A sa Grâce Hardryan Devirieux, Duc de Chasteau Queyras, salut et amitié!
Mon ami, je t'écris cette lettre afin de t'inviter en mon castel de Glandage où je souhaiterai de m'entretenir avec toi, en compagnie d'autres personnes de confiance, d'une affaire de la plus haute importance concernant ma famille et ma personne qui ne peut souffrir de trop de délais.
Je t'attendrai dans la Grand'Salle de mon logis, en compagnie des autres témoins que j'ai choisis, afin d'entendre tes avis et conseils, mais surtout pour compter sur ton soutien et ton amitié dans les décisions que je prendrai, et pour leur réalisation future.
Avec toute mon amitié,
Faict en mon castel de Glandage, le 6e jour du mois de Janvier de l'an MCCCCLVIII,
Kernos Rouvray, Sire de Glandage & de Roynac,
A sa Grandeur Bastien d'Amilly,Vicomte de Laragne-Montéglin, Baron de Montauban d'Ouvéze & Sire de Deneuvre, salut et amitié!
Mon vieil ami, cela fait longtemps que je n'ai point pris de tes nouvelles et voilà que je t'écris afin de solliciter ton aide et ton conseil pour une affaire personnelle des plus importantes. J'ai de graves décisions à prendre et je souhaiterai bénéficier de ton soutien pour les mettre en oeuvre, car elles concernent l'avenir de mes terres et des miens.
Je t'invite donc en mon castel de Glandage, où nous nous réunirons dans la Grand'Salle de mon logis, en compagnie des autres personnes de confiance, afin de discuter de ses dispositions et de leur application.
Avec toute mon amitié,
Faict en mon castel de Glandage, le 6e jour du mois de Janvier de l'an MCCCCLVIII,
Kernos Rouvray, Sire de Glandage & de Roynac,
A mon écuyère Laura Di Constantini, salut et amitié!
Laura, je t'écris aujourd'hui afin de te convoquer en la Grand'Salle de mon castel Glandage, afin que tu viennes conseiller et soutenir ton suzerain dans les décisions capitales qu'il aura à prendre, en compagnie d'autres gens de confiance, le Duc Hardryan Devirieux, le Vicomte Bastien d'Amilly et Monseigneur Oiselier.
Je sais que je peux compter une nouvelle fois sur ta fidélité envers ma personne et surtout envers ma famille, dont il sera question.
Amitié,
Faict en mon castel de Glandage, le 6e jour du mois de Janvier de l'an MCCCCLVIII,
Kernos Rouvray, Sire de Glandage & de Roynac,
A Monseigneur Oiselier, évêque du diocèse de Die, salut et respect!
Monseigneur, je vous écris en ce jour afin de vous inviter en mon castel de Glandage, en compagnie de plusieurs personnes de confiance, pour m'entretenir en votre compagnie de disposition concernant ma famille au cas où je devrai rejoindre le Très-Haut plus tôt que je ne le désirerai.
Je vous sais homme de foi et de confiance, c'est pourquoi je souhaiterai vous associer à ces dispositions, afin de les rendre plus fortes en y associant votre autorité. Nous vous attendrons dans la Grand'Salle de mon logis, située en mon castel.
Sincères amitiés aristotéliciennes,
Faict en mon castel de Glandage, le 6e jour du mois de Janvier de l'an MCCCCLVIII,
Une fois cela fait, Kernos s'en alla se préparer pour accueillir ses invités et amis en la Aula de son castel.
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Kernos ferma le manuscrit quil consultait et se leva de son bureau pour se diriger vers la fenêtre. La nuit était déjà bien avancée, mais il avait du mal à trouver le sommeil depuis la perte de Nathanaël. Cela faisait déjà plusieurs semaines quils avaient quitté Lyon, en deuil, pour regagner Die Ils étaient inconsolables. Cet enfant, ils lavaient tant désiré, et voilà le Très-Haut lavait emporté, ne laissant que douleur et chagrin derrière lui. Axel ne lui avait pas adressé un mot depuis cette tragédie, et elle sétait aussitôt retirée dans les montagnes loin de lui. Dehors, il pleuvait, Kernos regarda les gouttes sécraser contre les carreaux en soupirant. La mort de leur fils lavait bouleversé, profondément, la joie incommensurable quil ressentait quand il avait quitté en trombe Die avait laissé place au désespoir du retour.
