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Considérations féminines, juridiques et clairvoyantes

beatritz
[Un jour ou deux après l'enterrement de Matthilde]

Il aura sans doute échappé au lecteur que la Duchesse de Nevers séjournait à l'Epine, sur sa route vers la Lorraine. Son séjour était l'occasion de se remettre des difficultés de la route, de la fatigue qu'elle entraîne, augmentée de la douleur de la sciatalgie qui n'avait pas attendu plus de quelques semaines de grossesse pour se manifester. C'était également une occasion idéale pour apprendre à connaître davantage Clémence de l'Epine, son amie, à laquelle elle avait d'ors et déjà promis grands soins pour ses noces - et la dot qu'elle se proposait de lui former était le moindre de ces soins.

Béatrice était logée dans le Logis des Visiteurs, un lieu calme, où la domesticité savait se faire discrète. Le caractère de Béatrice souffrait parfois de carences d'amabilité, sous le coup de la douleur. Mais parfois la douleur passait, suffisamment même pour qu'elle s'aventure dans les jardins, aux beaux arbres en fleurs blanches, roses, pâles et poétiques. Le printemps... Quelle belle saison !

Quelques temps après les funérailles de Matthilde, après un délai que Béatrice avait jugé raisonnable sans être excessif - attendu son prochain départ de l'Epine - , elle avait demandé à Clémence si celle-ci voulait bien venir la voir au Logis des Visiteurs, car elles avaient à parler seule à seule. Les autres visiteurs présents au domaine seraient exclus de cette discussion ; aussi, la tenir dans les quartiers qui avaient été alloués à la Duchesse de Nevers était le choix le plus avisé : discrétion, intimité.

Et Béatrice, en attendant son amie, avait ressorti certains papiers, notamment le contrat de mariage qu'elle avait préparé pour Della. La forme, le déroulement juridique de l'acte étaient ce qui importait le plus, pour la discussion qu'elle devait avoir la future Dame de Decize.

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Clémence de l'Epine
La demande de Béatrice ne l'avait pas surprise. Tout bien considéré, la demoiselle l'avait même plutôt attendue, s'étonnant d'ailleurs qu'elle ne vienne pas plus vite. Elles n'avaient pas encore eu l'occasion de réellement s'entretenir, elles deux uniquement, de se retrouver seules ne serait-ce qu'un bref instant.

Mais au fond, un bref instant n'aurait peut-être pas suffit.

Car ce qu'elles allaient se dire scellerait peut-être l'avenir de Clémence. Ou du moins, la mènerait sur un chemin qu'elle n'avait encore jamais emprunté : un chemin qui la conduirait, justement, vers cet avenir que, jusqu'il y a peu, elle redoutait tant encore. Elle ne savait pas exactement, ce que Béatrice aurait à lui dire ou à lui apprendre. Tout avait commencé à Aix-la-Chapelle. Et puis, la Duchesse de Nevers -du Nivernais... avait à nouveau évoqué sa proposition par missive, alors même qu'elle lui annonçait sa venue sur les terres de l'Épine. Et... elles en connaissaient toutes deux la finalité.

Ce fief, que lui offrait Béatrice, lui permettrait de se marier.

L'hyménée était proche. La dot se constituait déjà.

Mais s'il ne pouvait y avoir d'épousailles sans dot, il ne pouvait non plus en être question sans promis. Et sur ce problème, Clémence était bien démunie de solution. Elle avait vécu trop longtemps en dehors des réalités, préférant les laisser aux autres, à ceux qui en avaient normalement la charge. Désormais, seule face à sa vie, elle ne savait pas réellement comment la prendre en main. Et alors... Béatrice lui avait proposé son aide. Que Clémence n'avait pu refuser. A quoi bon laisser croire à une complète emprise sur les choses quand rien n'était tout à fait sous contrôle ? Il fallait savoir accepter la main tendue lorsque l'aide était nécessaire.

Et donc, voilà qu'elle arrivait à la hauteur des appartements alloués à la jeune Duchesse et Souveraine de Bolchen. A la fois pleine d'espoir et d'appréhension, de ce que Béatrice pourrait avoir à lui dire, de ce qu'elle n'aurait pas à lui apprendre, et de ce qui finalement en découlerait.

Elle frappa légèrement à la porte et après avoir attendu un instant, entra d'elle-même, discrètement. La Duchesse attendait, quelques papiers étalés à portée de la main et du regard.


Béatrice... salua-t-elle d'un ton chaleureux, amical, et pourtant empreint de ce respect voilé qu'elle vouait à la jeune femme. J'espère que vous vous portez mieux. Ou du moins, que vous n'allez pas plus mal.
beatritz
On frappa à la porte, et la Duchesse de Nevers releva la tête. Ses boucles dansèrent contre ses tempes, car elle avait laissé ses cheveux lâchés, dans la privauté du logis. Toute petite chose qui pouvait la mettre plus à l'aise était la bienvenue : avoir les traits du visage toute la journée tirés par une coiffure serrée, convenant aux femmes mariées et de bonne famille, exerçait sur sa tête une emprise, un étau d'où pouvait naître, les mauvais jours, une migraine. Avoir la taille serrée selon la mode, et pencher la tête en avant, pour former tant bien que mal la femme « S ». Ne point sortir, ne voir personne, ou seulement des intimes, épargnait tout cela à Béatrice.

Elle accueillit avec joie le visage amical de Clémence de l'Epine, qui vivait ce qui lui avait été d'une certaine façon épargné : le deuil d'un être aimé. Béatrice, en simple chainse et surcot léger bleu, cheveux lâchés, répondit :


-« J'ignorais qu'il était si éprouvant d'être mère ! »

Mots teintés d'un soupir sans remords. C'était un constat, et personne n'avait su lui apprendre le contraire. Ni sa défunte mère, ni les chastes religieuses qui l'avaient éduquée, ni sa grand-mère Jehanne de Cassagnes-Begonhès qui avait trop d'enthousiasme pour la maternité pour enseigner à ses rares auditeurs la face cachée du mystère de la vie : nausées, stress, douleurs sciatiques, anorexie, insomnie, pour ne citer que quelques-uns des maux susceptibles de toucher la future mère.

