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[Rp fermé] Les trois soudards.

--Rodrigo




Suite de : http://www.univers-rr.com/RPartage/index.php?page=rp&id=1042


L’atmosphère animée d’un port de la côte portugaise, niché dans les faubourgs d’une ville paisible. Un monde en effervescence, un monde tout en couleurs et en senteurs méridionales, face aux oliviers et aux pins plantés sur la colline.

Rodrigo hume. Rodrigo écoute.

Là le bruissement léger du vent du large qui se faufile entre les voiles et les haubans des bateaux, et agite les pavillons de poupe et de beaupré.

Ici le clapotis du ressac qui vient mourir contre les coques calfatées d’étoupe et de goudron, à l’odeur âcre et pénétrante qui agresse les narines.

Et enfin, arrimé au bout du troisième ponton, son bateau. Enfin non, pas vraiment. C’est un peu prétentieux de l’appeler son bateau. Il n’y était que le second du capitaine Guttierez, mais il y a passé tellement de semaines, à voguer de port en port pour le compte de sa majesté le roi du Portugal, que ce voilier était devenu son domicile principal et qu’il en connaît chaque recoin. Que d’aventures vécues … avant qu’une sévère blessure à la hanche ne l’envoie en convalescence à Paris.

A Paris où elle lui est apparue, gitane superbe au corps de liane, un peu égarée dans cette ville immense, où elle dansait dans les tavernes miteuses, n’hésitant pas, la coquine, à barboter adroitement les bourses des bourgeois venus s’encanailler en cachette de leur épouse légitime.

Malika …

Elle ne lui a pas dérobé ses écus, mais elle lui a volé son cœur. Sans une hésitation elle l’a accompagné dans l’hacienda familiale, où l’accueil fut mitigé, c’est le moins qu’on puisse affirmer. La présence de Malika contrariait des projets bâtis depuis des années. Et la belle fut enlevée, puis dut se battre contre Isabella, la rivale haïe, ne s’en tirant que par miracle.

Alors non ! Mille fois non !

Rodrigo s’attendait à ce courrier du capitaine Guttierez qui réclamait son retour à bord, mais sa réponse sera précise et définitive. Pas question de reprendre la mer. Pas question de quitter sa gitane après toutes ces épreuves. Pour éviter l’ironie grinçante du capitaine, il lui détaillera ses nouvelles responsabilités au sein de l’hacienda, son père, Joachim, dit l’Arminho, lui laissant désormais les rênes du pouvoir. Ce vieux forban de Guttierez gobera t’il ce prétexte ? Qu’importe ! Rodrigo franchit la passerelle étroite et grimpe sur le pont, d’une démarche assurée, habitué au doux balancement de la goélette bercée par les vagues. Une mouette se perche sur le grand mât en ricanant. Ferme la, sale bête.

Le jeune homme enjambe un rouleau de cordages traînaillant dans la coursive. Déjà du laisser-aller à bord …

Et le voici face à la cabine de Guttierez.

Une pensée pour son amour, restée au domaine. Il l’imagine, rêveuse, souriante, en train de se brosser les cheveux devant le miroir de leur chambre, près du lit transformé en champ de bataille après leur nuit de tendres étreintes.

Non ! Pas question de reprendre la mer …

--Malika




Assise sur un tabouret recouvert de velours, devant l’élégant triptyque qui lui renvoie le reflet de son visage aux traits fins et charmants, Malika rêve toute éveillée.
Elle a posé une main sur son cou encore légèrement douloureux, même si petit à petit les traces de strangulations s’effacent, virant du violet le plus profond à un vert plus diffus.
Malgré la douceur des matins et les journées déjà chaudes, elle ne sort pas sans un foulard de soie enroulé autour de sa gorge. Sa voix est restée sourde, cassée. La voix de quelqu’un d’autre.

Elle a l’amour débordant de son Rodrigo, l’affection du patriarche, et même la tendre amitié de Sajara, le vieux maure, avec qui elle aime parler longuement, le soir venu, dans sa langue paternelle. Assis tous deux a l’ombre d’un figuier centenaire, ils partagent un gâteau au miel et un verre de thé brûlant délicatement parfumé à la menthe, tout en évoquant son Père, le vieil érudit, et aussi Fatima, leur amie commune au cœur aussi grand qu’une montagne.

La joie d’avoir retrouvé son vieux chien Igor et son petit singe Rolio a été atténuée par l’absence de Terra , son étalon, mystérieusement enlevé le même jour qu’elle. Son vieux compagnon de toujours qui a traversé de multiples pays, franchi les montagnes glacées et escarpées des Pyrénées pour disparaître ici, où il aurait pu réchauffer ses vieux os au doux soleil du Portugal.

Malgré tout ce bonheur, une sourde angoisse reste tapie au fond d’elle.

Rechantera t-elle un jour ? Aura t-elle seulement envie de danser aussi ? Ses nuits sont agitées, elle se réveille angoissée, en nage, opprimée par de douloureux souvenirs.

Depuis la mort d’Isabella, et le départ de la mère de Rodrigo , elle s’occupe de son mieux de l’hacienda, conseillée par son amant. La confiance de Joachim lui est acquise, et elle se sent appréciée par le personnel de l’hacienda. Souriante, avenante, à l’écoute de chacun, elle peut compter sur l’aide de tous malgré son jeune âge et son inexpérience.

Joachim, le vieux lion, qu’elle considère comme son second père, paraît heureux de la vie qui reprend ses droits dans l’hacienda et il laisse à son fils de plus en plus de responsabilités pour gérer le domaine.

Rodrigo ne la quitte pas d’un pouce. Il leur arrive, le matin, dès l’aube, de partir tous les deux à cheval faire le tour d’une infime partie des vignobles, où de minuscules feuilles commencent à verdir sur les ceps taillés. Ils vérifient les plantations de citronniers et d’orangers, qui offrent leurs fruits dorés, gorgés de jus et de sucre, et les oliviers lourds de fleurs qui promettent une belle récolte pour l’automne, qui sera conduite au pressoir pour donner une huile riche en parfums.
Ses journées sont douces et heureuses. Cependant …

La nuit, de sombres cauchemars ,ou elle voit un animal indistinct aux yeux d’ émeraudes aux griffes crochues , ou des voix d’hommes et des rires gras raisonnent dans sa tête et viennent la hanter, malgré la présence réconfortante de Rodrigo. Le combat contre Isabella, les mains de sa rivale serrées autour de son cou, sa lèvre fendue, ses bras déchirés par les ongles de la promise déchue, ont réveillé dans sa mémoire un autre combat, plus ancien, plus inégal encore, où elle a été détruite, salie, déshonorée à jamais, alors qu’elle n’était encore qu’une jeune adolescente en fleurs, presque une enfant.

