Outre le léger vent qui lui ébouriffait les cheveux, la journée s'annonçait plutôt agréable, et Constant était de bonne humeur.
Enfin, on ne pouvait tout de même pas dire qu'il versait dans la joie extatique dans la mesure où il était au kilomètre zéro d'un trajet Paris-Aquitaine, perspective qui n'était pas sans lui faire éprouver une certaine lassitude anticipée. Mais, bon gré mal gré, le jeune homme se faisait une raison, et profitait des quelque derniers moments qu'il avait devant lui avant de devoir sérieusement songer à se mettre en route.
Le quartier des Halles n'était pas son favori, pour tout dire. D'ailleurs, Constant n'avait pas de quartier favori. Mais il lui trouvait néanmoins un certain charme, loin des excentricités symétriques qu'offraient trop souvent les autres. Il avait eu son compte de discussions sérieuses lors de la conférence de l'Académie, la veille, et aspirait à cet instant à ne pas trop devoir réfléchir. Rien de tel qu'un quartier commerçant, donc.
S'appliquant inconsciemment à se fondre mécaniquement dans l'attitude corporelle du badaud standard, Constant offrait le spectacle d'une déambulation sans histoire, sacrifiant à l'authenticité l'exotisme de la démarche. Il en singeait même la chorégraphie, s'arrêtant fréquemment pour observer quelque spectacle dont il n'aurait pas hésité un instant à décréter l'insignifiance s'il lui avait plu de réfléchir quelques secondes.
Il fallait bien reconnaître que cela fonctionnait, et Constant épousa même subrepticement les préoccupations futiles d'un touriste en vacance.
Son regard voguait sur le paysage avec la nonchalance d'un navire laissé à la dérive par la volonté démissionnaire d'un amiral contemplatif.
Les boutiques, les maisons, les gens, encore les boutiques. Autant d'éléments dont la seule vertu était la moiteur gluante de leur manque d'intérêt sur lequel les yeux de Constant pouvait glisser sans jamais qu'il ait à forcer son esprit.
Un élément, toutefois, finit par le retenir, et le jeune homme commença par s'y râper le regard en passant. Quelque chose faisait sens, par delà le lisse anonymat qui émanait du reste.
Constant avait cru reconnaître quelque chose, ou quelqu'un, tout du moins un objet qui faisait sens, singulièrement.
Il observa un moment le garçon qui se tenait quelques mètres devant lui.
Il n'eut pas à réfléchir bien longtemps pour le reconnaître.
Et pourtant ! Le moins que l'on pouvait dire c'est qu'il revenait de loin, le souvenir du jeune Céraphin. Il était enterré avec tout ce qui restait des quelques mois que Constant avait passé au Béarn.
Outre la surprise, la première réaction de Constant fut de sourire. Après tout, le jeune garçon lui avait laissé un souvenir plutôt agréable. Il se lança à sa poursuite en pressant quelque peu le pas. Rien de bien spectaculaire, somme toute, l'enfant n'avait pas spécialement de raison de se mettre à courir droit devant d'un instant à l'autre, et Constant n'était pas pressé au point de se faire violence en s'imposant de rompre trop explicitement sa marche touristique.
Le jeune homme fut d'abord tenté de rire de son inconséquence, et se fit la remarque amusée qu'il n'avait pas été très correct de condamner le pauvre garçon à se noyer dans l'oubli. Ce n'était certes et heureusement pas l'existence réelle du petit qui était en cause, mais tout de même. Chaque rencontre que l'on fait nous multiplie en nous faisant pondre des images de nous dans la mémoire de ceux à qui l'on se fera connaître. C'est cela aussi, l'existence, et un homme n'est jamais tant ce qu'il est que ce qu'il aura donné à penser de lui. Oublier quelqu'un consiste strictement à l'assassiner un peu.
Sur ce point Constant fut satisfait de voir que, malgré cela, le jeune garçon était encore en vie. Mais cette réflexion lui laissa un goût étrange. Après tout, y avait-il seulement une raison que l'enfant ne le soit plus ? Quel étonnant réflexe avait été le sien en envisageant spontanément pareil cas de figure...