-« Je ne me porte pas plus mal, parce que je bouge peu... mais j'appréhende la suite du voyage. Il faudra bien pourtant que je parte ! Mais non avant d'avoir réglé l'affaire qui nous occupe, désormais, depuis ma noce : vous trouver un époux, chère amie. »

Les mots étaient sincères, dans le ton comme dans l'intention. Mais ils s'imprégnèrent d'une forme de mélancolie lorsqu'elle ajouta :

-« De tous les partis que je vois pour vous, le meilleur est encore celui que j'avais imaginé pour moi, si Sa Majesté n'avait pas demandé ma main... »

Clémence savait-elle, en vérité, ce qu'il s'était passé au bal ? Béatrice ne l'avait raconté qu'à Della et à son époux... Pourtant, tous pouvaient bien le soupçonner.

-« Enfin. C'est un parti auquel j'ai dû renoncer, pour ne point persévérer dans l'offense que je faisais à Sa Majesté... Mais pour vous, il sera parfait. Et je ne doute pas qu'il trouvera également votre parti bon pour son lignage... »

Faisait-elle volontairement durer le préambule, dans le but de faire naître l'impatience chez Clémence ? Lecteur, à toi d'en décider.

-« Et faire un tel choix aurait cet avantage que, quoique résolu sans consulter Sa Seigneurie votre père, il n'aura aucun motif de s'en plaindre ou d'y voir quelque marque d'ingratitude de l'héritage qu'il vous destine, quand il viendra à l'apprendre. »

De sa main blanche aux contours rondement délicats, Béatrice jouait avec une boucle brune. Celle qu'elle avait vue, semblable, sur le portrait de sa mère. Et son regard azur se posa sur Clémence.

-« Que diriez-vous d'être Princesse de Condé, Comtesse de Hainaut, Vicomtesse de Bourbon-Lancy, Baronne de Beaune, Antigny et Jussey ? »

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Clémence de l'Epine
Elle sourit d’abord, alors que Béatrice se plaignait de son état et des conséquences qu’elle devait bien contre son gré en retirer. Non par moquerie ou quelconque autre type de raillerie, elle était en ce jour -et les jours qui suivraient, les semaines, peut-être même les mois-, elle était donc aujourd’hui tout à fait incapable de se prêter à ce genre de mimique ironique qui parfois s’autorisait à fugacement venir illuminer son visage lorsqu’elle était en présence amie, détendue, amusée, délicieusement sarcastique –s’il était possible d’être à la fois délicieuse et sarcastique. Et elle ne souriait pas non plus par signe de compréhension, parce que si Clémence pouvait se targuer de toujours vouloir essayer de comprendre les autres, bon nombre de leurs sentiments et de leurs comportements, de parfois y réussir sans effort et de souvent y parvenir avec difficulté –rarement avait-elle échoué à cet exercice, et ces rares fois elle en était restée mortifiée-, et bien donc, cette fois là, la demoiselle ne pouvait guère tenter de comprendre la Duchesse de Nevers. Elle fonctionnait comme l’on pourrait le dire par empathie, et elle était bien en peine de savoir ce que pouvait ressentir une femme enceinte –ne l’ayant jamais été et n’en ayant côtoyé que très peu.

Alors elle souriait par compassion, pour encourager Béatrice, d’un petit sourire qui lui étirait vaguement les lèvres mais qui faisait briller dans ses yeux toute la sympathie que pouvait lui inspirer la situation.

Et puis, elle s’autorisa un léger commentaire, qui sonnait presque comme une remontrance habile :


Allons, d’autres avant vous s’en sont très bien sorties. Il vous suffit d’être patiente et d’attendre en vous réjouissant que votre propre mère vous ai faite si encline à la maternité. Car ça n’était sûrement pas uniquement la chance, qui avait permis à Béatrice de déjà porter un héritier à Nevers et Bolchen alors que le mariage était encore bien proche et l’époux… aah, l’époux…

Restez donc encore un peu, le temps de vous reposer. Votre époux et votre nouvel empire pourront bien vous attendre quelques jours de plus. Peut-être qu’au moment de repartir, les douleurs se seront alors amoindries. Ou qu’elles auront définitivement disparu…

La jeune Duchesse aborda alors le sujet. LE sujet, entendons bien. Celui que l’on attend mais que l’on redoute à la fois. Et en guise (Guise ?) d’introduction, elle évoqua le bal, le fameux. Elle ne fit que l’évoquer, sa voix se teintant de cette affliction qui ne pouvait aller qu’à certaines femmes sans paraître alors excessivement agaçante –elle en usait elle-même bien trop souvent, c’était un fait indéniable auquel elle tenterait désormais de remédier toujours-, et alors Clémence espéra que son amie lui en apprendrait plus. Oh bien sûr, elle n’avait pas pu manquer la fuite de Béatrice, laissant là le Roi sans cavalière, elle n’avait pu imaginer d’autres raisons ayant pu la pousser à ça qu’un flot trop conséquent d’émotions contradictoires, qu’un surplus de sentiments, d’angoisses et de désillusions –tout cela bien entendu était basé sur ce qu’elle pouvait en supposer, de ce qu’elle-même aurait pu éprouver au bras du Roi de France, meilleur parti qui soit en vérité, parti rêvé pour n’importe quelle pucelle de bonne famille. Mais elle n’avait pas eu le fin mot, celui de Béatrice, qui lui aurait expliqué plus en détail ce qui avait bien pu lui traverser l’esprit alors qu’elle laissait derrière elle ce Roi qui pourtant par toutes était secrètement ou moins secrètement convoité. Et cela… jamais elle ne lui demanderait. Car si l’on disait que l’amitié permettait de tout révéler ou au contraire de tout demander, il restait cette pudeur, tout de même, lot de la noblesse peut-être, celui de Clémence en tous les cas, et cette crainte de réveiller des remords qui n’avaient pas ou plus besoin de se faire jour maintenant.

Et donc, Béatrice fit jouer un talent que Clémence ne lui connaissait pas encore.

Elle la fit attendre, alors même que la demoiselle n’en pouvait déjà plus de presque l’entendre nommer celui auquel elle pensait mais de ne pas le faire encore, pour préférer marquer un temps de silence, léger, mais tellement interminable pourtant. Le nom qu’elle prononcerait… serait-ce à celui là qu’elle ajouterait le sien ? Serait-ce sous celui là qu’un jour, on la connaitrait, qu’on la reconnaitrait ?