Seul, il gagna sa chambre. Un feu crépitait dans lâtre, réchauffant la pièce qui lui semblait si vide et morne sans la présence de son épouse. Kernos retira ses vêtements et sallongea sur sa couche. Il ferma les yeux, laissant son esprit vagabonder afin de trouver le repos afin déchapper pour quelques heures les tourments de son existence.
Il marchait dans une vaste plaine nappée dun brouillard si épais quil lempêchait de distinguer le monde qui lentourait, même le ciel et le soleil demeuraient invisible à ses yeux. Kernos avançait ainsi dans cette forêt de brume, perdu, sans nul repère pour sorienter, dérivant ainsi pendant plusieurs heures sans rencontrer âme qui vive pas la moindre bête, rien à part le sol rocailleux et monotone sur lequel il se tenait.
Son errance lui sembla durer un temps infini dans ce décor immobile, se demandant comment il était arrivé ici et comment il allait sen échapper quand, soudain, au loin, à travers le manteau gris, il vit une ombre se dessiner. Il hâta le pas vers cette silhouette, y voyant sa seule chance, qui grandissait à chaque enjambée le rapprochant delle. Emergeant de cette mer de brume, un arbre se dressait devant lui un chêne, un chêne majestueux, au tronc solide et au feuillage fourni. Il sarrêta à ses pieds. Cela devait faire des millénaires quil contemplait cette plaine, ses racines senfonçaient profondément dans le sol qui, tout autour de lui, était couvert dherbe grasse et de mousse.
Respectueusement, Kernos foula cette terre fertile, îlot de verdure perdu au milieu de cette vallée stérile, pour poser sa main sur lécorce de ce vieux chêne. Il y sentit la vie qui bourdonnait en lui et pour la première fois depuis son arrivée dans ces lieux, une légère brise se mit à caresser sa peau. Il lui sembla, à ce moment, entendre un chant lointain, porté par le vent. Une voix douce et légère, celle dune femme dont le visage apparut aussitôt dans son esprit Ces lèvres rouges comme les fraises que lon cueille dans les vergers en été, sa peau aussi blanche que la cime des Alpes en plein cur de lhiver, sa chevelure éclatante comme le soleil en son zénith, son regard plus bleu et plus profond encore que les océans son nom était sur ses lèvres et il le murmura aussitôt au creux de larbre.
Axel
Les feuilles bruissèrent immédiatement, et il sentit la vie sagiter davantage au creux vieux chêne. Il lui sembla, pendant un instant, sentir une pulsation sous lécorce, comme si lévocation de ce doux nom avait transformé la sève en sang pour faire battre un cur végétal. Kernos se sentit apaisé et, il sassit au pied de larbre, le dos collé contre son tronc qui vibrait à lunisson avec son âme et il sassoupit.
Un grondement léveilla en sursaut. Affolé, il tourna la tête dans tous les sens, mais ne vit rien sinon la brume qui lentourait. Il navait pas son épée, et les branches du chêne étaient bien trop hautes pour quil puisse les atteindre en grimpant sur son tronc. Alors, résolu à son sort, il attendit. Le sol vibra, et le vent se mit à souffler avec plus de force. Il distingua alors une silhouette sapprocher à travers le brouillard peut être sa fin. Il ne voulait pas mourir ici, mais sans nulle arme pour se défendre, il ne me faisait pas dillusions, lanimal qui fendait la brume semblait redoutable aussi, une nouvelle fois, il prononça le nom de celle qui était si cher à son cur.
Axel
Un rugissement puissant ébranla le monde. Traversant le voile gris, un lion majestueux à la fourrure dargent savançait vers lui. Dans ses yeux, nul cruauté, nul haine, mais son cur ne pouvait sempêcher de battre la chamade dans sa poitrine, tant ce noble animal inspirait la crainte et le respect. Il sarrêta à quelques pas de Kernos, le contemplant de son regard grave puis huma son odeur. Aussitôt, Kernos agenouilla devant lui, poing sur le cur. Le lion blanc sapprocha alors de lui et posa son museau contre son front. Sa bouche était garnie de crocs aussi aiguisée quune lame, ses griffes aussi tranchantes quune faux, pourtant Kernos ne craignait pas quil en use contre lui. Et comme sil répondait à cette pensée qui avait jailli en lui, il sécarta et vint sasseoir à ses côtés. Ragaillardi par sa présence, emprunte de force, de majesté et de volonté, Kernos sendormit à nouveau.