Dans l’obscurité, bercée par les bras de son amant, tous ses efforts pour oublier cette horrible aventure à Paris s’effondrent comme un château de cartes. Oui, la nuit, les trois soudards surgissent du passé et la violent à nouveau.

--Joaquim



La chasse, la pêche occupaient la convalescence d’Arminho. Il profitait des beaux jours sur ses terres, maintenant gouvernées pas son fils.
Le vieux guerrier avait passé la main et c’était au tour de son fils de reprendre les rênes.

Pourtant l’absence de Rodrigo, parti sur les côtes lui semblait inquiétant.
Le virus de la mer devait le reprendre. Est-ce un bien ou un mal pour la famille ?

Après tout c’est à son tour de gérer la famille… qu’il fasse à son aise…


Arminho se remettait de ses blessures comme d’habitude. Les cicatrices se refermaient lentement laissant de longues traînées.
Mais recouvrait-il la santé ?
Ses réveils étaient difficiles, le moindre effort se faisait ressentir des jours entiers. Les quintes de toux ne le quittaient plus, et il y avait ces crachats de sang…

Les activités physiques devenaient pénibles… Sans compter cette perte de poids.

Il la sentait… Oui il la sentait… il sentait la faucheuse qui le guettait…

Avec cette histoire d’esclave et d’Omar, il pensait faire son dernier tour de force et tirait sa révérence. Il pensait mourir l’épée à la main. Mais l’instinct de survie avait été le plus fort.

Et maintenant, que faire ?
Mourir dans son lit, s’écrouler un jour de pêche, quelle farce !

Son orgueil, ne lui permettrait pas.
Mourir comme un va nu pieds ne sied pas à sa vanité.

Quelle dérision de vouloir mourir avec grandeur, quand on pense à la finalité de la mort ; « poussière, tu retourneras à la poussière ».

Quand on y songe quelques temps après, tout le monde vous a oublié. Et des centaines d’années après quelle importance d’être mort à 20 ou 80 ans ; dans une bataille ou dans un cul de basse fosse. Les gens se foutent des hommes des siècles passés. Quelle folie !

Pouah que d’idées sombres…

Encore quelques jours et le vieux lion pourra reprendre la route et cette fois-ci… sans retour.

Partir sans avertir Rodrigo et Malika, laisser la tour en désordre, leur laisser l’espoir d’un retour, pour toujours être présent…


Il le savait, il devait profiter de ces journées ensoleillées.
Le Portugal est magnifique en cette saison. C’est d’ailleurs à cette période de l’année qu’il est le plus beau, le plus productif. Sa flore s’épanouit. Le soleil n’étant pas encore meurtrier, fait ressortir toutes ces pousses, et commande l’éclosion de toutes ces fleurs. Les arbres ont déjà bourgeonné.
C’est un pays splendide, il exhale toutes ses couleurs chamarrées qui enivrent les voyageurs.

Cela réjouissait Arminho de voir à nouveau ses vignes reprendre vie. Pourtant il savait qu’il ne vendangerait ni ne gouterait cette cuvée. Il voyait les raisins, infimes perles vertes, minuscules émeraudes qui enivreront de leur parfum et de leur alcool ce breuvage majestueux. Heureux sont les hommes qui se délecteront à nouveau de ce cépage.

Il regarda l’horizon prenant soin de cacher le soleil de sa main. Quelle plénitude …

Tout est en place, il est temps… L’heure va sonner…

Ce serait bien de pouvoir faire le tour des terres.
Cette idée le séduisit.
--Rodrigo




Voilà une affaire rondement menée ! Et Rodrigo do Setubal, jeune et brillant officier de sa majesté le roi du Portugal, n’est plus. Sa silhouette longiligne n’arpentera plus le pont de la goélette du capitaine Guttierez. Jamais. Entre l’amour et la carrière, il n’a pas hésité l’ombre d’un instant. Il est à présent redevenu tout simplement Rodrigo, fils d’Arminho, propriétaire d’un domaine florissant bâti par ses ancêtres sur les rives ensoleillées et fertiles du Minho. Dorénavant son port d’attache sera le corps gracile de sa bien-aimée, et, plutôt que de parcourir les mers, il parcourra du bout des lèvres, chaque nuit, ses collines jumelles et son jardin secret pour y déposer mille baisers fiévreux.

Malika … Elle lui manque déjà. Elle sera heureuse qu’il ait remis sa démission. Il sera désormais tout à elle, et elle à lui, jusqu’à la fin des temps. Ce serait si merveilleux si cette nouvelle pouvait effacer à jamais l’horrible souvenir de cet odieux trio qui a abusé d’elle aux miracles, quelques mois avant leur rencontre. Sa gitane lui a confié que ce fichu cauchemar hante son sommeil, avec une violence encore accrue depuis qu’elle a failli périr sous les mains de la fourbe Isabella. Mais comment lui permettre d’oublier ce drame ? Rodrigo a beau envisager cet angoissant problème sous tous les angles, il n’y voit que deux solutions possibles, toutes deux bien aléatoires. Attendre et espérer que le temps, son amour, et l’affection de leurs proches apporteront l’oubli, ou bien se lancer à la recherche des trois salauds. Répondre à la violence par cette même violence. Mais ils sortent à peine d’un épisode douloureux, est-il sage de faire à nouveau appel aux armes pour soulager cette haine ?

Rodrigo quitte le port au galop, après un dernier regard pour la goélette aux voiles blanches. Aucun regret ne l’assaille. La page est tournée. Adieu, odeurs de poudre. Adieu, salves des canons donnant la mort. Adieu.