Béatrice la mettait au supplice, bien qu’il fut impensable que Clémence de l’Epine le signalât d’un seul tressaillement de cils. Un nom… Donnez-moi un nom que je juge, que je sache, que je me pâme ou que je choisisse plutôt le suivant… après un froncement de pommettes déçu.

Qui était celui que son père ne pourrait lui refuser ? L’exigence venait en fait plutôt de sa mère, pour ce qu’en savait Clémence, même si le mot final revenait à celui à qui l’on devait le Marquisat. Et puis, Matthilde de Beaugency avait été enterrée : ses exigences et ses volontés ne vivraient plus que par le souvenir de sa fille.

Et elle continuait de sourire, même si l’on pouvait noter, si l’on était fin observateur, les fossettes qui se forçaient un peu et l’encoignure des lèvres qui se tiraient désormais avec un peu plus de crispation.

Suffit, Béatrice…

Et enfin, elle suffit. Ou plutôt, enfin, elle se décida à parler, à donner un nom. Ou non : davantage une association de titres qui définissait un nom. Le Prince de Condé. Uruk de Margny-Riddermark, respectivement fils et petit fils des prestigieux Almaric de Margny et Tristant de Salignac. Ce dernier, contrairement à son propre père Albert de l’Epine -elle l’avait appris un jour où ses lectures l’avait conduite jusqu’à son nom, avait préféré donner sa fidélité au Roy plutôt qu’à son propre grand-père Caedes lors de la Fronde. Mais au fond, qui pouvait aujourd’hui encore l’en blâmer, si ce n’était peut-être les rares survivants de ce grand temps révolu, et fervents admirateurs du Duc Raffaello de la Francesca ? S’il était possible, d’autant plus, de blâmer encore un mort. Ne pouvait-on pas laisser les morts en paix là où ils étaient… Et donc, alors ? Le grand-père du désormais Prince de Condé n’avait point suivi le sien dans la Fronde, allant même jusqu’à vouloir se soulever contre lui. Certes. Clémence était fière, point idiote. Elle aimait plus que tout sa famille et ses origines, mais cela ne la rendait pas bornée. Cela appartenait au passé, et au passé, elle avait déjà trop pensé.

Son regard bleu paraissait tellement plus bleu à ce moment là, alors qu’elle fixait Béatrice et se remémorait ce qu’elle pouvait bien connaître de ce Prince que venait lui offrir, ou plutôt lui présenter son amie. Peu de choses, à dire vrai. Si elle lui avait rapidement été présentée au mariage de Béatrice, tout aussi rapidement avait-il disparu de son champ de vision sans qu’elle ait même pu amorcer un semblant de discussion avec lui. C’était ainsi, les fêtes mondaines : l’on croisait et recroisait chacun sans pour autant forcément les connaître à la fin. De lui, elle ne connaissait que son nom, puisque son visage ne lui revenait que difficilement à la mémoire, et ses illustres origines.


Oh, Béatrice… Vous feriez le bonheur de ma mère, le savez-vous ? Non, bien entendu, vous ne pouvez le savoir ! Elle se pencha très légèrement en avant et vint, sur le ton de la confidence, instruire Béatrice sur ce qu’elle ne savait donc pas encore. Ma mère me souhaitait mariée à un Prince, je crois bien qu’elle n’aurait accepté de parti moins glorieux.

De ce qu’elle a pu m’en dire, le Prince à qui elle me destinait, avec feue ma marraine, sa filleule, nous a quittés un peu trop tôt –paix à leurs âmes- et je crois bien qu’elle ne s’en est jamais tout à fait remise. Alors comprenez ma satisfaction si je parvenais, par delà la mort, à combler l’un de ses désirs les plus précieux ! Voir sa fille mariée à un Prince.


Son regard brillant s’envola et se posa sur les nues. Un soupir vint lui faire rejoindre terre. Un soupir d’aise, mais peut-être aussi un soupir d’ennui et de consternation.

Mais dites-moi, chère amie. Si j’ai pu croiser notre Prince de Condé à votre mariage, je ne connais pourtant rien de lui. De l’homme. Elle eut un regard entendu à l’attention de la Duchesse. Le connaissez-vous ? Savez-vous ce qu’on dit de lui ? Et vous-même, que pouvez-vous m’en dire ?

Questions légitimes, s’il en est, d’une jeune pucelle qui dès lors s’imagine devant l’autel aux côtés d’un Prince qu’elle ne connait pas –à la fois tellement exaltée et fébrile mais également tellement angoissée de ne pas pouvoir elle-même se faire une idée du personnage, de celui qui dans ses pensées lui passe l'anneau au doigt, tel un Guise pour sa Béatrice.

Et face à Béatrice, elle a l’impression de retrouver ses dix ans, quand elle pouvait encore librement s’enthousiasmer de tout.
beatritz
Non, Béatrice ne savait pas qu'elle ferait le bonheur de Matthilde, mais elle l'avait espéré, et l'espérerait toujours, car nul ne saurait jamais, dans cette vie, ce qu'en aurait finalement pensé la Marquise. Mais de là haut, sans doute jetait-elle un bienveillant regard sur ce qu'il se passait ici bas.

Faire une noce qui fasse honneur aux parents... C'était bien le problème qu'avait eu à résoudre la Duchesse de Nevers, non sans quelques malheureux démêlés. Un Prince... Béatrice aussi n'aurait pas souhaité de parti moins glorieux. Mais un prince en France, ce n'était plus possible. Quant aux princes étrangers, ils étaient bien trop loin, car l'Empire n'en avait pas ! Il avait bien fallu se résoudre à moins.

Tandis que Clémence parlait, Béatrice cherchait qui était ce prince défunt dont elle parlait. Et, en vérité... Qui était sa marraine ? Béatrice ne l'avait jamais demandé. Qu'elle fût elle aussi parti pour un monde meilleur n'étonnait toutefois pas la jeune Duchesse : dans le cas contraire, c'est aux parrains de suppléer aux parents, pour la dot, ou pour toute autre affaire de tutelle ou chaperon.
Des Princes défunts... Le vieux Juliani ? Ou son fils, peut-être ? Car pour l'autre lignée, celle des Montmorency, elle était bien vive et se reproduisait plutôt trop que trop peu.


-« Mais dites-moi, chère amie. Si j’ai pu croiser notre Prince de Condé à votre mariage, je ne connais pourtant rien de lui. De l’homme. Le connaissez-vous ? Savez-vous ce qu’on dit de lui ? Et vous-même, que pouvez-vous m’en dire ?

