La demoiselle de lEpine vint rejoindre labbesse lorsque celle-ci le lui demanda dun geste. Elle avait redouté ce moment, parce quelle avait eu peur de ne pas être capable dexprimer par des mots explicites ce quavait été Matthilde. On pouvait aimer quelquun de tout son être mais être tout aussi peu capable de définir pourquoi ou même comment. Alors elle tenterait au mieux de lui faire un hommage digne de ce quelle était, même si, à ses yeux, aucun des plus beaux hommages ne serait capable de la dépeindre aussi grande et noble quelle lavait été.
Après un bref regard à lassemblée, lembrassant entièrement, nen omettant aucun, dans le but de puiser dans chacune des prunelles ici présentes le courage qui ici pouvait si facilement faire défaut, Clémence commença.
Pour certains, Matthilde était lépouse dAlbert de lEpine. Elle était la Marquise de Nemours.
Pour dautres, elle était la fille aînée de Caedes. La fille du Lion.
Pour dautres encore, plus rares, moins nombreux, parce-que le temps efface les hommes parfois et même les plus grands actes quand ils ne sont pas jugés assez grands, Matthilde était une grande Dame de Champagne.
Car avant de sunir à Albert de lEpine, avant dêtre Marquise, Matthilde était Duchesse de Sainte-Marie du Lac, Matthilde était Baronne de Beaugency. Des titres quelle a gagnés aux prix de nombreux efforts et de sacrifices pour la terre quelle aimait, pour la Champagne.
Matthilde était déjà grande, avant dêtre mariée à un Marquis, un Pair de France.
Et Matthilde était déjà grande, avant que lon napprenne sa filiation avec le Bâtisseur de Champagne.
Pour vous, elle était une de ces femmes. Ou pour vous, elle était toutes ces femmes à la fois. Différente mais aussi identique pour chacun dentre vous. Différente, parce que les idées le sont, parce que les hommes le sont tous et leur vision des autres et du monde aussi. Identique, parce que toutes ces images de Matthilde que je vous ai décrites se retrouveraient dans tous les discours que lon pourrait fait delle : Matthilde la Marquise, Matthilde la Fille, Matthilde la Grande Dame de Champagne.
Mais pour moi, Matthilde était, avant toute autre chose, une Mère. La mienne.
Lépouse était Mère, la fille était Mère, la grande dame était Mère. Et cétait une bonne Mère. Prête à tout pour son enfant et pour
pour ceux quelle aurait pu avoir en sus. Elle était généreuse et aimante, et passionnée. Pour ceux quelle aimait, elle pardonnait les erreurs, elle excusait, elle possédait cet amour aveugle qui la rendait tellement belle.
Elle aimait son père. Elle aimait son époux. Elle aimait sa famille et ses proches
Comme elle pouvait haïr ceux qui pouvaient la trahir alors quelle leur avait accordé sa confiance. Comme elle pouvait en vouloir à ceux qui lavaient déçue. Son regard sattarda un bref moment sur le Vicomte de Saint-Germain. Elle se souvenait dune discussion quelle avait eue avec sa mère, qui lui avait révélé, ainsi quà Beulbeul, sa volonté de séloigner de son grand ami dalors. Comme elle pouvait
pleurer ses désillusions et ses espoirs déchus.
Matthilde était une femme qui comme tant dautres possédaient ses faiblesses mais qui avait lavantage davoir hérité dune force digne du sang Vénitien et Sicilien qui coulait en elle. Alors pour moi, et pour ceux qui laimaient et qui jespère, doù quils soient, morts ou vivants, laiment encore, Matthilde nétait pas une femme comme tant dautres.
Cette force, cette passion, elle la mettait toute entière dans ses amitiés. Elle était fidèle, à ceux quelle aimait. Elle promettait et ne se parjurait pas. Elle soffrait, elle souffrait aussi, loin de ses proches, privée de leur soutien, de leur affection : elle nétait pas femme à vivre seule, sa famille étant ce qui lui permettait de vivre, ou même de survivre, parfois.
Aussi, elle vénéra son père, quelle soutint jusquà sa fin lors de son retour.
Aussi, elle veilla sur ses frères, Alessandro et Arturo, et se confia à Kurt. Regard brillant qui se figea sur Isaure.
