Quelques semaines plus tôt, lors du mariage de Messire Thiberian et Dame Sabine, Anne avait demandé à sa voisine pourquoi les mariées semblent toujours effrayées. La dame n'avait pas répondue, trop occupée qu'elle était à surveiller ses enfants. Anne n'avait pas reposé la question, et l'avait même oubliée.
Elle lui revint en tête alors que, sur le parvis de l'église, elle attendait de Mère Wilgeforte l'autorisation d'entrer dans le saint édifice, et elle s'interrogea. Avait-elle peur ?
La réponse fut négative. Sa seule appréhension provenait de quelque chose de bien extérieur à ses noces. Derrière Mère Wilgeforte, il y avait le portail, la nef qu'il lui faudrait remonter jusqu'au chur, l'autel. Et derrière l'autel, l'image de Gabriel. Nulle autre qu'elle ne la verrait. Aurait-il approuvé ce mariage ? Il avait admis, des années plus tôt, lorsqu'il s'était ouvert à Anne de sa vocation, qu'il ne resterait plus qu'elle pour relever le nom des Culan, puisque Blanche se vouait elle aussi au Très-haut. Il avait admis qu'Anne refusât l'amour pour se réfugier dans la raison, parce qu'il n'avait d'autre choix que d'accepter sa sur telle qu'elle était. Aurait-il admis HdB ? Anne n'en saurait jamais rien.
Le baron arriva presque en même temps qu'elle. Sous le regard de ses yeux bruns, elle rougit comme ... une jeune mariée. Il y avait tant d'affection, dans ces yeux-là ! Serait-elle à la hauteur des espoirs d'Homme_des_bois ?
Demoiselle, vos parents et votre tante seraient fiers de vous. Et moi, je suis honoré de faire de vous ma femme. Nulle autre n'est plus digne d'Aupic.
"... votre tante" ... Anne se renfrogna quelque peu. Elle savait que le baron avait été lié à la dame de Baugy par un amour si fort qu'elle ne l'avait jamais appelée autrement que "mon âme". Elle avait entendu, petite, la sur de sa mère se gausser de cette appellation. Sottise ! Dans la bibliothèque du château d'Aupic, un portrait en pied des deux amants, réalisé par une Sancerroise de talent, toisait les visiteurs. L'artiste avait su rendre l'unité de ces deux êtres, plus parfaite que s'il se fût agi d'une seule âme en deux corps. Main dans la main, ils portaient sur le monde le regard triomphant de ceux qui savent qu'ils ont touché l'éternité.
Un pincement au cur... Jalousie ? Non. Anne avait choisi sa voie en toute connaissance de cause. Renoncement, plutôt. En acceptant, en allant au-devant de ce mariage dicté par la raison, elle savait qu'il ne lui restait plus qu'à renfoncer au plus profond d'elle-même les élans qui l'avaient portée vers son jeune collègue de l'Institut d'Histoire, à l'Académie.
Elle sourit à HdB, résista à la tentation de glisser dès à présent sa main dans la sienne. Celui qu'elle avait si longtemps appelé affectueusement "mon oncle" serait dans moins d'une heure son époux. A ce moment-là seulement elle lui prendrait la main, pour sceller leur accord.
Bonjour Mère, Anne, baron.
Anne répondit sobrement au sobre salut du Vicomte d'Ancelle. Point d'espiègle révérence, ce jour-là. Une inclinaison de tête, un sourire, un battement de cil sous le regard inquisiteur de Walan. Elle vérifia machinalement, d'une main légère, la perfection de ses bandeaux, le tombé de sa robe blanche.
Un autre sujet d'inquiétude fit son apparition. Tante Terwagne arrivait à son tour. A la grande surprise d'Anne, elle n'était pas seule. Eblouie par les rayons qu'un soleil généreux dispensait sur le parvis, et à cent lieues d'imaginer que le chevalier servant de sa tante était Messire Rouvray, elle ne le reconnut pas immédiatement.
Ma nièce... Je me suis permise de me faire accompagner, j'espère que vous n'y voyez pas d'inconvénient. Je ne me sentais pas en état de faire la route seule.
Faire bonne figure, en toute circonstance, y compris au cur de la plus grande surprise, c'était quelque chose qu'Anne avait appris très jeune de feue sa mère. Elle ne put cependant empêcher ses lèvres de s'entrouvrir sur un "Oh!" informulé, avant de les étirer en un sourire un peu trop rapide.
Demoiselle Anne, c'est également un plaisir de vous rencontrer à nouveau.
Un élan de gratitude et d'affection poussa Anne vers Terwagne. Elle se réfugia un bref instant contre elle, le front contre sa joue. Elle devinait par quelles affres était passée la Dame de Thauvenay à l'idée de rencontrer et Messire Walan, et le Vicomte d'Angillon. Mais elle était venue. Anne, si prompte à s'imaginer mal aimée, seule, incomprise, se serait répandue en remerciements si elle avait été capable de laisser s'exprimer ses plus intimes sentiments.
Elle se détacha aussitôt de sa tante, répondit au salut de Messire Rouvray.
Je vous sais gré, Messire, d'être présent en ce jour. Comment se porte votre ... famille ?
Elle espérait que l'infime hésitation passerait inaperçue. Elle avait entendu des rumeurs, avait saisi des regards, des attitudes, lors de la remise des colliers de St-Georges. Il lui semblait que demander des nouvelles de Dame Axel, en particulier un jour d'épousailles, n'était pas la meilleure chose à faire. Elle ne pouvait cependant s'en dispenser, sous peine de grave discourtoisie.
Laissant Messire Rouvray et le baron d'Aupic faire connaissance, elle scruta la rue, tendit l'oreille à la recherche d'un bruit de roues. Elle avait souhaité un mariage intime, qui réunirait les gens comptant vraiment pour elle. Il en manquait trois, et elle n'était certaine de l'arrivée d'aucun.