Béatrice resta un moment silencieuse, choisissant ses mots, forgeant son opinion.

-« Pour ce qui est de sa personne, vous l'avez vue à mon mariage. Je ne vous dirai donc pas comment il est fait - et bien fait, si ce n'était ce visage dont les traits, marqués par les ans, auraient gagné à être plus élégants.

Je ne le connais que peu ; ou disons, autant que l'on peut connaître un noble ayant tout juste fait son entrée dans la noblesse de Bourgogne. Comme tout héritier - et comme je fus traitée à mon entrée dans cette noblesse - , c'est la circonspection qui l'a accueilli. La Bourgogne est favorable à l'hérédité de la noblesse, si les nobles ont la sagesse de bien éduquer leurs héritiers à leurs devoirs. »


Elle songea aux Hennfields, à ce legs si mal géré, à Gabrielle qui aurait fait un bon parti pour son cousin, si ce n'était ces hérauts tatillons.

-« Récemment, on a vu un jeune héritier - héritier du destin, car le testament de son père n'était pas en sa faveur, mais la hérauderie a refusé de l'appliquer, car il n'était pas validé anté-mortem - s'attirer le mépris généralisé du collège de la noblesse, uni dans une telle circonstance - il l'est rarement ! - , pour ce qu'il ne prenait pas au sérieux ses devoirs. Entrer dans la noblesse de Bourgogne par héritage n'est pas une mince affaire, car elle est... caractérielle.

Je crois que le Prince de Condé lui ressemble : caractériel. De fait, son port digne, son aplomb, son assurance et la pertinence de ses propos en font un héritier qui a su trouver sa place. Et je suis d'autant plus encline à l'apprécier - quoique mon père n'aimait pas le sien, et de loin ! - que des quatre provinces où il a allégeances, France, Bourgogne, Flandres, Franche-Comté, c'est en Bourgogne qu'il s'est désormais établi. »


Le fil de son discours se diluait dans l'impression que lui avait faite le Prince de Condé, qui n'était, en fin de compte, rien de plus qu'une impression. Le connaissait-elle ?

-« Il faut ce qu'il faut, pour gagner l'estime de la noblesse bourguignonne... Et il sait agir comme on l'attend d'un homme de son rang. C'est tout ce qui compte.

Quant à ce que l'on dit de lui, et bien... L'on dit qu'il veut faire bon mariage, ce en quoi il a du mérite sur son père, que maintes chroniques disaient embourbé dans l'amour qu'il portait à une petite baronne bâtarde... Elle est Champenoise, peut-être la connaissez-vous, et peut-être est-ce une bonne personne, mais enfin... certainement pas un parti acceptable pour le Prince de Condé !

Et nulle rumeur ne porte le nom de sa promise, ce qui me porte à croire qu'il n'en a pas encore, et que je m'en vais lui proposer votre main, puisque j'ai votre agrément. Je doute qu'il refuse, et s'il fait des difficultés, je m'emploierai à les effacer. »


Elle sourit franchement.

-« J'avais rêvé de ce mariage pour moi, et voici, pour ma plus grande joie, toute mon énergie tournée à voir le vôtre réussir ! »

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Clémence de l'Epine
Le portrait était succinct, et si de ce fait il n’en était pas élogieux, il n’en demeurait pas moins vraiment plaisant. Et de son propre aveu, Béatrice ne le connaissait que peu, ne pouvant donc flatter le Prince autant qu'elle l'aurait voulu, sans doute. Cependant, aurait-elle rêvé de ce mariage, comme elle le disait, si elle n’avait pas, au-delà des titres et du prestige, trouvé l’homme honorable ? La noblesse est tel un art : elle se perfectionne, elle s’éduque mais elle ne s’apprend pas. On naît noble comme on naît peintre ou musicien. Il est difficile de devenir peintre ou musicien si rien ne nous y prédisposait à l’origine. Et donc, le Prince de Condé, apparemment, portait son nom avec noblesse. S’il était aussi digne et pertinent que Béatrice le décrivait, l’homme pouvait plaire à Clémence. Quant à son caractère… Ma foi, il fallait de la virilité chez un homme. Non ?

A cette pensée, elle se prit à rougir. Elle, la chaste Clémence, qui jamais n’avait songé à ce qui pouvait bien lui plaire chez quelqu’un du sexe opposé, qui jamais n’avait cédé aux compliments et aux œillades masculines, qui jamais, au grand jamais, ne s’était prêtée consciemment au jeu de la séduction qui pourtant semblait obnubiler bien des femmes. Cette Clémence là commençait à se soucier d’un homme et s’intéresser à ce qu’il pourrait lui donner comme impression, à ce qu’il lui inspirerait, à ce qu’il était et à ce qu’il deviendrait, et même à la façon dont elle se comporterait face à lui. Tout cela lui semblait bien étrange, à des lieues des questions théologiques ou philosophiques qu’elle pouvait bien se poser en temps normal. Et c’était ce qui la faisait rougir.

Laissant de côté l’histoire sur cette baronne champenoise –qui lui disait vaguement quelque chose, ne s’agissait-il pas d’ailleurs d’une Appérault ? On ne pouvait faire un pas en Champagne sans tomber sur un membre de cette famille de toute façon, enfin, ce postulat était encore valable il y a quelques années… qu’en était-il de maintenant ?-, elle répondit aux dernières remarques de la Duchesse.


S’il vous plaît, si le Prince de Condé s’oppose d’abord à cette union, ne me faites pas l’affront d’implorer son accord. Bien que je me doute que vous ne le ferez pas. Mais il me déplairait d’avoir à argumenter sur le bien-fondé de ce mariage, sur le panache de ma naissance, sur l’intégrité de ma personne, quand le Prince ne l’aurait pas saisi spontanément et de lui-même. S’il rechigne, j’en serais fort marrie, et ma déception n’aurait d’égale que mon humiliation.

Un vague sourire troublé lui anima le visage, alors qu’elle prenait conscience que le Prince n’était pas du tout forcé d’accepter la proposition que lui soumettrait Béatrice. Bien qu’au fond, elle se savait bien meilleur parti que bon nombre d’autres jeunes pucelles, mais il résidait toujours cette appréhension de se voir écartée.