Courte halte à l’entrée d’un hameau pour y cueillir quelques branches de mimosa aux pompons d’or parfumé. Le velours jaune embaume la venelle. Regard circulaire et attendri sur la nature en fleurs. Mais là … Dieu du ciel ! Derrière la haie ! Terra, le cheval dérobé à sa belle ! Comment est-il arrivé dans ce patelin perdu dans les bois ? Ceci mériterait une enquête, mais il s’agit sans doute d’une ultime ruse de cette sorcière d’Isabella. L’essentiel est d’avoir retrouvé cette brave bête. Bon ! Personne en vue, mais pas de temps à perdre. Voler un voleur, exquise sensation. Rodrigo pousse la barrière d’un coup de pied résolu. Terra l’a reconnu. Il accourt au premier appel. Le jeune homme lui flatte rapidement les naseaux. Tu es libre, mon beau, tu vas revoir ta maîtresse … Sourire de Rodrigo … Ta maîtresse qui est aussi la mienne …

Hop, nouveau galop vers l’hacienda, et Terra suit vaillamment le cavalier, crinière dans le vent. Rodrigo n’a pas refermé la clôture, volontairement, et les autres étalons, juments, pouliches et poulains s’éparpillent dans les champs et les jardins. Savoureuse vengeance. C’est en riant que le jeune homme franchit les grilles du domaine familial, ramenant le vieux cheval et la bonne nouvelle. A peine dans la cour, il hurle suffisamment fort pour ameuter tout le nord du Portugal ! Malika … Papa … Venez vite !

--Malika




Les bruits de sabots et les hurlements qui résonnent dans le vaste patio de l’hacienda font sursauter Malika, et la sortent de sa rêverie funeste et de ses souvenirs obsédants.

Rodrigo ? Déjà de retour ? Il ramène quelqu’un ? Sans doute le Capitaine Gutteriez ?

Il était parti tôt le matin alors qu’elle dormait encore dans les draps froissés par leurs tendres étreintes, le nez profondément enfoui dans un oreiller de plumes. Il avait reçu la veille une missive lui ordonnant de rejoindre son équipage, mais son bel amant ne semblait pas disposé à reprendre la mer.

Rapidement elle se ressaisit, farde légèrement son visage et maquille les empreintes de doigts qui colorent sa gorge mince. Elle enfile une robe couleur d’aigue marine, resserre les lacets autour de son torse et de sa taille menue, passe une écharpe de soie autour de son cou, laissant sa crinière folle auréoler son visage de reflets dorés.

Elle descend le vaste escalier en courant, la porte d’entrée est grande ouverte, le soleil est déjà haut et la lumière inonde le couloir menant vers la cour.
Rodrigo est seul, sanglé dans son uniforme de Capitaine en second. Il saute de sa monture, se précipite vers elle et la serre dans ses bras.

Sur la pointe des pieds, elle se hisse à la hauteur des lèvres de son amant, ses deux bras entourent son cou, elle l’embrasse fougueusement. Elle est légère comme une plume, et le jeune officier la soulève et la fait tournoyer en riant, dévorant sa bouche pulpeuse.
Malika ferme les yeux, elle tourne, elle tourne, se laissant emporter et griser par les pas désordonnés de Rodrigo, heureuse comme une enfant insouciante.

Amorrrrre ! Tu m’as manqué ! Oui depuis ce matin tu m’as beaucoup manqué, dis-moi que tu ne partirrras plus sans moi !

Par-dessus l’épaule de Rodrigo, son regard fixe soudain un point précis.

L’œil arrondi par la surprise, la bouche grande ouverte, elle s’arrête net de rire et de parler.
Là, le cheval ! Son cheval, son vieux Terra est là devant elle !

Hôooooo ! Sverelem ( amour) tu l’as retrouvé ? Où ? Comment ? Köszönöm ( merci) mon amour !

Malika saute des bras de Rodrigo et s’élance vers Terra, enserre le cou puissant du vieux cheval, le caresse avec tendresse, embrasse son nez duveteux.

Edes baràt ( Mon ami), te voilà enfin, viens te rreposer, tu vas manger, et je vais te brosser et te fairre tout beau.

Elle se retourne vers Rodrigo, le regard débordant de reconnaissance, le sourire éclatant.

Köszönöm amorrrre, tu m’as fais un cadeau merrrveilleux d’avoirr retrouvé Terra.

Malika prend la main de Rodrigo dans la sienne, l’amène jusqu'à ses lèvres et lui fait un léger baiser, ses yeux clairs perdus dans les siens, le sourire prometteur.

Tu viens avec moi jusqu'à l’écurrrie, edes sziv ? (mon cœur )


--Rodrigo




Sa blonde princesse serait-elle d’humeur coquine ? Ces yeux brillants comme la première étoile du soir, ce sourire tendre et fripon à la fois, la pression des petits doigts fragiles qui emprisonnent sa longue paluche osseuse, Rodrigo les reconnaît, il interprète la teneur du message sans le moindre risque de se tromper, et le bougre adore ça. D’ailleurs il ne résiste pas à l’invite, et se laisse mener sagement vers l’écurie en savourant l’instant à l’avance.

Et brosser les chevaux, me direz-vous ? Une autre fois ! N’exagérez pas ! Il existe des choses plus urgentes, et surtout plus palpitantes, vous ne trouvez pas ? Voilà, Terra et Tempête ont réintégré leur box, tout est donc parfait dans le meilleur des mondes pour nos deux braves montures. Non ?

A présent, si nous pensions à nous, amor ? … murmure Rodrigo à l’oreille de Malika, avant que ses lèvres ne s’égarent sous les cascades blondes de sa chevelure, puis sur ses épaules nues et dorées par ce soleil de midi qui leur fait plisser les yeux.