Sans mesurer sa témérité, Constant se laissa aller à reconstruire, de fil en aiguille, le déroulement des évènements qui le mirent en relation avec le jeune Céraphin. Quelques éléments lui revinrent, ses magouilles avec le maire d'Orthez, son baptême officié par une diaconesse qu'il appréciait sincèrement, ce qui n'est pas fréquent, et qui connaissait parfaitement sa situation, les modalités originales qu'il avait instaurées pour l'élection de la comtesse du Béarn. Jusque là rien de fondamental.
La première chose pénible qui lui revint fut le souvenir d'une promesse, qui, pour honorable qu'elle fut à l'époque où il la fit, n'était pas sans le plonger dans un certain malaise à l'heure actuelle.
Il avait promis, un jour, qu'il s'occuperait du jeune garçon qui déambulait à présent dans les rues de Paris quelques pas devant lui. Il en avait pris l'engagement, quelque peu à la légère, lorsque celle que le garçon considérait comme sa mère était décédée.
Désormais, l'acte de se réjouir spontanément de la survie du gamin prenait des allures de désaveu.
Dire qu'il se sentait coupable de n'avoir pas activement honoré sa promesse aurait été exagéré. Concrètement, Constant ne l'avait semble-t-il pas laissé entre de plus mauvaises mains que les siennes, il avait donc tout loisir de penser qu'il avait fait au mieux.
Pourtant, une gêne lancinante et obscure se laissait sentir dans le fond, et il n'était pas tout à fait dupe de ses justifications.
Cette première contrariété lui fit ralentir le pas. L'enthousiasme qu'il éprouvait à l'idée d'apostropher le gamin s'était alourdi d'un lest de scrupules naissants. Le jeune garçon n'était pourtant probablement au courant de rien, et il n'y avait quasiment aucune chance qu'il lui tienne rigueur de quoi que ce soit, mais la mauvaise conscience de Constant menaçait de se faire trop palpable, à en devenir suffocante.
D'autant plus qu'il avait fort bien connu celle que le petit considérait comme sa mère. Et là encore, il se surprit à constater qu'il l'avait parfaitement oubliée, celle-là même qui lui avait, une fois, sauvé la vie.
Ce n'était d'ailleurs pas tant un oubli véritable, dans la mesure où la moindre sollicitation qui le pousserait en ce sens le conduisait sans heurt à en retrouver le souvenir intact, mais une insidieuse occultation, laquelle le mettait en face du fait qu'il ne lui venait jamais à l'esprit de se remémorer de sa propre initiative. Que fallait-il donc conclure si ce n'était que tous ces gens, pour présents qu'il soient encore dans sa mémoire, lui étaient devenus totalement étrangers ? Avaient-ils seulement cessé de l'être un jour ? Est-il vraiment proche de nous celui qui se doit rappeler à nous pour toujours exister ?
Nous en arrivons au moment où Constant éprouva l'envie de faire demi-tour. Le jeune Céraphin était une substance dangereuse, innocent et inconscient vecteur de souvenirs embarrassants.
A son contact, Constant sentait son esprit s'imbiber comme un papier buvard ternirait l'innocence de son rose en se noircissant d'encre.
Constant n'était plus qu'à quelques pas du jeune garçon, mais il n'était d'ores et déjà plus question de continuer plus loin.
Le pauvre garçon suppurait malgré lui, et Constant en souhaitait pas se salir les mains en pressant ce bubon à souvenirs.
Mais il ne pouvait pas non plus faire demi-tour, il ne faisait jamais demi-tour. Revenir sur ses pas revient à admettre qu'on a eu tort. Ce n'était pas à lui de partir.
Il s'arrêta au milieu de la rue, à peine trois pas derrière Céraphin, pour le regarder s'éloigner. Il ne courrait pas pour fuir son passé, quiconque pense pouvoir gagner cette course est un fou. Il s'arrêterait juste, tournant le dos à l'avenir pour éviter les gouttes de son passé pluvieux. Il attendra que passe l'orage pour pouvoir repartir, sans même souffler sur les nuages.
L'éponge est plus légère sèche.
Ne restait qu'à espérer que l'enfant ne se retournerait pas...