Et Clémence posa sur Béatrice un regard bienveillant. Elle aurait fait une si bonne et si belle reine… Qui d’autre, alors, pourrait se montrer aussi digne pour ce rôle ? Qui d’autre pourrait remplacer avec sagesse, raison et noblesse sa chère Catherine-Victoire d’Appérault ? La Duchesse de Nevers avait rêvé d’un Roy, avait rêvé d’un Prince, et elle se trouvait désormais liée à Bolchen, à l’Empire. Ça n’était certes pas une mauvaise union, mais les deux partis précédents lui étaient bien meilleurs.

Votre rêve devient le mien, j’ose me l’approprier puisque vous me l’offrez désormais. Ensemble nous allons nous efforcer de l’ancrer dans la réalité. Bien que j’avoue m’en remettre beaucoup à vous, puisque si je sais comment réussir à briller en tant qu’épouse, on me l’a enseigné, je n’ai pourtant que si peu connaissance de la façon dont on construit le mariage. Vos conseils avisés me seront plus que profitables.

Elle eut un bref mouvement d’hésitation, un tressaillement des cils, alors qu’une question lui taraudait l’esprit. Mais elle craignait de pénétrer sur un terrain où elle ne voulait pas mettre les pieds. Elle ne souhaitait pas qu’il fut question du Roi et de ce qu’il s’était passé au bal. Et si elle posait la question, il lui semblait qu’inévitablement la réponse, si elle venait, aurait un quelconque rapport avec l’événement malheureux.

Pourquoi n’avez-vous fait que rêver de cette union ? Elle aurait pu... être réelle.

Voilà. C’était dit. Et elle l’avait fait presque à regret.
beatritz
Béatrice s'était, pour les premières réactions de Clémence, contentée de hocher la tête. Non, elle ne supplierait pas. Avait-on jamais vu un Castelmaure supplier ? Un Castelmaure manipule, un Castelmaure blesse, ou flatte, mais ne supplie ni ne réclame rien. Il sait les autres moyens de parvenir aux mêmes fins.

Une Castelmaure sait de même.

Mais la question qui surgit alors désarma tout à fait la jeune Duchesse de Nevers, qui pâlit légèrement - si cela était possible sur sa peau si blanche - et posa ses mains sur son ventre doucement proéminent. Elle respira, puis articula, yeux rivés sur son ventre :


-« J'ai fait une erreur... Celle que mes aïeux, sans doute, me reprocheront toujours, de là haut. Une erreur que je n'ai pas même osé dire à ma grand-mère, ignorante qu'elle est des ragots de cour. Cela vaut mieux...

Abandonner le roi au milieu d'une piste de danse n'a pas de quoi compromettre l'avenir d'un bon parti comme je l'étais. Oui, si ce n'avait été que cela, sans doute aurais-je proposé au Prince de Condé de s'allier à la maison de Castelmaure. Mais... »


Elle releva les yeux. Ils brillaient, bien plus que d'ordinaire, et sa voix était émue, étranglée, plus que jamais elle n'avait été en public, l'arrogante Castelmaure.

-« Mais c'était bien pire. C'était... Sa Majesté m'a signifié que, du moment où j'ai été à son bras, j'étais désignée comme la prochaine Reine. J'étais si heureuse, si fière d'atteindre ce que mes parents auraient souhaité de mieux, pour moi... Je ne méritais pas moins, avec deux parents pairs, et un tel héritage à gérer.
Et... »


Qu'il était dur de continuer !

-« Et... Et... j'ai senti tous ces regards sur moi. Tous attendaient un geste, tous guettaient, qui mon élégance, qui mon faux pas. J'étouffais sous ces regards, oh ! et j'ai vu le regard d'Armoria de Mortain, qui dansait avec nous. Il me disait "Courage !", il me disait "Tu peux y arriver !"... J'ai compris, oh... Triste sort... J'ai senti au fond de moi une peur monter. Elle, qui avait pourtant bien l'habitude de la cour, me disait, de ses yeux, combien de courage il fallait pour y vivre. La Reine... Quelle folle j'étais ! J'aurais dû trouver la force, et j'aurais bataillé toute ma vie pour la trouver, pour la régénérer sans cesse, être entourée, épiée, jugée sans cesse, étouffer sous les courtisans. »

Toute faible qu'elle était, son tourment la fit se lever, et arpenter la pièce.

-« J'ai grandi dans l'austère calme d'une abbaye, les yeux des moniales toujours pieusement baissés, Clémence ! Je ne connaissais pas les regards ou le contact humain, je n'ai rien connu de tout cela en quinze ans !
Et être Reine, c'est être les dalles que les religieuses fixent, à longueur de journée dans leur prière, jusqu'à en connaître les moindres sillons ! Être Reine, c'est être les dalles que les religieuses foulent de leurs souliers à longueur de journée, en murmurant leurs patenôtres à toutes les alcôves. C'est vivre entourée sans cesse de ces chuchotis, de ces regards, de ces gens qui vous piétinent, vous assiègent, pour une once de pouvoir ou...

Être Reine, c'est être de pierre, et je ne le savais pas. Être au bras du Roi me l'a montré. Et je n'ai pas réfléchi. J'aurais pu me convaincre de rester, j'aurais dû trouver ce courage. Mais je n'ai pas réfléchi... J'étais terrifiée. Je... J'aime le roi, vraiment. C'est un être bon, et sa voix est douce et sage, et ses yeux aimables, je les ai vus... Je lui ai dit, alors, que je ne pouvais pas. Je l'aime, mais veut-on une reine qui soit aussi recluse que le roi, dont le seul motif est de lui plaire et l'entourer d'égards ? N'est-elle pas là pour la vie de la cour, quand le roi est là pour son gouvernement ? »


Elle respirait fortement, et finalement, revint vers le siège, derrière, et posa ses mains sur le dossier. Ses yeux se portèrent sur Clémence.

-« Je suis quelqu'un de faible, et j'ai agi inconsidérément. J'ai, en un soir, insulté le nom de Castelmaure plus que quiconque ne pourrait le faire. J'ai jeté la disgrâce sur mon nom, ma disgrâce en France... Et quoiqu'encore bon parti, quoique sauvée par les apparences - qui savait ce que le Roi m'avait soufflé à l'oreille ? Qui savait l'immensité de l'insulte que je lui avais faite ? On pouvait bien croire encore qu'il m'avait juste invitée à danser, et que prise de vertiges, j'avais quitté les lieux précipitamment.
Moi, je savais. Je savais, et je l'aime. Puisque je l'avais refusé, comment lui ferais-je l'insulte d'épouser l'un de ses vassaux ? Prendre noblesse de France, peut-être... Mais non celle du Domaine royal, et qui est plus noble du Domaine royal que le Prince de Condé ? J'ai dû y renoncer, pour l'amour que je porte à Lévan de Normandie. Du reste, je pouvais sauver l'affaire aux yeux de ma grand-mère, qui savait et alimentait l'inimitié entre mon père et le défunt Prince de Condé. Refuser, hautaine, d'épouser le fils d'Almaric de Margny ne lui parut pas suspect. Il me restait l'Empire...