Viens, je ne pense pas que tu connaisses cet endroit. C’était ma cachette préférée lorsque j’étais gosse et que j’avais un gros chagrin. Attends, mon trésor, j’ai quelque chose à vérifier avant de t’y conduire …

La main posée sur sa barbe naissante, Rodrigo recule d’un pas, tourne lentement autour de sa belle, en laissant voyager ses yeux clairs sur ses rondeurs appétissantes, de haut en bas, puis de bas en haut. Ses prunelles prennent soudain un air soucieux, ses sourcils dessinent deux points d’interrogation identiques, mais il jubile intérieurement de voir sa douce gitane si indécise face à ce comportement étrange. Le coquin prend tout son temps, puis il s’approche en souriant, et tâte sans se gêner le moins du monde les petites fesses de sa bien-aimée, au travers du tissu vaporeux épousant parfaitement ses formes somptueuses. Il s’agenouille ensuite, glissant une main douce et câline sous sa robe aux reflets d’outremer et de myosotis, remontant délicatement le long de sa cuisse fuselée, sentant naître sous sa paume de délicieux frissons parsemant la peau diaphane.

Il lève enfin les yeux vers sa princesse de Bohème, la dévisage avec un soupçon d’impertinence, mêlée à cette étincelle d’amour qu’il ne peut dissimuler. Le sourire de Rodrigo s’élargit. Les yeux étonnés de Malika aussi.

Eh bien tout ceci me paraît concluant, trésor ! Je pense que la vieille échelle devrait supporter ton poids !


Riant cette fois de bon cœur, il se redresse, saisit sa gitane par la taille, la jette sur son épaule et l’emporte vers un recoin de l’écurie, enjambant selles, harnais, et tout le bric à brac nécessaire à l’entretien des montures de l’hacienda.

Sans lâcher son précieux fardeau qui rit, hurle, et se contorsionne comme un poisson pris dans la nasse, Rodrigo redresse d’une main une vieille échelle en planches de sapin, et l’adosse au mur, juste sous une trappe étroite et rectangulaire. Il émiette quelques toiles d’araignées du bout des doigts, grimpe lestement, et fait pivoter la plaque de bois vermoulu au-dessus de leur tête. La voie est libre.

Voilà. Il dépose son trésor dans l’obscurité, sous le faîte du toit, et la rejoint dans la minuscule cachette qu’un rayon de soleil éclaire avec parcimonie en se glissant entre deux rondins légèrement disjoints. Rodrigo repousse la trappe qui gémit un peu et se referme dans un claquement discret.

J’ai encore une petite surprise pour toi, amor … murmure t-il en la prenant à nouveau entre ses bras.

Tu dois sans doute te demander ce que j’ai dit à ce vieux forban de Guttierez, non ? Mais tu devras être très très gentille pour que je te l’apprenne, mon ange …

Il sourit, ménageant un brin de suspens. Malika lève la tête vers lui. Le rai de lumière vient se poser sur son visage et y dessine des arabesques floues qui dansent et voyagent au rythme de sa respiration. Elle est merveilleuse. Dieu comme il la désire … Il se noie dans la mer calme de ses yeux. C’est là qu’il veut amarrer son navire. Ses doigts font alors doucement glisser les bretelles fines et souples qui retiennent le haut de la robe couleur d’océan, et libèrent deux seins menus et fermes fièrement dressés dans la pénombre silencieuse. Le coquin est mort, l’amant a pris sa place. Rodrigo pose délicatement les lèvres sur les mamelons frémissants, les mordille tendrement, tandis que ses mains terminent le charmant effeuillage. La robe froissée de la sylphide et l’uniforme complet du marin s’amoncèlent en un petit tas soyeux sur l’antique plancher. Leurs corps nus s’enlacent, se fondent, et ondulent longtemps, très longtemps, jusqu’à ce cri d’amour rauque et violent qu’ils ne peuvent retenir.

Un siècle plus tard, ils reviennent à la vie, et Rodrigo explique enfin à son âme-sœur qu’il sera désormais tout à elle, ayant abandonné la marine pour ne plus jamais la quitter.

--Malika



Il est son tout, Rodrigo, il peut la faire pleurer de tristesse ou de bonheur, ou rire par ses surprises toujours renouvelées. Elle ne peut que l’aimer toujours plus de jour en jour. A chaque instant il lui montre à quel point il tient à elle, et non, elle ne regrette rien, il mérite tout le bonheur qu’elle peut lui donner.

Mais peut-elle lui donner ce bonheur sans limite….
.il y a tellement d’ombres anciennes dans sa tête que parfois elle est remplie de tristesse.

Sous le faîte du toit, dans la paille odorante, ils s’aiment longtemps, comme des enfants heureux, avec fougue et fous rires, tendresse et mots doucement murmurés. Leurs mains dansent sur leur peau nue, leurs lèvres se cherchent, jusqu’au moment où une immense vague de volupté les emporte là où plus rien n’existe, là où une ombre bienfaisante envahit l’esprit et met le corps en repos.

Mais soudain le regard limpide de Malika se voile, elle accuse le coup comme si un coup de poing venait de lui être asséné au creux de l’estomac, son visage se fige.

Un nom revient en boucle dans sa mémoire, un nom crié par un des soldats ivres, PIERRICK c’est une enfant !

Nuit noire, ombres noires, capes noires, gants noirs …. Sauf une main qui apparaît en déchirant son corsage, une bague d’argent, une salamandre aux yeux d’émeraudes.
Elle crie, pleure, supplie …

Les images se bousculent dans sa tête…
Pierrick … la bague, la salamandre …. les yeux verts … Pierrick.. Pier..

Non. Ne plus y penser, avancer, oublier, vivre entièrement son bonheur.
Les traits de son visage deviennent douloureux, son front est barré d’une ligne soucieuse.
Il faut qu’elle se débarrasse de ce fardeau, il faut qu’elle soit vengée pour pouvoir vivre, il faut retrouver ses agresseurs, les abattre comme des bêtes malfaisantes. Mais où ? Comment ?

Dans l’obscurité son amant ne semble pas avoir constaté son désarroi. Elle se reprend vite pour ne pas assombrir ce moment rempli d’une grande douceur, ce n’est pas le moment de parler à Rodrigo de ses idées de vengeance.

Tendrement enlacés dans le foin parfumé, elle écoute avec attention le récit enthousiaste du jeune propriétaire de l’hacienda. Le visage de la fille du vent s’éclaire d’un grand sourire.

Amorrrrré, c’est merrrveilleux, tu vas rester prrès de moi ?

D’un coup de rein, elle se retourne, se met à califourchon sur le jeune homme, pose ses mains sur ses épaules, leurs regards se sont soudés, ses prunelles océan se coulent dans les iris acier de son amant.

