[ Maintenant qu'il fait tout le temps nuit sur toi*... ]
Yoyo revenait de la ville de Saumur. La vie y reprenait, et ses habitants commençaient à s'activer selon leurs habitudes en ce nouveau jour, ouvrant leurs échoppes ou remplissant les étalages du marché, piétinant les pavés des ruelles. Un nouveau jour.
Pas pour tout le monde.
Le jeune thouarsais n'avait pas traîné... Il était entré dans la première échoppe tisserande ouverte aux premières lueurs du matin. Presque sans parler, le visage fermé, il avait juste pris une bobine de fil fin, une aiguille à recoudre, une brosse à cheveux, ainsi qu'une robe verte pâle, et paya en s'en allant sans se retourner, sans attendre sa monnaie.
Il était rapidement revenu auprès de sa Marraine qu'il avait portée jusqu'à ses affaires, près de sa charriote, là où il avait passé la nuit.
Yoyo était comme dans un état second. Étrangement il se sentait calme. Les larmes avaient séchés sur son visage devenu inexpressif, perdu dans ses pensées, imperméable à ses émotions dont il voulait se protéger.
Mais malgré tout, ses gestes étaient doux, attentionnés.
Il refermait patiemment et soigneusement les plaies parsemées sur le corps de Cathycat d'où plus aucun sang ne s'écoulait. Ses paupières étaient à présent fermées, et elle reposait sur une couverture de laine, près des berges du lac où seuls les clapotis de l'eau sur la terre molle venaient perturber le silence du lieu. Yoyo avait une impression d'irréel. Un voile de douceur apparaissait sur ses yeux tandis qu'il scrutait le visage de la brune belle, s'attendant à tout moment à ce qu'elle se réveille tant elle semblait juste apaisée, endormie. Puis il reprit une expression fermée en recousant une autre entaille du corps massacré de la jeune femme...
Qu'avait-il bien pu se passer ?.. Comment... qui pourrait s'en prendre ainsi à sa Marraine ?
Il ne comprenait pas.. il ne le voulait pas, et d'ailleurs il s'empêchait de se poser ces questions. Et il s'appliquait à refermer toutes les blessures de cette femme qu'il considérait comme sa famille. Il remarquait que certaines blessures étaient antérieures aux autres, et déjà en voie de guérison.
En faisant lentement et avec douceur la toilette de Cathy à l'aide d'un savon et d'un linge blanc humide d'eau, il ne put s'empêcher de murmurer :
... Pardon Marraine... Pardon... Je t'ai abandonné...
Le temps d'un instant, Yoyo se rendit compte de tout ce qu'elle devait avoir dû vivre durant ces longs mois où ils avaient été séparés... Il ne savais rien, mais ne pouvait que se douter que ce ne fut pas des jours paisibles pour elle... et qu'il n'avait pas été là pour lui être d'une quelconque aide, elle sur qui il avait toujours pu compter...
Après avoir séché les longs cheveux bruns de Cathycat, le jeune charpentier la brossa longuement, le coeur qui se serrait de nouveau derrière la façade impassible de son visage inexpressif, perdu dans ses souvenirs.
Les souvenirs qui la faisait encore vivre.. et qui contrastait terriblement avec le corps inerte qu'il tenait dans ses bras et dont il prenait soin, une dernière fois.
Il se souvenait de leur première rencontre, à Millau, sous les premiers rayons printaniers. Elle était radieuse, et son rire cristallin ne pouvait qu'attirer les gens qu'elle haranguait joyeusement alors qu'elle animait un jeu près de la place du village... lui venait d'arriver dans cette ville, et était affamé. Yoyo se demanderait toujours si ce jour-là celle qui allait devenir sa Marraine ne l'avait pas laissé gagner exprès, afin qu'il remporte un goujon au jeu du coffre-fort.
Quelques jours après, d'un commun accord, Cathycat devint la marraine de Yoyo, un de ses innombrables fillots. Mais ce dernier eut la chance de pouvoir la suivre, et de voyager avec elle, quittant Millau à la recherche d'un paradis.