... et ainsi, le Prince de Condé n'a pas eu à essuyer mes assauts, et le voilà tout libre pour vous. »

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Clémence de l'Epine
Cela avait été prévisible. Béatrice elle-même ne l’avait-elle pas annoncé, comme un préambule à ce plaidoyer tragique, alors qu’elle n’avait pas encore nommé le parti auquel elle avait songé, pour elle, et qu’elle souhaitait désormais pour Clémence ? A mieux y réfléchir, si, bien sûr, la jeune Duchesse avait prononcé quelques mots à ce sujet. N’as-tu donc pas été assez attentive, damoiselle de l’Epine ? Ou toute à ta joie, de t’imaginer unie à un Prince, en as-tu oublié ce que précédemment, Béatrice a pu t’apprendre sur les raisons de sa fuite en Empire ?

Elle n’avait pas voulu savoir, elle ne possédait pas cette curiosité malsaine qui prête une oreille attentive aux ragots pour ensuite s’en extasier, en rire ou en pleurer. Car si curiosité il y avait, il n’était alors question que de la Vie, avec une majuscule, dans toute sa splendeur, de la nature à l’humanité, de la métaphysique au spirituel. Elle était loin des rumeurs et elle aimait s’en tenir à l’écart. L’on parle là du fait que, à sa connaissance, aucune rumeur ne naissait à son sujet, mais également que bien peu de racontars réussissait à parvenir jusqu’à elle. Et si elle savait que les rumeurs entretenaient le nom, ou du moins le souvenir du nom, elle se complaisait pourtant dans cette vie discrète. Pour le moment.

Elle avait juste voulu en apprendre un peu plus, sur la femme qu’elle considérait comme une amie et non comme une Duchesse parmi d’autres Duchesses. Le souci était… qu’elle avait profondément enfoncé un doigt inquisiteur dans une plaie qui ne demandait qu’à guérir. Sa maladresse la rendit mal à l’aise. Surtout quand, alors que Béatrice finissait son monologue, le silence s’installa entre elles pour en devenir presque trop pesant. Clémence avait gardé les yeux rivés sur la jeune femme et voilà que maintenant, alors qu’elle s’était tue, son regard se faisait plus fuyant.

Il y avait eu beaucoup de peine, dans son discours, beaucoup de fierté également. Et la manière dont elle avait su redresser le jeu –puisque tout cela n’était au fond qu’une vaste comédie humaine- forçait le respect. Elle ne s’était pas lamentée, elle avait offert le même visage qu’à l’accoutumée, sans faiblir, et elle avait osé se marier alors que la blessure d’orgueil du Roi n’était sans doute pas même cicatrisée. Alors non, contrairement à ce qu’elle semblait penser d’elle-même, elle n’était pas faible. Ou alors l’avait-elle été juste un instant –l’instant de trop sans doute. Béatrice aurait pu gérer ce qu’elle pensait ingérable sur le moment. Cela était certain, elle aurait pu jouer ce rôle là, elle aurait pu faire semblant, paraître, encore, toujours, mais il avait fallu que le doute s’immisce et lui fasse perdre pied. Il avait fallu que le courage lui manque et que l’impulsivité reprenne ses droits. Il avait fallu qu’elle prenne peur alors que nulle autre n’aurait pu être plus digne qu’elle de l’honneur que lui avait fait le Roi. Peur d’étouffer et d’être jugée… Oh oui, comme elle le disait si bien, elle aurait pu apprendre, elle s’y serait faite, et au bout d’un moment, la vie du couvent n’aurait été qu’un lointain souvenir.

Votre lignage n’en reste pas moins prestigieux et nul doute que le temps saura effacer de votre souvenir cet événement douloureux. Vous porterez –et vous portez déjà, grande et belle progéniture, et votre union, si elle aurait pu être de toute évidence plus prestigieuse face à celle que l’on vous a proposée, ne déshonore absolument pas votre nom. N’est-ce pas là ce qui importe, désormais ? Vous méritiez le Roi, il vous a donné la possibilité de l’avoir, tout comme le titre de Reine. Qu’avez-vous fait ? Vous leur avez tourné le dos. Soit. Tout cela ne reste qu’un épisode malheureux de votre vie, le plus difficile sans doute : et bien dites-vous alors que vous avez vécu le plus dur et qu’à présent, votre avenir ne pourra être que plus heureux. Si vous parvenez à laisser de côté tout cela.

Elle y mettait toute la sincérité et l’encouragement dont elle était capable. Cependant, Clémence ne pouvait imaginer que Béatrice parvienne à oublier qu’elle ait eu un jour la possibilité de devenir Reine de France et que si elle ne l’était pas aujourd’hui, la faute ne lui incombait qu’à elle seule. Comment pouvait-on oublier une chose pareille ? Comment pouvait-on oublier une telle opportunité, quand on avait, comme Clémence et Béatrice l’avaient, cette volonté de donner à son nom une portée toujours plus prestigieuse, de faire toujours plus honneur à ce qu’avaient été ses aînés ?

Clémence surmonta son embarras pour afficher un sourire compréhensif, lumineux de sincérité et d’affection.


Digne et belle Béatrice… Vous savez, c’est un tel honneur que de vous avoir à mes côtés pour une affaire d’une telle importance, à mes yeux. J’aimerais avoir au moins la moitié de votre grâce et le quart de votre prestance pour m’estimer juste capable d’affronter sans trop rougir le regard des autres.

L’image d’une robe de velours bleu se superposa à celle d’une robe de camocas rouge. Il était étrange de voir jusqu’où les rencontres pouvaient nous mener.

