Une lettre vola à travers le bureau. Contrairement à ce qu'on eût pu penser, ce n'était pas un acte de dépit ou de colère, ni une façon aléatoire de classer un courrier. Car le maniaque Kartouche avait pour habitude de ne rien laisser au hasard dans la manière dont il rangeait ses affaires. En effet, chaque dossier qu'il avait à traiter -qu'il soit personnel ou non- avait droit à sa pile sur son bureau. Et il y avait, en l'occurence, un nombre certain de piles différentes, plus ou moins épaisses, qui montraient à quel point l'occupé Kartouche travaillait d'arrache-pied. Un curieux qui aurait eu le privilège d'entrer dans le bureau aurait sans doute pu voir ici le dossier relatif à l'excommunication de Kindjal, là celui concernant la nomination de Sancte au poste de tribun (pourquoi donc ces deux-là n'avaient-il pas été fusionnés ? en raison de leur taille déjà conséquente, peut-être), dans un coin quelques courriers helvètes, ailleurs une feuille presque blanche ne contenant qu'une adresse, et devant lui une nouvelle pile, pour laquelle il avait fallu faire un peu de place, en jetant à la hâte dans un coin de la pièce une lettre qu'il n'avait pas encore pris le temps d'ouvrir.
Cette méthode de classement -que l'ingénieux Kartouche surnommait affectueusement parallélisme, et ce n'est pas un pseudo...- permettait à ce dernier de travailler beaucoup plus efficacement que s'il rangeait tous ses papelards dans des étagères (passons sur le fait qu'il n'y a dans son bureau pas d'autres meubles que la table sur laquelle il travaille et son lit). En effet, de cette manière, il pouvait travailler sur plusieurs dossiers "en même temps. Pendant que son esprit concevait le plan de quelque paragraphe épistolaire, sa main couchait sur le papier d'une dépêche une phrase à laquelle il avait pensé auparavant. Il pouvait ainsi dissocier la réflexion de la publication, ce qui lui donnait l'opportunité de mettre à profit ses ressources dans un souci d'efficience maximale. Et lorsque quelqu'un venait le voir, lorsqu'une lettre l'interrompait, il mémorisait soigneusement l'état des diverses choses auxquelles il était occupé, de sorte à pouvoir les reprendre plus tard, sans transition.
Mais, revenons-en à la lettre volante. Ou plutôt aux causes de ce vol plané, la lettre viendra plus tard. Nous l'avons dit, le Magnifique venait de ménager une petite place, juste devant lui, pour un nouveau "dossier". Ce nouveau "dossier", pour le moment, était plat comme une crêpe. Mais l'acte initiateur était une solide fondation et avait de quoi soutenir la pile jusqu'au plafond. Au moins. Et au-dessus, un parchemin qui se remplissait petit à petit. L'amusé Kartouche sourit d'un air étonné en écrivant sur la feuille. Amusé par le cocasse de la situation. Étonné par l'audace de la requête. Qui, toutefois, se justifie parfaitement.
Citation:A l'assemblée des Pairs de France,
Au Premier en son sein, sa Grandeur Valnor de Landemorte, comte d'Aubeterre,
Kartouche, rédacteur auprès de l'AAP,
Salut !
Voici trois jours, sa Majesté le roi de France a rendu publique une lettre au Grand duc de Bretagne, lettre que je trouve très intéressante et dont les implications à venir pourraient être d'importance. Toutefois, les tenants et aboutissants de la chose restent obscurs pour le non-initié, et c'est pourquoi, en tant que journaliste, je souhaiterais publier, sous quelque forme que ce soit, un papier explicitant quelques aspects de la chose. Plus précisément, si cela est envisageable, j'aurais souhaité pouvoir m'entretenir avec quelqu'un qui serait habilité à répondre à quelques questions, notamment quant à la position précise du royaume vis-à-vis de l'Alliance, quant aux mesures envisagées contre les provinces-membres, quant à la raison de cette déclaration, alors que la Bretagne fait partie de l'Alliance depuis de nombreux mois déjà.
En espérant que vous voudrez bien prendre le temps de donner suite à cette requête, je vous salue bien humblement.
Kartouche, rédacteur à l'AAP
P.-S. Vu que ce courrier ne contient pas formellement de saisine, je me suis permis de ne pas en faire déposer une copie sur le bureau de la Pairie ; j'espère que je m'adresse à la bonne personne. Cette manière de procéder est aussi quelque peu motivée par le fait qu'on m'a parlé hier de votre présence en Guyenne.
Il est très probable qu'un truc comme ça, se dit le fatigué Kartouche -le courrier a été horriblement long à pondre, il lui faudrait vraiment un secrétaire- finira directement dans un âtre brûlant de Castelmoron. Mais ce ne sera pas faute d'avoir essayé. Le courrier recopié, puis plié, il le posa sur un coin du bureau, à cheval sur deux piles d'égale hauteur, et se plongea sur un nouveau parchemin. Qui ne l'occupa pas longtemps.
Il s'empara ensuite de ce petit carnet qu'il avait repris la veille, qu'il repoussa après quelques longues minutes de réflexion. Il était trop tard pour déblatérer dans le vide, avait-il conclu. Et puis une dépêche venait de lui revenir, pour publication. Il s'empressa de la placarder sur le panneau à l'extérieur, à côté de la porte d'entrée. Il serait étonnant que la polémique soit aussi virulente que pour les derniers articles...
Citation:MONTAUBAN (AAP) - Un nouveau curé a été nommé à Montauban par l'évêque de Cahors, monseigneur Bardieu. Il s'agit de Bender.b.rodriguez, théologue au Saint Office romain et Grand Prieur de l'Ordre teutonique. D'origine bourguignonne, il a notamment été curé de Dijon et évêque d'Autun.
Kartouche, pour l'AAP