Un nouveau tremblement le sortit de son sommeil. Le lion était toujours à ses côtés, immobile, imperturbable, son regard se portait au loin. Kernos se mit à regarder dans la même direction et une bourrasque violente souffla, chassant en partie la brume qui masquait jusqualors cette partie du pays pour laisser apparaître les flots vigoureux dun long fleuve sétendant à perte de vue, dans le brouillard. Au sein de londe, il lui sembla quune ombre se mouvait avec célérité en direction de la berge se trouvant devant eux. Kernos se leva. Le lion ne broncha pas. Kernos lui jeta un regard interrogateur. Lanimal hocha la face, comme sil lencourageait à poursuivre Kernos suivit donc son instinct et prit le chemin de la berge, laissant le chêne et le lion derrière lui.
Dans une pluie décume nacrée, jaillit devant lui la plus incroyable des créatures marines qui lui avait été donné de voir. Son long corps ruisselant était recouvert décailles aussi lisses et éclatantes quun millier de saphirs, ses nageoires dun rouge vermeil flottaient avec grâce dans la brise, et son regard dor dégageait une profonde sagesse. Telle était la créature qui se dressait devant lui, un dauphin, cest ainsi que Kernos le reconnu. Ses yeux dorées se posèrent dans les siens et, aussitôt, saisit dadmiration, lhomme tomba à genoux sur le sable de la berge. Il entendit alors un bruissement dans son dos. Kernos osa un regard par-dessus son épaule: le lion sétait levé dessous le chêne et venait les rejoindre. Le dauphin le regarda sans broncher, comme sil lattendait. Quand le lion dargent arriva aux côtés du soldat, les deux fabuleuses créatures se regardèrent. On pouvait ressentir toute la confiance et le respect les unissant, un lien fort et ancien, aussi solide que le métal.
A son grand étonnement, le lion sinclina avec révérence devant le dauphin qui agita alors ses écailles. Les gouttes qui sen détachèrent se répandirent, comme un nuage de perles, devant le lion. Celui-ci gratta alors le sable trempé et de la poussière se dégagèrent une couronne dor finement ciselée ainsi quune grande épée, la plus belle et la plus tranchante quil lui eut été donné de voir dans son existence. Le lion sécarta et posa son regard sur lui. Kernos vit que le dauphin en avait fait de même. Ils semblaient lattendre mais lui ignorait ce quils attendaient de lui quand, soudain, une voix séleva.
Fais un choix !
Kernos sursauta. Observant la scène à quelques pas, un cavalier portant lance et harnois, ainsi quun écu où figurait une croix de gueules sur un champ dargent, le regardait en souriant. Lentement, il fit avancer son destrier blanc jusquà eux. Les deux animaux le regardèrent avec affection et admiration. Arrivé devant lofficier, il prit de nouveau la parole.
Ils attendent que tu fasses ton choix, bien quau fond de toi, il est déjà fait, ils attendent que tu le confirmes en prenant soit la couronne, soit lépée. Il est temps pour toi daffirmer ton destin.
Un choix ? Son destin ? Il ne comprenait pas mais on lui avait demandé de faire un choix. Son regard passa du chevalier au lion, puis enfin au dauphin. Tous lui adressèrent un regard lincitant à agir. Lentement, Kernos se redressa et savança vers les deux objets. Ses yeux se posèrent dabord sur la couronne dor. Quelle uvre dart ! Jamais un orfèvre naurait peu en faire de pareille, tant la facture était parfaite, tant le lion et le dauphin qui y étaient gravée semblaient vivant Il sattendait presque à les voir se mouvoir, que leur souffle soulève leur poitrine mais ils restaient immobiles. Son attention alla alors vers lépée, dont la beauté négalait que son apparente efficacité. Jamais il navait vu pareille lame. Sa garde et son pommeau étaient dor, et là aussi le lion et le dauphin qui y figuraient semblaient prêts à sanimer sous ses yeux.
Choisis
La voix du cavalier se fit entendre à nouveau. Le lion y répondit par un grondement et le dauphin agita ses écailles. Alors il choisit. Sa main se referma sur la fusée de la longue épée et la tira du sable. Quelle était légère ! Kernos la sentait danser dans sa main, comme si elle avait été forgée pour lui. Il la pointa vers les cieux, et sentit un frisson de satisfaction parcourir son corps et son âme. Il avait fait son choix, bien quil était fait depuis des années, son cur le lui avait soufflé. Ses yeux quittèrent la lame pour se tourner vers ses trois compagnons. Le lion sétait relevé et le cavalier le regardait avec un léger sourire sur les lèvres. Le dauphin, lui, navait pas bougé. Kernos abaissa la lame vers le sol.