Mais amorrré, tu es sûrrr ? Tu ne vas pas regretter la merr ? Tu m’en voudrras peut êtrrre ? J’ai entendu dirre que la merr était l’ unique Maîtrresse des marrrins et que jamais elle ne les laisse parrtirr…

En enlevant quelques brins de paille de ses cheveux, elle relève la tête, son regard se porte sur l’ouverture de la toiture. La lueur du jour a disparu.

Le temps est passé trop vite, le soleil a déjà décliné, la lumière du soir colore de mauve les murs de l’hacienda.

Rodrigoooooo ! Amorré, il faut rentrrer. Ton Pèrre doit attendrrre notre retourrr.
--Rodrigo



Les doutes et les craintes de sa fleur de Bohème sont bien légitimes. Il est lui-même surpris d’avoir pris cette décision de quitter la marine aussi spontanément, de façon aussi naturelle. Souvent, c’est vrai, lors de leur court séjour à Paris, et lors de leur périple vers le Portugal, il lui a raconté la mer. Sa mer. Ses mers. En termes élogieux, voire dithyrambiques. Avec beaucoup de passion et de conviction dans la voix, et sans doute quelques trémolos, histoire de partager avec elle sa passion pour la grande bleue.

Ainsi, il lui a raconté le zéphyr caressant la voile, l’ouragan déchirant la coque dans un fracas de fin du monde. Il lui a raconté l’île minuscule naissant à l’horizon et les immenses falaises abruptes, gardiennes des côtes et des détroits. Il lui a raconté tout ce que la mer représente pour un jeune officier de sa majesté, qui se croyait destiné à la gloire et à la reconnaissance de son roi. Normal donc que sa princesse se pose des questions, et normal aussi qu’elle lui en pose.

Mais tout ça c’est le passé. Le rideau est tiré. L’entracte est terminé. Passons à l’acte deux, celui où les tourtereaux vivent heureux et insouciants dans leur domaine, égoïstement repliés sur eux-mêmes, sur leur famille et sur leur amour. Allongé sous le corps de sa belle, Rodrigo enlève délicatement les mains qu’elle a posées sur ses épaules. Il redresse lentement le buste, s’assied en gardant son bout d’chou sur ses genoux, face à lui. Il l’entoure doucement de ses bras, plonge ses prunelles sombres dans les yeux limpides de Malika brillant dans le noir. Il aime la tenir comme ça, tendrement prisonnière. Il aime la pression de ses petits seins durcis contre son torse. Il aime lorsqu’elle se laisse aller contre lui et inonde son épaule d’un torrent de boucles blondes et parfumées. Il aime ce visage pur et diaphane, qui oscille encore entre la frimousse d’enfant et les traits de la femme superbe que Malika sera bientôt. Tout est clair en lui. Et dans un instant tout sera clair en elle. Il le veut. Il le sait.

Je t’en fais le serment, amor, la mer c’est bien fini pour moi.

Il sourit et redevient le taquin délirant gentiment.

D’ailleurs je ne sais même plus à quoi ça ressemble ! C’est comment ? C’est rouge ? C’est jaune ? Et puis j’abandonne volontiers à mes anciens collègues officiers toutes les maîtresses que j’avais dans chaque port. Une seule me suffit largement, à présent. Ca te convient, mon cœur ? Allez, tends tes bras vers le toit là-haut, amor, tu as raison, il se fait tard, laisse-moi te rhabiller. Mon père doit se demander où nous sommes passés, et je ne lui ai pas encore annoncé la nouvelle de ma démission.

Il lui enfile la robe couleur d’azur, un peu froissée et piquetée de paille, profitant de l’occasion pour lui bécoter les joues et les lèvres dès que son visage réapparaît. Puis il se rhabille également, brosse du revers de la main son uniforme, brièvement, et entrouvre la trappe. Retour vers le monde.

Je passe le premier, mon cœur, ainsi je pourrai profiter de la vue quand tu descendras …

En riant il se laisse glisser le long des montants de l’échelle, rejoignant en un instant le sol de l’écurie, que l’obscurité envahit déjà. Il pose le pied sur le dernier échelon et attend sa princesse.

--Malika


Les cheveux encore ébouriffés, un sourire radieux accroché aux lèvres, Malika descend rapidement les échelons. Parvenue aux derniers barreaux de l’échelle, elle se retourne et se jette directement dans les bras de Rodrigo, qu’il referme aussitôt sur elle.
Les yeux dans les yeux, il la fait tournoyer dans les airs, en éclatant de rire. Les pieds de la gitane affleurent à peine le sol jonché de paille, et elle tourne, tourne, dans un tourbillon de dentelles et de boucles blondes.

Après mille virevoltes endiablées, il la dépose délicatement. La tête lui tourne. Elle s’appuie un instant contre l’échelle et embrasse avec passion son bel amant, dans l’ombre dans la grange qui s’est encore accentuée. Elle défroisse ensuite sa robe, d’un geste de la main, pourchassant les faux plis et enlevant les brins de paille qui y sont accrochés.

Main dans la main ils reprennent le chemin herbeux qui mène au bâtiment principal de l’hacienda.
Le ciel est passé du mauve pâle à un bleu d’encre profond. Quelques étoiles commencent à scintiller, minuscules diamants éparpillés dans l’infini.
Les senteurs d’agrumes et d’arbres en fleurs parfument l’air tiède et doux.

Rodrigo est en verve, il lui décrit leurs futures occupations et les travaux à entreprendre pour embellir le domaine familial.
Les terres qu’il faudrait rajouter, le cheptel de moutons à renouveler, les récoltes de fruits à exporter dans les villes voisines.
Mais elle est distraite, la petite gitane, elle l’entend au travers d’un brouillard épais.
La voix du jeune homme est une musique dont elle ne comprend pas les paroles. Elle ralentit le pas, lâche sa main, de sombres pensées venant à nouveau l’assaillir.

Il faut qu’elle lui parle, qu’elle lui dise que tout l’amour qu’il lui porte ne peut guérir ses plaies, qu’elle n’arrive pas à oublier ni à pardonner à ces brutes qui l’ont à jamais souillée, et que tout son corps et son esprit crient vengeance. Il faut qu’elle lui parle maintenant.

