La conversation prenait un tour surprenant. A la première passe d'arme de curiosité avaient succédé un ton plus direct, chancelant parfois sous le poids des petites plaisanteries. L'échange était intéressant et ne laissait pas le Vicomte indifférent. Il découvrait une personne, pouvait regarder au-delà de l'or de cette chevelure. L'oeil n'était certes pas indiscret, il était attentif, il scintillait de cet instant précieux. Tantôt retrouvait-il un temps perdu, tantôt entrevoyait-il un présent délicat, un futur différent.
Mais peut-on réellement revenir à cette période bénie ? Cette question s'ancra fermement dans l'esprit du Magnifique, cependant qu'il achevait de boire son hypocras. Elle était pertinente, vraie, mais laisser planer un doute salvateur. Doute qui s'amplifia au fil d'une intéressante fable pleine de bon sens, mais dont Tournel ne partageait peut-être pas tout à fait la morale. La question se reposa au terme de l'histoire sous une forme différente qui ne manqua pas de piquer l'esprit du Mendois. Comme toi, je voudrais tant revoir le temps de cette insouciance. Mais est-ce réalisable ? L'adulte que nous sommes devenus, peut-il retrouver l'insouciance de sa jeunesse ?
Est-il vraiment question de courir après un passé révolu, de le sanctifier ? Le Vicomte réfléchit un instant avant d'oser une réponse. Peut-être, peut-être bien. Mais je ne l'entendais pas tout à fait ainsi pour dire vrai. Ce temps me manque, je le regrette, mais il est passé. C'était le bon temps, mais les querelles existaient déjà, pas au point de brimer l'envie d'avancer ensemble, mais elles étaient bien présentes. Un sourire éclaira son visage aux traits déjà tiraillés par les années. Non pas que le Vicomte fût vieux, néanmoins il laissait petit à petit la force de l'âge derrière lui. Les temps changent, c'est une évidence. Et nous ? Changeons-nous vraiment ? Les événements façonnent notre maîtrise sur les émotions, notre attitude. Mais qu'en est-il de ce qui nous définit, nous particularise ? Qu'en est-il des émotions, des sentiments ? Car ce sont bien eux qui forment notre essence individuelle à mon avis. Je ne vois plus les choses de la même manière, mais mes émotions sont toujours les mêmes. L'expérience, le vécu m'a appris à les combattre, les enfermer, les cacher, les feindre même. Mais fondamentalement le temps ne m'a pas changé.
Le Vicomte s'interrompit un instant, puis reprit. La première fois que j'ai perdu un être cher à mon coeur, j'ai ressenti une terrible douleur, une douleur oppressante, incessante. Récemment, mon parrain le Comte du Gévaudan est mort. La douleur était là, oppressante, incessante encore. Je suis parvenu à la canaliser, mais pas à la changer. Il déposa la coupe vide sur le coffre. Mon caractère est le même, mes défauts n'ont pas changé et ne changeront pas. Si notre insouciance a disparu avec les printemps, nous demeurons pourtant les mêmes.
Débarrassés de leur fardeau cuivré, les doigts vicomtaux se mêlèrent. Notre enfance est passée, elle est pourtant toujours là. Il en va de même pour cette époque bénie. Le fait que nous en parlions l'atteste. Nous ne revivrons une époque bénie similaire, mais nous en vivrons d'autres. Il ne s'agit pas de refaire, revivre, mais de faire, de vivre d'une manière différente. Les troubles sont partout désormais, les querelles ont pris le pas sur le bien commun. Un nouveau sourire se dessina sur le visage décontracté d'Actarius. Mais ils ne viennent pas de ce que nous sommes, ils viennent d'attitudes tronquées par les événements. Le sentiment de devoir toujours être sur la défensive, de devoir enfoncer l'autre pour s'élever ou encore d'avoir ce besoin d'être puissant pour exister. Nous pouvons intervenir là-dessus, car les attitudes peuvent changer. Et c'est à ce prix que nous vivrons d'autres époques bénies. Voilà ce que je crois profondément.
Le regard du Vicomte s'illumina d'une pointe de malice. Nous ne sommes plus insouciants Sara, mais nous serons toujours les enfants que nous avons été. La philosophie n'était pas le fort du Languedocien, à l'évidence. Mais malgré sa maladresse en la matière, il avait le mérite de croire en cette forme d'idéalisme primitif. Car oui, pour arriver à une telle vision, il fallait bien partir du principe que l'homme était bon par essence et non un querelleur patenté dès son premier cri. Etrange d'ailleurs que la première manifestation d'une vie fût un cri... un cri de râleur, un cri de plaisir, un cri d'orgueil, un cri de rage ? Les interprétations ne manquaient pas et c'était bien là tout le drame de cette société. Car avant de considérer le cri comme un cri, on cherchait déjà à le catégoriser. Avant de considérer un homme pour un homme, on cherchait à le classer dans un parti, une idée, un défaut, une qualité, un jugement. De là, naissaient les rumeurs, des rumeurs venaient la propension à se tenir sur la défensive et de cette propension coulait les réactions excessives à l'origine des querelles. Enfin, si le narrateur était philosophe émérite, cela se saurait.
Le garde échanson apparut. Dans le couloir, où il était de piquet, il avait calculé un certain temps, puis avait décidé de venir refaire un service. Là encore, il marqua des points auprès de son maître.