Face à face étrange. Ils étaient trois, dont le coeur bat à tout rompre, trois marqués par le sang de monstre qu'ils affrontaient, droit qui avaient déjà connu des batailles, que ce soit aux remparts ou à la guerre. Et face à eux, ce monstre, cet animal de cauchemar qui, malgré cette patte que lui avait arraché par sa force de sa furie de guerrier, continuait de les jauger, de les regarder pour mieux leur dire que jamais il n'abandonnerait, que jamais il ne se laisserait mourir. Que cette mort, qu'il savait inéluctable, ils devraient venir la lui arracher.
Arthur sentait le regard du monstre. Ses yeux ne quittaient pas les siens, il devait en être de même pour Cruzz et Guy, à ses côtés. Il le voyait chercher, observer, jauger ses chances. Il se savait prisonnier. Savait qu'il n'avait plus d'issue. Savait que les trois qui lui faisaient face étaient prêts. Arthur, les muscles tendus, les jointures de ses mains blanchies autour de la garde de son épée, le regard accroché au loup, attendait. Il vit le loup chercher la moindre faille dans le cercle d'épées qui l'entourait. Ne pas la trouver. Et s'en venir, digne, affronter son destin. Arthur éprouva un sentiment étrange au moment où le loup, ayant décidé de rester maître des évènements jusqu'au bout, se lança sur eux. Ce dernier éclat dans les yeux du carnassier, juste avant qu'il ne bondisse...
Du respect. C'était une forme de respect qu'Arthur éprouva à ce moment pour le loup. Et cela le mit profondément mal à l'aise. Comment éprouver du respect pour la créature qui a massacré tant d'innocente victimes, de la manière la plus atroce qui soit. Il avait déjà, par le passé, affronté des adversaires cruels, puissants, arrogants et dieu sait quoi d'autres, et pour lesquels il avait éprouvé une forme de respect. Mais quelque chose le gênait dans cette situation en particulier. Les actes commis avaient été si infâmes.
Ce fut accompagné de cette point de malaise qu'Arthur leva l'épée. Le monstrueux animal s'était jeté droit sur eux. Ils avaient attendu, comme d'un accord tacite, que le poitrail de l'animal soit aussi proche que possible pour y plonger dans trois, dans un mouvement presque naturel, leur lame au plus profond de la chair du loup. La violence du choc se répercuta dans le bras d'Arthur. Mais à trois forces unies, ils parvinrent à repousser le loup qui retomba, masse puissante mais désormais sans vie, dans la neige maculée de sang. Arthur parvint, d'un coup de coude vers l'arrière, à ôter sa lame du corps de l'animal. Autour d'eux, tout le monde s'affairait. Des murmures de joie commençait à naître ici ou là.
Arthur ne se sentait pas joyeux. Doucement, comme ses deux camarades, il s'approcha de la dépouille de l'animal agonisant. Il reposait sur le flanc, sa patte tranchée sous lui. Les trois profondes blessures par lesquelles sa vie s'échappaient étaient à peine visible, et la seule preuve de leur existence était la couleur de la neige, d'un rose irréel. Comme si l'animal reposait sur un lit de pétale. Arthur le contourna légèrement, épée au repos, lame ballante pointée vers le sol. Le loup bougea lentement la tête, et une dernière fois, accrocha son regard sur eux. Arthur sentit un frisson pernicieux mais d'une violence inouïe naître au plus bas de son échine et lui remonter jusque dans la nuque. Il y avait tant à déchiffrer dans cette ultime regard, tant de choses qu'il était incapable de comprendre. Il avait su, dès qu'il l'avait aperçu, surgissant des fourrés, que cet animal n'était pas comme les autres. Il en avait désormais la certitude.
La tête de l'animal retomba doucement dans la neige, qui s'irisa d'un rose translucide autour de lui, comme si l'âme du loup commençait à quitter sa prison de chair. Les animaux ont-ils une âme? Arthur eut, dans l'instant, la certitude que celui là en avait une.
Tournant la tête vers ses compagnons de lutte, il en aperçut quelques uns venus admirer la Bête enfin morte, et d'autres, un peu plus loin, qui harcelaient la poignée de loups restant. Arthur s'écarta du troupeau venu se repaître du spectacle de la mort et accourut vers les derniers soubresauts de lutte.
Des trois parties de la meute qui les avaient attaqué, et qui devait représenter en tout et pour tout près d'une trentaine de lui, il n'en restait que cinq, dont deux bien mal en point. Les piques, les épées et les fourches les harcelaient, les acculaient à un tronc. Parmi les loups blessés se trouvait celle qui avait bondi sur Leg. Celle qui était, selon toute vraisemblance, la louve alpha, la compagne du chef de meute. Arthur arriva à leur hauteur.
Laissez les.
Une poignée de regards étonnés se tourna vers lui. Il se trouvait un ou deux soldats dans le lot.
Le combat est terminé. L'opération est finie, c'est moi désormais qui prend les rênes de l'expédition. Laissez les partir, ils ne peuvent plus nous faire aucun mal.
Il resta là, le regard inflexible, détaillant tour à tour chacun des hommes présents. Certains lui obéirent aussitôt, d'autres affrontèrent son regard, d'autres enfin, parmi les soldats, cherchèrent Guy, resté auprès de la Bête et de Leg. Finalement, les uns après les autres, avec plus ou moins de bonne volonté, ils baissèrent leur arme. Les loups, méfiants, se décalèrent à pas mesurés, les yeux et les crocs toujours tournés vers le groupe d'humain. Ils formèrent, peut-être pas hasard, peut-être pas, une forme d'escorte autour de la louve blessée. Deux jeunes loups tentèrent bien une nouvelle attaque, mais la louve émit un profond grognement assourdi, et le noyau survivant de la meute disparut dans les sous bois.