Rodrrrrigo ! Avant de rentrrrer il faut que je te parrrle ! Je dois retourrner à Parrris !

Surpris, le jeune châtelain se retourne, la dévisage alors qu’elle éclate en sanglots !
La fille du vent est défaite, elle est pâle, de grosses larmes roulent sur son visage, les hoquets nouent sa gorge. Elle essuie ses yeux avec l’écharpe de soie bleu diapré qui couvre ses épaules, puis relève la tête, prend entre les siennes les mains de Rodrigo, les porte à ses lèvres.

Parrdon mon Amourr, çe n’est rrien, je t’en parrlerai plus tarrrd, ce n’est pas le bon moment.

Mais le regard inquisiteur de Rodrigo la transperce, son visage devient de marbre. Elle a soudain peur de le perdre, elle tremble, pousse un cri de désespoir, et les phrases longtemps contenues sortent de sa bouche comme un torrent tumultueux.

Comprrends-moi ! Il faut que l’innocence qui m’a été volée soit vengée. Pour pouvoirr vivrre, respirrrer, il faut que je me venge.

Ton Pèrre nous attend, je t’expliquerrai tout aprrrès. Je te dirrai comment on peut les rretrouver. Prressons nous, amorrr !
--Rodrigo




Il a blêmi, il s’est figé. Il devient statue de sel, sous le coup de l’émotion et de la surprise. Les propos de Malika le laissent sans voix, au bord du KO, tout autant qu’une volée de coups de poings dans l’estomac.

Terminés les câlins dans la paille, adieu les balades à l’ombre des oliviers, adieu les dîners romantiques sur la terrasse ensoleillée de l’hacienda. Adieu cette dolce vita qu’il dégustait à l’avance et pour laquelle il a renoncé à la mer. Sa gitane veut reprendre le sentier de la guerre, alors qu’elle vient à peine d’échapper aux griffes d’Isabella et que lui-même porte encore sur la poitrine l’empreinte jaunâtre des semelles du gros Paco. Non, ce n’est pas raisonnable, c’est trop précipité, et ce projet présente des risques énormes, car les trois violeurs de sa belle ne sont certainement pas des anges. C’est une racaille particulièrement dangereuse qui sévit aux miracles.

Cependant, les sanglots de Malika viennent rapidement à bout de ses réticences. Cette chasse à l’homme lui paraît bien aléatoire, mais soit. Si la violence est l’unique solution pour plonger dans l’oubli ces fantômes du passé, qu’il en soit ainsi. Puisque le temps qui passe n’a aucune emprise sur ces ombres malfaisantes, il faudra trancher dans le vif.

Tu as gagné, amor. Je me faisais une joie de rester ici avec toi, de profiter calmement du charme de l’hacienda et de ses alentours, de t’aimer à chaque heure du jour et de la nuit, mais je comprends ta décision et je l’approuve. Si tu estimes que seule la vengeance peut te permettre d’oublier définitivement ces monstres, nous ferons en sorte qu’ils ne nous échappent pas. Tu dis que tu as un moyen de remonter jusqu’à eux, mon amour ? Viens, rentrons, tu m’expliqueras ça à l’intérieur, la nuit tombe et il fait plus frisquet soudain.

Ils pressent le pas vers l’entrée principale de la bâtisse, qui s’endort doucement sous la clarté des premières étoiles. Avant de franchir la porte, Rodrigo s’immobilise et prend la taille de Malika. Il la serre contre lui, et caresse délicatement sa frimousse dorée. Ce qu’il a encore à lui dire est plutôt délicat.

Père est sans doute au salon, peut-être avec Sajara. Ce sont des couche-tard eux aussi. Je dois te faire un aveu, mon cœur. J’ai brièvement parlé de cette triste histoire à mon père, lorsque tu étais disparue chez cette Fatima, l’amie de Sajara. J’étais désespéré, et je me suis confié à lui. J’espère que tu ne m’en veux pas, amor. Il était ulcéré par la cruauté de ces trois barbares. Connaissant son tempérament, je pense qu’il pourra nous conseiller, et peut-être même nous aider à les retrouver. Viens, je crois que j’entends du bruit au salon …

--Joaquim



Assis dans le salon, seul devant une table jonchée des restes d’un repas bien arrosé ; le patriarche regardait son vieux compagnon s’éloigner.
Sajara avait décidé de faire le tour du château, une bouteille à la main.


Joao le connait, il sait qu’il est un temps pour noyer son chagrin entre mâles virils, et qu’il en est un autre ou la douleur devient si forte, qu’elle vous enlace violement, et vous serre la gorge… et viennent parfois….les larmes.
Ces instants sont voués à la solitude.

Joaquim ne connaissait que trop l’étreinte du passé. Cette compagne douloureuse et poignante, aussi traumatisante qu’une blessure au combat. Elle vous inonde de pensées mélancoliques.

Si s’ajoutent le souvenir des amis disparus et de la jeunesse qui vous tourne le dos, ces moments vous harcèlent et ne vous lâchent plus.

On les affronte seul.

Pour l’heure, le vieux lion était triste pour son ami. Si la retraite devient aussi maussade, les routes retrouveront vite un couple d’ancêtres, des aventuriers vieillissants, néanmoins, redoutables en cas de rixe.

Cette pièce lui semblait trop grande, trop vide…
Où sont passés ces deux jeunes oisillons. Déjà le repas s’était pris sans eux ; que ne fallait-il pas pour les ramener à cette table à l’heure convenue.

Joaquim se leva pour se saisir d’une bouteille qui demandait à être vidée.


Derrière la porte, l’ultime aventure d’Arminho, s’apprêtait à faire son entrée.
--Rodrigo




Gitane blonde et jeune officier poussent ensemble la porte du salon, après un dernier baiser, mettant fin à leurs chuchotements complices. Ainsi qu’ils l’imaginaient, Joaquim est bien présent dans la pièce, avec, pour seule compagnie, une bouteille d’alcool. Le vieil ours a la mine sombre, semble t-il. La boisson triste. Bizarrement, son inséparable ami Sajara n’est pas de la partie. Rodrigo s’approche, s’attelant à détendre l’atmosphère.