Aussi, elle prit soin de sa sur, Catherine.
Aussi, elle entoura sa regrettée filleule, Catherine-Victoire, de sa pleine affection
Tout comme son regretté filleul, Lothaire de Cassel, tout comme le regretté Dauphin Marc-Philippe dont elle avait la tutelle, tout comme Louis-Raphaël dont elle avait la charge de son enseignement. Ce fut cette fois vers les Volpilhat quelle lança son regard bleu et presque humide.
Comme tant dautres encore et en particulier ceux quelle aurait voulu connaître, ceux quelle aurait voulu aimer de plus près. Sa filleule Esyllt-Catarina
ses yeux cherchèrent le soutien de la jeune fille, sexcusant douloureusement de linclure dans un tel discours, et son fils
Raphaël. Qui jen suis sûre, saura prendre soin delle au Paradis Solaire. Où elle trouvera sa place tant elle était bonne, aimante, et croyante.
Car elle va retrouver ceux qui lui étaient chers et ceux dont elle portait malgré elle les fantômes. Et pour cela, je me réjouis.
Une inspiration difficile, un soupir libérateur, et Clémence reprit.
Je me réjouis, car jai bénéficié de sa part de toutes ces qualités dont elle était capable de faire preuve. Jai grandi à lombre de sa bonté, de sa beauté, de sa grandeur, de son honnêteté, de sa noblesse, de sa vertu, de ses valeurs
Je me réjouis car jai pu en retirer quantité denseignements, que grâce à ce quelle était, me voici devenue ce que je suis. Et que ce que je serai par la suite, je ne le devrai quà elle. Je me réjouis, car jai obtenu delle tant de choses quelle avait à offrir
Désormais, la voilà qui a droit à son repos. Elle a donné tant de son temps aux autres, et elle peut maintenant obtenir une trêve méritée, auprès de ceux qui lui auront manqué. Auprès de ceux à qui elle aura manqué.
Ses iris bleutés glissèrent vers le catafalque et sy attardèrent. Enfin.
Non loin, il lui sembla apercevoir un reflet doré et un frisson despoir la parcourut. Elle reconnut alors, comme dans un songe, la blonde et léonine chevelure de Raphaël qui de son regard identique au sien, à ceux de leur mère, veillait sur elle. Sur elles.
Alors en ce jour qui ne saurait être qualifié de « triste », après ce que Mère Cappa et moi-même avons tenté de vous dire et de se persuader elle-même à vrai dire- jaimerais que nous priions pour Matthilde de Beaugency, Matthilde de lEpine, Matthilde de la Francesca. Mais jaimerais également que nous priions pour chacun de nos proches qui indubitablement étaient liés à elle, qui étaient sa famille, ses amis, ses protecteurs
Jaimerais que nous priions pour chacun dentre eux, dont labsence se fait cruellement ressentir, mais que nous savons réunis dans un même Lieu, heureux de se retrouver enfin.
Clémence allait ajouter quelque chose mais se ravisa. A la place, elle conclut ainsi :
Et souvenons-nous quun jour, nous aurons également notre place à leurs côtés. Tel sera notre but : faire bien, faire juste, pour mériter de rejoindre ceux qui nous aurons précédés au Paradis.
Memento Finis, avait-elle voulu dire. Mais ces mots ne lui appartenaient pas vraiment. Aussi avait-elle préféré une approximation moins lourde, moins chargée de sens
Après avoir tendu un sourire crispé à labbesse, lui indiquant quelle en avait fini, elle regagna sa place, le pas un peu indécis, vacillant, comme si elle nétait pas sûre de vouloir sassoir à nouveau. Comme si elle avait voulu parler de sa mère encore, leur raconter ses joies, ses peines
mais non, elle ne le pouvait pas. Elle ne serait parvenue à mettre des mots tangibles sur ce quelle avait vécu auprès de Matthilde.
Avant de sinstaller à nouveau près dIsaure, son regard revint vers le Vicomte de Saint-Germain, et vers sa fille. Quelle devait être leur peine, aussi. Ils étaient ceux qui, après elle, avaient le mieux connu la Marquise parmi tous ceux ici présents.