Regardez… vous avez vos alliés en France et maintenant, jusqu’en Empire… Nous ne nous connaissions qu’à peine le jour du Bal et j’aurais pu alors vous dédaigner et vous mépriser pour l’offense que vous fîtes à mon Roi, à notre Roi. J’aurais pu rire du nom Castelmaure et pourtant, voyez où nous en sommes aujourd’hui. Je vous respecte pour ce que vous êtes et croyez-moi, si j’avais un exemple à suivre ici bas, vous seriez celle à qui, aveuglément, j’emboîterais le pas.

Tant de fougue, dans les mots et le ton de la jeune fille, pouvait surprendre. Sa réserve était presque de notoriété publique, tout comme sa discrétion. Et pourtant, Clémence avait également hérité de l’impétuosité maternelle. Le tout était de savoir la réfréner. Ce qu’elle réussissait bien la plupart du temps, à son humble avis. Mais il restait des situations où il lui était impossible de dissimuler ses ardeurs. Lorsque, notamment, elle se retrouvait dans un environnement intime et propice aux révélations. Béatrice, elle l’avait admirée dès que le velours bleu, si profond, avait accroché son regard. Il y avait des personnes, comme ça, qui parvenaient à attirer son attention plus que de coutume. Et alors, elle se jetait toute entière dans ce tumulte de sentiments et d’émotions qui pouvait l’assaillir. Que ce soit l’amitié, la haine, la curiosité, le mépris, la tendresse ou même l’amour.

Je vous voue une confiance difficilement altérable : à tel point que je vous laisse prendre la place de mon père. Vous allez, à sa place, vanter mon lignage et ma vertu afin de me permettre un mariage princier.

Il y eut un silence –qui n’avait plus rien de pesant- au cours duquel Clémence elle-même s’émerveilla de la place que Béatrice avait prise dans le cours de sa destinée.

Vous rendez-vous compte de l’influence que vous avez sur ma vie, désormais ? Du pouvoir que vous détenez sur mon avenir ? Vous allez peut-être être à l’origine d’une des plus grandes unions françaises : le mariage d’un Prince et d’une future Marquise. Cela ne vous grise-t-il pas l’âme ? Vous ne serez pas Reine, mais, excusez-moi du peu, vous voilà Souveraine. Pour moi, la puissance des Castelmaure réside bel et bien toute entière au sein de votre personne. Influente et puissante, voilà ce que vous êtes.
beatritz
Béatrice, aux encouragements que lui prodiguait son amie, à l'énergie qu'elle mettait, après avoir soulevé l'épineux problème, à lui trouver des raisons de demeurer fière et n'avoir pas de regrets, ne dit rien. Elle ne savait pas si elle avait de quoi répondre à cela ; mais quand bien même les mots de Clémence étaient raisonnables et fondés en sagesse, Béatrice serait-elle capable d'appliquer ces bons conseils ? Il y avait trop de fierté, trop d'orgueil, un orgueil gonflé en proportion de la frustration qu'avaient été les vertes années de la Duchesse.

Elle gardait ses yeux sur Clémence, ou plutôt, au-delà de Clémence, vers elle, alentour d'elle, dans certaines limbes où rôdent les esprits qui nous inspirent. Et ceux de Charles et Lhise... Inspiraient-ils leur fille ?


-« Digne et belle Béatrice… Vous savez, c’est un tel honneur que de vous avoir à mes côtés pour une affaire d’une telle importance, à mes yeux. J’aimerais avoir au moins la moitié de votre grâce et le quart de votre prestance pour m’estimer juste capable d’affronter sans trop rougir le regard des autres. »

C'étaient là des mots rassurants, et la Duchesse clôt un instant ses paupières, ses lourdes paupières sur ses yeux de ciel. Elle posa ses mains gantées sur son ventre des premiers mois, qu'elle sentait frémir d'une vie en éveil.

Chacune à sa façon avait son élégance et sa prestance. Béatrice avait toujours voulu croire qu'il fallait se dresser bien droit, toute petite qu'on fût, et faire lever les regards alentour, quand bien même tous vous dépassaient d'une tête. C'était une prestance très différente que celle de Clémence. Plus humaine, et Béatrice aurait pu la lui envier. Et toujours, pour cette bonté, cette amitié qu'elle lui avait offerte, qu'elle soulignait là, de son discours : oui, qu'elle lui avait offerte quand elle aurait pu la mépriser du spectacle qu'elle avait donné au bal du roi... Clémence savait-elle ce que cela signifiait, pour la solitaire béguine qu'avait été Béatrice, d'avoir quelqu'un à qui se confier, qui ne soit ni son horrible grand-mère, ni son confesseur, ni une suivante ou dame de compagnie. Non, une égale.


-« Vous rendez-vous compte de l’influence que vous avez sur ma vie, désormais ? Du pouvoir que vous détenez sur mon avenir ? Vous allez peut-être être à l’origine d’une des plus grandes unions françaises : le mariage d’un Prince et d’une future Marquise. Cela ne vous grise-t-il pas l’âme ? Vous ne serez pas Reine, mais, excusez-moi du peu, vous voilà Souveraine. Pour moi, la puissance des Castelmaure réside bel et bien toute entière au sein de votre personne. Influente et puissante, voilà ce que vous êtes. »

Là, Béatrice ne répondit rien d'abord. Elle se sentait bien lasse. Pouvait-elle refuser ces mots, ces constats ? Elle n'avait jamais cherché le pouvoir. Sans doute aurait-elle dû ? Elle n'avait jamais cherché à grimper plus haut que ne l'avaient été son père - le nom de Castelmaure, et celui de Tapiolie, étaient d'ores et déjà entrés dans l'Histoire. Elle avait eu pour seule ambition d'être reconnue comme telle ; qu'on la respectât en proportion de son héritage, familial et féodal. Et désormais, que voulait-elle ? Cette reconnaissance, le roi lui-même la lui avait donnée. Quelle peine valait-il encore de prendre, pour s'échiner à obtenir de la gueusaille ce que le roi lui-même avait offert ?
La reconnaissance, le respect, elle les avait eus. Alors, ce qu'en disait Clémence commença à germer en elle. Le pouvoir... N'était-ce pas quelque malice à l'œuvre, quelque lueur dans l'obscurité, qui, attirant la phalène, lui brûle les ailes ?

Elle soupira finalement, et se redressa un peu sur son fauteuil, pour être plus confortable et digne.