Sans prendre garde aux regards surpris, méfiants, voire ouvertement hostiles, Arthur revint vers la dépouille immense, autour de laquelle l'attroupement avait considérablement grossi. Quelques groupes, autour de blessés, émaillaient la clairière. Mais le coeur de la troupe humaine s'affairait autour de la Bête. Leg et Guy se tenaient un peu à l'écart, dans les bras l'un de l'autre. Arthur se fraya un passage jusqu'au corps immense de l'animal. Là, soldats et paysans, lames au clair, discutaient entre eux. Les mots échangés étaient vif s, le ton montait. Arthur comprit qu'ils parlaient de partage. L'un des hommes avait le tranchant de son épée sous une patte arrière du loup, un autre revendiquait la queue, un troisième une oreille, et un des fils de Gaspard proposa qu'on lui coupe la tête et qu'on l'amène comme trophée au village, ce qui souleva un brouhaha insupportable. Arthur, le regard calme retenant une fureur contenu, vint se place exactement entre les pattes de l'animal, là où la neige était gorgée de sang.
FERMEZ LA!
Le silence se fit. Parmi les villageois, très peu étaient ceux qui avaient vu Arthur envahi par la colère. Les regards se posèrent sur lui.
Personne n'emmènera rien de ce loup.
Des grognements de protestations s'élevèrent.
Nous ne lui prendrons que ce que nous avons pu lui arracher pendant le combat. Sa patte sera ramenée au village comme preuve de notre victoire. Le reste de la dépouille...
A nouveau, un brouhaha l'interrompit.
Fermez là! L'opération est terminée. Je reprends les rênes de l'expédition. Et celui qui voudra profaner le corps qui est à mes pieds devra goûter de ma lame.
Il redressa légèrement l'épée qu'il avait toujours en main, dont la lame était écarlate du sang du puissant carnassier, pour mieux appuyer ses dires, et balaya du regard les personnes présentes.
Nous laisserons sa dépouille à la forêt.
Quelques minutes passèrent, et ses compagnons de lutte, certains de mauvaises grâces, s'écartèrent de la dépouille de l'animal. Un des villageois retrouva la patte tranché, et l'enroula dans une pièce de tissu. Arthur jeta un regard à Guy, qui avait comme les autres assisté à la scène. Il espérait... Savait, même, que Guy ne prendrait pas le changement d'autorité comme un mauvais coup de la part d'Arthur, mais uniquement comme une nécessité guidée par les circonstances.
Alors que chacun s'éloignait, que des civières étaient fabriquées à la hâte pour transporter les blessés, Arthur chercha Aube du regard. Elle était un peu plus loin, adossée à un arbre, et regardait dans sa direction. Il esquissa un faible sourire. Autour de lui, les hommes s'étaient dispersés. Arthur baissa les yeux vers la silhouette massive et puissante du monstre. Il planta l'épée dans la neige, et sortit sa dague. Sous le regard curieux de quelques uns, restés à proximité, Arthur prit dans entre le pouce et l'index de sa main gauche une mèche de cheveu, et la trancha d'un coup de dague. Puis il ouvrit la main gauche et laissa flotter la mèche de cheveux dans les airs, jusqu'à ce qu'elle s'éparpille et tombe sur le corps massif du loup. L'honneur rendu au guerrier.
Arthur rangea la dague et s'approcha de Leg et Guy.
Tout va bien? Je suis désolé d'avoir repris les choses en main de cette manière, Guy, mais c'était nécessaire. Et j'espère que tu comprends pour choix, pour la dépouille...
Il posa une main sur l'avant bras de Leg et croisa le regard gris de son amie.
Pas trop de mal? On va rentrer et se reposer... on l'a bien mérité, je pense...
Esquisse de sourire, puis il laissa là ses amis pour aller au chevet de Aube. Alors qu'il s'approchait d'elle, la fatigue et la douleur, qu'il avait réussi à garder à distance tout ce temps, s'infiltrèrent en lui comme les eaux d'un barrage prêt à céder. Il grimaça en s'agenouillant devant Aube. Son épaule et son bras gauche le faisaient atrocement souffrir, et le moindre de ses muscles étaient perclus de fatigue.
Tout est fini... Tu vas bien? Est-ce que tu vas pouvoir marcher?
Ce disant, il observa la cheville d'Aube, là où le loup avait planté ses crocs. La blessure n'était pas profonde, mais suffisamment pour gêner la marche.
Tu vas t'appuyer sur mon épaule, et je pense que ça devrait aller. Puis on fera soigner ça.
Il lui offrit un demi sourire rassurant, et se releva, avant de s'adresser à nouveau à tout le groupe.
Réunissez tout le monde. Vérifiez qu'il ne manque personne, aidez les blessés. J'ai vu que des civières avaient été fabriquées, il faudra du monde non seulement pour les porter, mais aussi pour ouvrir le terrain dans les sous bois. On emmène les blessés directement au dispensaire. Ne jouez pas les héros. Si vous avez été mordu ou griffé, même superficiellement, faites vous examiner, on ne sait jamais. On se met en route dans quelques minutes, le temps de regrouper tout le monde.
_________________
"Je vivais à l'écart de la place publique
Serein, contemplatif, ténébreux, bucolique."