Clémence avait passé la porte et avait été assommée par la différence d’ambiance. Malgré tout ce qu’elle aurait pu penser, malgré l’éloignement approximatif de sa mère, elle se sentait ici bien plus reposée. Peut-être était-ce la seule présence de Mère Cappa, qui la ragaillardissait quelque peu. Elle laissait un instant son trouble dans la pièce d’à côté. Non pas qu’ici, ce fut un sanctuaire dans lequel aucune mauvaise émotion ne pouvait transparaître. Mais il régnait dans la chambre une sorte de tension qu’on ne pouvait explicitement interpréter et cela était sans aucun doute dû à sa mère, dans cet état transitoire –entre la Vie et la Mort, mais également à elle-même dont l’agitation manifeste pouvait fort bien être contagieuse.
Assommée, donc, la jeune fille le fut autant par cette soudaine accalmie que par l’omniprésence brutale de Raphaël, qui lui assaillit l’esprit comme s’il tentait de la convaincre de toutes ses forces de ce que soudain, il lui révélait. De ce qu’elle aurait pu par elle-même percevoir parce qu’inconsciemment, toutes les réponses étaient là. Mais il lui fallait Raphaël, c’était lui qui possédait naturellement toutes ces réponses parce qu’il avait cette compréhension des choses qu’elle ne possèderait jamais. Elle vivait sa vie, mais il avait gardé pour lui sa sagesse. Ici, l’endroit était plus étroit. Les flammèches des chandelles illuminaient presque entièrement la pièce, si bien qu’il fallut du temps à Clémence pour parvenir à distinguer l’ombre de Raphaël dans un angle opposé. Et tandis qu’elle s’installait face à l’abbesse, elle le surveillait du coin de l’œil, réfléchissant à ce qu’il venait de lui apprendre, de lui faire comprendre.
Le Lion de Venise n’était plus et ses enfants s’en allaient. Alessandro l’avait déjà rejoint et Matthilde s’y préparait. Qu’allait-il rester, alors, de son héritage ? Dans quelles veines pourrait encore couler le sang léonin ? Raphaël, tu aurais dû être son héritier. Tu as raison, il ne restera plus que moi, je l’ai toujours su au fond et peut-être est-ce la cause de tout. « Memento Finis », disait-il. Et cela n’a pas changé et ne changera jamais. La Fin est partout, inéluctable, et il faut vivre avec cette idée pour mieux la supporter. Ce n’est pas ma Fin, qui me fait peur. Tu l’auras compris, c’est celle des autres. Ce qu’il me manque, Raphaël, c’est une fin après cette Fin. Que serai-je, une fois seule, sans elle ? Quel sera l’objectif ? Suis-je donc vouée à perpétuer son sang ? Est-ce cela, ma fin ? Est-ce mon unique but ?
Et tandis que le Lionceau dardait sur elle son regard sans âge, Clémence ferma le sien. Il était plus que temps. S’il pensait qu’elle n’avait rien à expier, il en serait toujours autrement pour elle. Nous aurons toujours quelque chose à nous faire pardonner. Qui pouvait se targuer d’avoir atteint la perfection qui n’appartenait qu’à notre Créateur ? Alors ses paupières se fermèrent et elle s’abandonna au Jugement.
"Au nom de Dieu, ma Mère, pardonnez-moi, car j’ai pêché". Une inspiration et puis cela suffit à libérer les mots.
"J’ai abandonné le faible quand il aurait dû avoir besoin de moi qui suis plus forte. J’ai abandonné ma mère, j’ai tourné le dos à celle qui m’a donné la vie. Je n’avais pas de bonne raison. Rien ne m’appelait ailleurs et de toute façon, il ne pouvait exister de raison suffisamment importante pour me faire quitter le domaine familial.
Quand j’étais petite, l’on m’a éduquée et veillé à ce que je ne manque de rien. L’on attendait la même chose de ma part lorsqu’à leur tour, mes parents auraient besoin d’attention. Au lieu de ça, et comme remerciement de tout son amour et son affection, j’ai préféré fuir ma mère parce que, de façon égoïste, je me suis dit que je vivrais mieux sans la voir dépérir de jour en jour. Car cette mère, qui m’avait tant donné, cette mère ne me reconnaissait plus et que cette simple idée d’être une étrangère à ses yeux me remplissait d’effroi et d’incompréhension.
Elle est ma vie et je n’ai prêté attention à ses plaintes et à sa douleur. Elle ne parlait jamais plus de moi, comme si jamais je n’avais existé, et cela m’a blessée, autant dans ma sensibilité de fille que dans mon orgueil que je ne devrais avoir. Ses mots n’avaient plus grand sens, ou du moins n’en avaient-ils plus pour moi. Et au lieu de mêler mes larmes aux siennes et mes prières aux autres, j’ai simplement tourné les talons. Je me rends compte, maintenant, de la lâcheté dont j’ai fait preuve, et de la facilité dans laquelle j’ai si aisément plongé. Pas un instant je n’ai pu penser que cette mère, à qui je devais tant, pouvait avoir besoin de ma présence. J’ai juste pensé… à moi et au soulagement que je pourrais ressentir lorsque je quitterai l’enceinte oppressante du castel.
Mais je ne ressens désormais plus aucun soulagement. Je me retrouve face à mes erreurs et à une mère de qui je ne pourrai peut-être jamais plus recevoir un mot d’amour ou un sourire. Elle s’endormira à jamais avant qu’elle n’ait pu me revoir et comprendre que je m’en veux, de l’avoir laissée. J’ai toujours essayé d’être aussi vertueuse que possible. J’ai toujours été exigeante, concernant mon statut de fille héritière et des devoirs que cela incombait. Et je me rends compte qu’il était tellement facile de les satisfaire, alors que tout allait bien. Parce que tout allait bien, quoique j’en pensais. Et voilà qu’un obstacle arrive, et je ne suis même pas capable d’y faire face, alors que je le devrais, pour elle, pour ma mère, pour ma famille. Je contourne l’obstacle et je m’en vais, folle de tristesse et de colère. J’ai succombé à Bélial et au Léviathan, moi qui ne jurais que par Gabriel. Je ne suis pas celle que je croyais être, et je l’apprends aux dépens de celle qui m’est le plus cher. Existe-t-il une souffrance plus dure, encore ? Elle devait… mourir. Je le sais bien, mais il est difficile de laisser partir ceux qu’on aime. Et alors que j’aurais pu partager ses souffrances, les atténuer en restant auprès d’elle… Lui montrer mon amour, mon soutien. J’ai été égoïste. Comme avec Raphaël, mon propre frère. Au lieu de célébrer son souvenir, de l’ajouter à mes prières, de penser à lui souvent pour le faire exister, d’en parler à mes proches et de sourire alors que j’entendais d’autres personnes porter son nom… J’ai voulu l’oublier, tuer son souvenir, parce que c’était plus facile que de penser que j’avais vécu et que lui était mort. Est-il possible de pouvoir faire autant de mal à ceux que l’on aime quand on ne souhaiterait que leur bien ?"
Elle laissa un instant le silence reprendre ses droits. Qu’avait-elle d’autre à ajouter ? Elle avait l’âme vide d’en avoir tant dit et ses yeux étaient secs d’avoir trop pleuré.
"Pardonnez-moi, ma Mère."
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