Tu es seul, père ? Parlerais-tu avec ton verre ? Malika et moi avions l’impression d’entendre des voix …

Gentille boutade destinée à ramener le sourire sur le visage préoccupé du taureau du Minho.

Nous t’avons délaissé, ce soir, père. Pardonne-nous. Les heures ont filé comme des grains de sable balayés par le vent. Nous en avons même oublié le repas du soir en soignant les chevaux dans l’écurie.

Rodrigo esquisse une ombre de sourire en s’apercevant que quelques brins de paille sont restés accrochés dans l’avalanche de boucles d’or couvrant les épaules de sa princesse. Ces fétus oubliés sont le témoignage limpide de leur emploi du temps de la soirée, et, en d’autres circonstances, il en aurait franchement rigolé et aurait taquiné sa belle, mais l’instant est mal choisi. Inutile de tergiverser, l’heure est grave. Sa démission, le cheval retrouvé, ce ne sont plus que de futiles détails. Ils auront l’occasion d’y revenir une autre fois. Rodrigo s’installe à la table, face au patriarche, et attire Malika sur ses genoux. Il s’est rendu compte depuis longtemps de l’affection profonde qui unit son père à sa gitane. Elle a fait la conquête du père après celle du fils, par son charme, son naturel, sa volonté, sa fraîcheur. Elle est à mille lieues de ce monde sophistiqué qu’ils détestent et évitent autant que possible. Dès lors, Rodrigo en vient directement au cœur du problème, convaincu à l’avance que Joaquim leur viendra en aide autant qu’il le pourra. Il arbore un faciès particulièrement dur lorsqu’il reprend la parole.

Te rappelles-tu, père ? En l’absence de Malika, je t’ai raconté cet horrible épisode où elle a été la victime impuissante de trois soudards ivres, un soir, à Paris. La violence des récents événements, et surtout son enlèvement par Isabella, ont ressuscité ces souvenirs cruels. Ils la privent de sommeil, et la hantent de plus en plus.

Il serre tendrement les petits doigts de Malika dans sa grande main noueuse, pour la réconforter, pour lui rappeler qu’elle dispose de son soutien total.

Désormais, Malika a décidé de se venger de ses bourreaux. Je pense aussi que c’est la seule alternative, et je l’aiderai de toutes mes forces à détruire ces racailles, bien entendu. Aucun d’entre eux n’échappera à notre vengeance. Ils ne méritent pas de vivre. Cependant, nous avons besoin de toi pour y arriver. De ta force, de ton expérience, et de tes appuis, éventuellement. Père, tu m’as confié récemment que tu envisageais d’accomplir un dernier voyage avant de profiter plus longuement de notre hacienda. J’aimerais, si c’est possible pour toi, que ton voyage passe par Paris et que tu nous apportes ton soutien.

Un bref silence, et Rodrigo termine en se tournant cette fois vers sa compagne. Elle lui paraît encore plus jeune, plus frêle, en cet instant. Elle n’est qu’une enfant vulnérable, victime de la cruauté des hommes. Elle a besoin de lui, plus que jamais. Et il répondra présent. C’est avec un plaisir sans limite qu’il tranchera la gorge de ces canailles qui ont profané l’aube de son existence. Qu’ils soient truands ou bourgeois, ou même gentilshommes, cela n’aura aucune importance à l’heure du châtiment. La voix du jeune homme tremble d’une émotion qu’il ne peut contenir.

Amor, tu m’as laissé entendre que certains indices pouvaient nous permettre de retrouver la trace de ces crapules. C’est le moment de tout nous dire, si tu en as la force. Parle sans crainte, sans rien omettre. Le moindre détail peut se révéler capital. N’oublie rien, mon ange.

--Joaquim



La porte s’ouvre et laisse apparaître le plus beau des tableaux qu’un père puisse imaginer : son fils, heureux comme un pape, aux bras d’une ravissante créature céleste.

Néanmoins, encore sous le coup de l’émotion, il ne transpire rien de son visage. Froid comme le marbre, Arminho laisse ses enfants entrer.
Il est d’humeur sombre, son ami Sajara, pour une raison légitime s’est éclipsé laissant le diable trinquer seul.
Cruelle solitude, nonobstant l’arrivée de la fraîcheur lui fait un bien fou.
Il se laisserait bien aller à quelques pitreries ou blagues grivoises, mais il préfère laisser venir à lui les deux amants.

L’entrée en matière de Rodrigo est un peu surfaite, cacherait-il quelque chose…
Bon qu’il loupe l’heure d’un repas, passe encore…
Se dehanchant sur sa chaise, le vieux seigneur observe ses ouailles. Faut pas être sorti des couilles de Satan pour se rendre compte que nos deux jeunots étaient en train de batifoler dans la paille….
« Soigner les chevaux dans l’écurie », un rictus vient malgré lui tordre ses lèvres ; il me prenne vraiment pour un oisillon de la veille tombé du nid ?

Ah la jeunesse ! ça doute de rien, ils oublient trop souvent que leurs bêtises, on les a faites bien avant eux.


Enfin Rodrigo reprend la parole, mais que nenni des fariboles et autres grivoiseries, cette fois il se fait l’écho d’un bien triste présage.

Après l’annonce de son projet… Joao fait grise mine.
Cette affaire de viol a le don d’ulcérer Arminho…
Oh non pas que le viol d’une donzelle le fasse chavirer de rage, non !
Lui-même dans ces rapines et massacres c’est souvent acoquiné avec le malin et rendu coupable de ce genre d’outrage.
Non ! Ce n’est pas ça…
Il y a que Malika fait partie du clan maintenant, et quiconque la blesse, la touche, la souille, mérite la mort.
Foi d’Arminho.
De plus son fils est blessé dans son âme et sa chair, et ça le vieux lion ne peut le supporter.

Est-ce qu’il sait ce petit nigaud qu’il est la prunelle de mes yeux et que pour lui, pour son bonheur et pour sa vie ; je n’hésiterai pas un seul instant à donner ma vie.

Quand il a prit son fils pour la première fois dans ses bras, il a su dès cet instant qu’il lui vouerait sa vie. Quand bien même, l’éloignement, les disputes orageuses et les séparations douloureuses se sont faites légions, il n’a eut de cesse de porter pour son fils un amour profond et sans limite.
Et maintenant, cet amour s’est élargi pour englober la petite gitane. Bien sur qu’il va les accompagner.