Ainsi, tu as choisi lépée cest ton destin qui se réalise. Tu as choisi dêtre lépée plutôt que la couronne, alors sois lépée, celle qui défend, celle qui protège, celle que lon brandit pour la couronne. Tu aurais pu être la couronne, et gouverner aux hommes, mais tu es lépée, celle qui les protège. Ce choix tu lavais fait il y a longtemps déjà, ne loublies jamais, cest le destin que tu tes choisi.
Kernos inclina la tête et le chevalier fit faire demi-tour à sa monture avant de disparaître, au galop, dans la brume. Lattention du Sire de Glandage revint alors sur la berge. Déjà, le dauphin plongeait dans les flots et séloignait vers les profondeurs du fleuve. Seul le lion restait, son regard posé sur Kernos. Cest alors quil remarqua que la couronne trônait désormais sur sa crinière blanche. Enfin, il comprit et sagenouilla à nouveau devant lui.
Moi, Kernos Rouvray, te reconnais comme Gouverneur légitime du Lyonnais-Dauphiné et comme mon suzerain.
Je te jure fidélité, aide et conseil, et à travers toi, aux terres du Lyonnais-Dauphiné et à Son Altesse Royale le Dauphin, notre suzerain. Que saint Georges men soit témoin.
Le lion couronné sapprocha alors de lui, et déposa son museau contre son visage. Kernos se releva, et le lion le quitta pour regagner la brume. De son côté, Kernos sen retourna vers le vieux chêne, lépée en main, et sassit contre son tronc afin de méditer sur ce quil venait daccomplir. Cest alors que le tronc se mit à vibrer de plus bel. Les feuilles du chêne sagitèrent et de ses branches, trois glands tombèrent pour senfoncer profondément dans la terre fertile qui environnait larbre. Miraculeusement, ils se mirent aussitôt à germer et trois jeunes pousses sortirent du sol. Les deux premiers étaient tombés côte à côte, et les jeunes chênes qui en résultèrent grandirent en entremêlant leurs branches avec vigueur. Le troisième et dernier poussa également, mais ses rameaux secs et malingres ne portaient que des feuilles racornies et brunes, très vite, sa croissance sarrêta. Kernos savança vers cet arbuste. Il ne lui arrivait même pas aux genoux, et alors quil se penchait sur lui, le vent souffla, emportant les rares feuilles que tenaient ses branches frêles avec lui. Les larmes se mirent à couler sur les joues du seigneur, sans quil néprouve la moindre volonté de les arrêter. Agenouillé devant lui, il pleura pendant un temps qui lui sembla interminable.
Alors, le vent souffla de nouveau, et il lui sembla entendre, au loin, des sanglots répondant aux siens. Son visage lui apparut une fois encore, de ses yeux sécoulaient des rivières de larmes, et la douleur étreignit le cur de Kernos au point quil crut que celui-ci allait rompre. Il se dressa brusquement et hurla.
AXEL !!!
Son cri se répercuta dans le vide, mais rien ne répondit à son appel. Les brumes lui parurent plus denses, plus sombres. Elles se resserraient autour de lui, comme dinfranchissables montagnes le séparant de celle quil aimait, celle quil voulait étreindre et consoler Elle lui paraissait si loin Trop loin pour lentendre Trop loin pour sentir son amour Kernos entra dans une rage folle, contre ce brouillard contre cette plaine contre lui-même. A quoi lui servait cette épée, à quoi lui servaient ses serments et son devoir sil nétait même pas capable de protéger ceux dont la vie lui était si chère, si précieuse ? De fureur, il brandit lépée que le dauphin et le lion lui avaient confié, et frappa le vieux chêne avec violence. La lame senfonça profondément dans lécorce et de la sève éclaboussa ses vêtements. Une violente douleur le frappa soudainement au flanc. Il sécroula, sa tête heurta le sol, et il sentit le goût ferreux du sang dans sa bouche. Ses mains tremblantes se portèrent là où la souffrance le brûlait ses doigts sentirent un liquide épais et poisseux sécouler sous sa chemise. Il les porta à sa vue : de la sève ! Aussitôt, son regard se porta là où lépée était restée figée dans le tronc du chêne. Du sang du sang coulait de lécorce à lendroit où il avait frappé. Sa vue se brouilla, la fièvre lemporta et Kernos sombra dans linconscience.