Le jeune thouarsais se souvenait de leurs longues après-midi et longues soirées à se tenir compagnie en taverne, la patience de sa Marraine pour lui enseigner tout ce qu'il sait à présent aujourd'hui, la lueur qu'elle avait dans les yeux lorsqu'elle expliquait et partageait ses connaissances. Il se souvenait également de ses mots d'encouragements au tout début de sa rencontre avec Nerine, de ses éclats de voix lorsque quelque chose lui paraissait absurde, injuste, elle n'hésitait jamais à le faire savoir, et aussi de sa douceur et de la tendresse qu'elle réclamait, dont elle avait besoin, derrière son apparence parfois froide et dure.
Yoyo se souvenait aussi du regard de sa Marraine lorsqu'elle aimait, toujours sans condition.. Elle rayonnait lorsqu'elle était amoureuse. Elle aurait tout fait pour chaque homme qui avait su la charmer et ravir son coeur. Il se souvenait aussi de son regard triste, lorsque leurs chemins se séparaient pour diverses raisons. Mais toujours elle gardait la tête haute, et continuait à assurer ses nombreuses fonctions pour le bien des autres, avant le sien. Il se répétait, il entendait de nouveau sa voix lorsque parfois ça n'allait pas, il lui disait qu'il était là pour elle, qu'elle était sa famille et que toujours il s'inquièterait pour elle qu'elle soit heureuse ou triste... et qu'elle répondait toujours
"
Je le sais... et c'est ce qui me tient..."
Le charpentier ressentit un pincement au coeur en se remémorant ces paroles... et en voyant le corps meurtrie de sa Marraine... Quoiqu'il se soit passé... il n'avait pas été là...
Serrant le poing et ravalant de nouveau son sanglot, chassant de son esprit cette pensée qui pourtant demeurait au fond de lui, il posa la brosse pour habiller la brune belle de sa robe verte pâle, qui adoucissait la couleur bleutée de sa peau devenue glacée... Il savait qu'elle aimait cette couleur, et que cela lui ferait peut-être plaisir...
Il la regarda encore. Il était soulagé d'avoir pu rendre à sa Marraine sa dignité en refermant ses plaies et en la lavant. Peut-être était-ce subjectif... mais il lui sembla lire de l'apaisement et de la sérénité sur le visage de jeune défunte...
Il se rappelait enfin, la soif de liberté de Cathycat, grande voyageuse, qui aura connu plusieurs vies, toujours avides de rencontres, de connaissances et jamais n'acceptait de croiser les bras pour ne rien faire, elle qui voulait toujours aider, et tout vivre...
Mais aussi pour cacher une blessure dont elle ne s'était jamais relevée et qui l'aura profondément marquée dans plusieurs aspects de sa vie... celle de la perte de son enfant... celui dont elle ne parlait jamais mais pensait à lui chaque jour, et que jamais le thouarsais rencontrerait... Kiryo...
Même s'il n'arrivait pas à le formuler, Yoyo sentait que si sa Marraine semblait si sereine et calme à présent, c'était sans doute parce qu'elle avait pu retrouver ce qu'elle avait perdu et qui lui a tant manqué dans sa vie, et pouvant à présent s'occuper là-bas de celui dont son souhait avait toujours été le plus cher de prendre soin. De son petit ange... de son enfant.
Yoyo installa sa marraine confortablement à l'intérieur de la charriote, avant de se mettre en route vers Thouars.
Il envoya juste un court message à l'amie à laquelle il tenait tant et qui l'attendait là-bas, accrochant un petit bout de vélin à la patte du pigeon qui s'envola dans le ciel.
Ma Cali,
J'arriverai demain à Thouars.
Je ne ferai pas le voyage seul.
Je t'embrasse fort.
Ton Yoyoy
Avant de prendre la place de conducteur, Yoyo déposa doucement un baiser sur le front de sa Marraine. Il lui chuchota doucement ... :
Rentrons chez nous...
*titre du roman de Mathias Malzieu, parlant du décès de sa mère.
.. Immense plaisir et privilège, LJD Cathycat