Arminho se lève et d’une traite, fait part de ses dernières pensées à ses enfants.
Il se rassoit et en joignant les mains se fait le confesseur de Malika.
La chasse est ouverte.
--Malika


Une famille, oui, c’est ça une famille. Il y a tellement longtemps qu’elle a perdu la sienne que son cœur se serre de bonheur de se savoir aimée et soutenue.
Le regard protecteur de Rodrigo, rempli d’amour, et celui du vieux lion, plein de tendresse, se posent maintenant sur elle.
Sajara n’est pas présent, mais elle sait qu’elle peut conter sur lui tout autant qu’un proche parent.

Elle s’assied à la grande table de bois ciré, face au patriarche, se blottit dans les bras de Rodrigo, et prend dans ses doigts fins un verre de cristal de Venise à demi rempli de vin doux de la propriété.
Elle trempe avec délicatesse les lèvres dans le délicieux breuvage au parfum suave, et une douce chaleur se répand dans son corps.
Ses joues rosissent, elle puise le courage de parler dans le réconfort que lui apporte ce vin, et dans la tendre pression des doigts de son amant sur les siens.

Ses yeux d’océan se perdent dans les visions cauchemardesques du passé, de cette nuit sans lune, de cette ruelle sombre et puante des miracles où, en vain, elle essayait de retrouver son chemin pour rejoindre sa roulotte.
Elle avait chanté et dansé les czardas de sa Hongrie natale dans les tavernes où elle était chichement payée, et où les clients lui jetaient quelques piécettes.

Son récit est haché par les sanglots qui viennent nouer sa gorge.

Les rires gras, les bruits de bottes des trois soudards qui la suivent, qui se rapprochent, et puis … ses cris, ses larmes, les coups reçus, ses vêtements arrachés par des mains puissantes qui fouillent son corps. Son corps écartelé, déchiré …

Cessons là !

Je n’ai entendu qu’un seul nom, Pierrick , et j’ai distingué une bague d’arrrgent sur un autrre homme, le trrroisième ! C’est le seul qui a crrié … laissez là, c’est encorrre une enfant ! Mais ça n’a rien changé.


La gitane se lève et se dirige vers l’écritoire, disposé sous la clarté d’une grande fenêtre, et sur lequel sont posées quelques feuilles de papier, une corne à encre et une plume taillée.

Je peux dessiner la bague, je la vois toutes les nuits dans mes cauchemarrrs.
Une salamandrre d’arrgent, avec des yeux d’émerrraudes, une gueule ouverrte avec une langue darrrdée et fourrrchue. Une langue double de serrrpent …


Malika s’applique, et son dessin est si ressemblant que des frissons parcourent ses bras.
D’une main tremblante, elle prend la feuille et la pose sur la table sous les yeux des deux hommes.

Voilà Pèrrre, voilà amourrr, c’est tout à fait ça ! Elle lève son regard limpide sur le vieux lion et son fils.

C’est peu de chose, n’est ce pas ?
Mon souvenir est prrrécis, mais cela sera t-il suffisant ? Entre-temps il y a eu des guerres, et ils sont peut-êtrre morrts à l’heurre qu’il est ?
--Rodrigo




Cette maudite salamandre d’argent aux yeux verts et luisants, exhibant cette langue fourchue et menaçante, Malika la lui avait déjà décrite plus d’une fois durant ses insomnies, lorsqu’il passait des nuits entières à la consoler et à la rassurer. Cette fois, il visualise l’animal. Le dessin est sobre mais précis, et la jeune gitane paraît satisfaite de la similitude avec l’original, avec ce bijou que portait un de ses agresseurs, et qui est gravé à tout jamais dans les méandres de sa mémoire.

La frêle Malika est d’ailleurs troublée par cette ressemblance, et par ce violent reflux de souvenirs atroces. Dès lors, Rodrigo n’entrevoit qu’une seule solution. L’agression de sa compagne ne remontant qu’à quelques mois, ils commenceront leurs recherches à Paris, et plus précisément aux miracles. L’assassin revient toujours sur les lieux de son crime, dit-on. Espérons qu’il en soit de même pour ces trois crapules. Espérons qu’ils multiplient les virées et les beuveries dans ces quartiers pourris, et qu’un tavernier ou une catin aura remarqué cette bague si particulière. Peut-être même auront-ils la chance de les croiser dans une des gargotes mal famées de ces bas-fonds obscurs et glauques, dans cet infect cloaque où sévit la pire racaille de la société. Espérons …

Rodrigo se redresse d’un bond. L’imminence de l’action le métamorphose déjà. Son faciès trahit une immense colère et une obstination sans limite. Oui, il aspire déjà à en découdre avec ces trois brutes qui ont souillé lâchement sa belle. Oui, il voudrait les tenir au bout de son épée et plonger lentement la lame dans leurs entrailles fétides. Mais un tel voyage réclame un minimum de préparation. Pas question de traverser une seconde fois le nord de l’Espagne, les montagnes des Pyrénées, puis la moitié de la France sur le dos d’un canasson fatigué. Pas question de se briser les reins. Il est marin, que diable, et il se fait fort de dénicher un trois-mâts qui les mènera jusqu’à la Rochelle ou une ville voisine, et ils auront ainsi accompli les trois-quarts du périple sans y laisser trop d’énergie. Lorsqu’ils seront arrivés dans les Charentes, il leur suffira de louer trois chevaux, ou quatre, si le fidèle Sajara les accompagne. L’hacienda n’est pas un problème insoluble, leurs contremaîtres suffiront largement à diriger la manœuvre pendant leur absence.

Voilà ce que je propose. Demain j’irai au port et je me renseignerai sur les bateaux voguant bientôt vers la France. Nous y trouverons de la place, je saurai me montrer persuasif. Amour, toi tu commenceras à préparer les bagages, et tu y ajouteras ce dessin que nous montrerons dans les rues et les tavernes de la cour des miracles. Toi, père, rassemble nos armes, et préviens Sajara, si tu penses comme moi que sa présence nous sera utile. Vous pensez à autre chose ?

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