Il se réveilla en sursaut, le corps baigné de sueur. Inconsciemment, il se frotta le flanc rien, pas sang ni de sève Ce nétait quun rêve. Lentement, Kernos se leva du lit. Lesprit encore embrouillé par le sommeil, il marcha dans la pièce. Cela nétait quun songe... rien qu'un songe, mais un pressentiment funeste s'était emparé de son coeur. Il se dirigea vers son cabinet et s'empressa de rédiger quatre missives qu'il confia à ses gens avec l'ordre de se mettre aussitôt en route pour les remettre au plus vite à leurs destinataires.
Kernos Rouvray, Sire de Glandage & de Roynac,
A sa Grâce Hardryan Devirieux, Duc de Chasteau Queyras, salut et amitié!
Mon ami, je t'écris cette lettre afin de t'inviter en mon castel de Glandage où je souhaiterai de m'entretenir avec toi, en compagnie d'autres personnes de confiance, d'une affaire de la plus haute importance concernant ma famille et ma personne qui ne peut souffrir de trop de délais.
Je t'attendrai dans la Grand'Salle de mon logis, en compagnie des autres témoins que j'ai choisis, afin d'entendre tes avis et conseils, mais surtout pour compter sur ton soutien et ton amitié dans les décisions que je prendrai, et pour leur réalisation future.
Avec toute mon amitié,
Faict en mon castel de Glandage, le 6e jour du mois de Janvier de l'an MCCCCLVIII,
Kernos Rouvray, Sire de Glandage & de Roynac,
A sa Grandeur Bastien d'Amilly,Vicomte de Laragne-Montéglin, Baron de Montauban d'Ouvéze & Sire de Deneuvre, salut et amitié!
Mon vieil ami, cela fait longtemps que je n'ai point pris de tes nouvelles et voilà que je t'écris afin de solliciter ton aide et ton conseil pour une affaire personnelle des plus importantes. J'ai de graves décisions à prendre et je souhaiterai bénéficier de ton soutien pour les mettre en oeuvre, car elles concernent l'avenir de mes terres et des miens.
Je t'invite donc en mon castel de Glandage, où nous nous réunirons dans la Grand'Salle de mon logis, en compagnie des autres personnes de confiance, afin de discuter de ses dispositions et de leur application.
Avec toute mon amitié,
Faict en mon castel de Glandage, le 6e jour du mois de Janvier de l'an MCCCCLVIII,
Kernos Rouvray, Sire de Glandage & de Roynac,
A mon écuyère Laura Di Constantini, salut et amitié!
Laura, je t'écris aujourd'hui afin de te convoquer en la Grand'Salle de mon castel Glandage, afin que tu viennes conseiller et soutenir ton suzerain dans les décisions capitales qu'il aura à prendre, en compagnie d'autres gens de confiance, le Duc Hardryan Devirieux, le Vicomte Bastien d'Amilly et Monseigneur Oiselier.
Je sais que je peux compter une nouvelle fois sur ta fidélité envers ma personne et surtout envers ma famille, dont il sera question.
Amitié,
Faict en mon castel de Glandage, le 6e jour du mois de Janvier de l'an MCCCCLVIII,
Kernos Rouvray, Sire de Glandage & de Roynac,
A Monseigneur Oiselier, évêque du diocèse de Die, salut et respect!
Monseigneur, je vous écris en ce jour afin de vous inviter en mon castel de Glandage, en compagnie de plusieurs personnes de confiance, pour m'entretenir en votre compagnie de disposition concernant ma famille au cas où je devrai rejoindre le Très-Haut plus tôt que je ne le désirerai.
Je vous sais homme de foi et de confiance, c'est pourquoi je souhaiterai vous associer à ces dispositions, afin de les rendre plus fortes en y associant votre autorité. Nous vous attendrons dans la Grand'Salle de mon logis, située en mon castel.
Sincères amitiés aristotéliciennes,
Faict en mon castel de Glandage, le 6e jour du mois de Janvier de l'an MCCCCLVIII,
Une fois cela fait, Kernos s'en alla se préparer pour accueillir ses invités et amis en la Aula de son castel.
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