-« Que n'ai-je eu telle amie plus tôt ! Enfin... Parlons donc de ce mariage, qui vous fera puissante en France, quand je le serai en Empire. Je demanderai votre main au Prince. Voulez-vous que nous rédigions la demande ensemble, ou vous en remettez-vous à ma plume ? Et avez-vous des exigences particulières, sur le contrat que nous négocierons ? »

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Clémence de l'Epine
Béatrice la qualifia d’amie –n’était-ce pas ce qu’elle était en effet ? et ce simple mot amena à son esprit de fugaces pensées. Fugaces, oui, car les pensées ne sont-elles pas telles des volutes éphémères qui naissent et s’éteignent avant même que l’on ait pu prendre conscience de leur existence ? Fugaces, car on ne peut s’éloigner tout à fait de la discussion, on ne peut oublier tout à fait la présence de cette jeune Duchesse pour qui d’ailleurs on tend l’oreille, on éveille son attention, on consacre entièrement un intérêt sans faille –aux portes de l’admiration que l’on peut ressentir face à quelqu’un qui en a déjà vécu plus que nous malgré les âges quasiment identiques. Et alors, si tout son être est tourné vers Béatrice, comment peut-elle se perdre complètement dans des songes éveillés qui la maintiendraient hors du temps et du monde ? Elle ne peut pas, et se contente de constater, de sourire alors que ces pensées que l'on vient déjà d’évoquer sans les préciser lui assaillent l’esprit, et qu’elle tente alors de les dissiper pour ne rester concentrée que sur cette brune fascinante qui lui fait face –fascinante par ce qu’elle raconte, fascinante par ce qu’elle dégage, fascinante par ce qu’elle propose à Clémence, presque un rêve, alors que la demoiselle de l’Epine s’est jurée de ne plus s’oublier entre le rêve et la réalité.

Et donc elle se dit que bien des choses changent. Aurait-elle, l’an passé par exemple, imaginé qu’elle se serait trouvée aujourd’hui une amie qui lui confierait ses craintes, ses doutes, ses regrets, une amie envers qui elle placerait sa confiance et à qui elle confierait son avenir ? Oh non… Elle en aurait souri, faussement amusée par l’idée, quand tout son être l’aurait espéré. Mais elle aimait trop cette solitude qui la réconfortait, elle comptait trop alors sur cette méfiance qui la protégeait. Et aujourd’hui… sa mère était partie, elle aurait dû se sentir plus seule que jamais. Pourtant, c’était là qu’elle les trouvait tous, qu’elle les retrouvait, et qu’elle-même se sentait prête à se révéler. Béatrice, Isaure, Amaël, Ellesya et cette petite Esyllt, qu’elle s’était promise de revoir, parce qu’il le fallait, elle sentait qu’il le fallait, Catalina et Jehanne Elissa, les jeunes Volpilhat qui lui avaient ramené l’image de Marguerite et surtout, celle de Louis, alors qu’elle avait eu cette singulière discussion… Et Raphaël. Qui tel un miracle lui était revenu. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Elle qui avait vécu toutes ces dernières années entourée de solitude, qui aurait dû, après la mort de sa mère, se retrouver plus seule que jamais, voilà que le Très-Haut mettait sur sa route nombre de rencontres intéressantes, des rencontres presque nécessaires. Mais était-ce vraiment Lui, ou bien était-ce elle qui enfin daignait s’ouvrir aux appels de son cœur et répondre aux besoins de son âme ? Etait-il possible qu’elle ait tant de temps vécu ainsi loin de tous, imperméable aux sentiments des autres, indifférente à leur existence quand seule la sienne et celle de sa mère comptaient ?

Ce changement, le fait qu’elle commence à s’entourer, à accepter d’aimer et d’être aimée –Isaure l’aimait, elle s’en rendait compte, elle portait sur elle un regard peut-être trop adorateur mais n’était-ce pas le lot des aînés ? Se faire porter aux nues par leurs cadets ? Elle n’en avait pas peur, plus maintenant, au contraire cela lui plaisait bien : elle pouvait se sentir responsable de quelqu’un d’autre qu’elle-même - ce changement, donc, ne serait pas le seul. Cela semblait presque évident. Raphaël lui communiquait cette force qui lui manquait jusqu’ici et elle se sentait désormais prête à porter son nom et celui de la Francesca –ne restait-il plus qu’elle seule ? – aussi loin et aussi haut qu’elle le pourrait. Il lui semblait que des ailes ne tarderaient pas à la porter, et que l’ambition qu’elle avait jusque là jugée trop indigne et trop précaire lui chatouillerait bien vite les narines. Ce mariage… pourrait être un départ. Il lui servirait. Il ramènerait son nom dans les mémoires, quand ses parents, malgré eux, avaient tout fait pour l’en faire disparaître. Et ensuite… ensuite… elle verrait bien. Elle avait Raphaël. Plus que sa confiance, il était son inspiration. Ce qui lui plaisait plus que tout, c’était que cette peur autrefois omniprésente s’estompait progressivement. Sa fragilité ne serait bientôt plus qu’une histoire ancienne. Alessandro n’était plus, Matthilde n’était plus, il ne restait plus qu’elle et de quoi aurait l’air le successeur du Lion, sa dernière héritière de sang en quelques sortes, derrière un regard fuyant et intimidé par tout ce qui pourrait lui être étranger ?

Et donc, Béatrice finissait de parler, et Clémence de l’écouter. Cette union forgerait une belle alliance entre deux familles qui n’étaient sans doute pas destinées à être unies. Mais pourtant, n’était-ce pas le but d’un mariage ? Rapprocher des familles, s’assurer d’une paix durable, apaiser des tensions ? La maison de l’Epine/de la Francesca et la maison de Margny/von Riddermark étaient puissantes et leur union, malgré les divergences passées, marquerait le début d’une ère neuve, fraîche, parce que leurs héritiers seraient prêts à oublier et à reconstruire. Et puis, si son père voulait s’y opposer, s’il ne voyait pas ce que voyait Clémence, si pour lui le passé devait encore influer le présent, il ne lui restait qu’à le dire à haute voix, à expliquer ses raisons à sa fille, à la guider dans son choix, à lui faire partager son point de vue, à l’instruire, à l’initier… Qui avait été là pour lui apprendre qui elle devait aimer et qui elle devait haïr ? Avec qui elle devait évoluer et qui elle devait éviter ? Son père était celui qui aurait pu, parce qu’il avait cet esprit de stratège que possédait sans doute moins sa mère de façon naturelle. Mais il ne l’avait pas fait. Et maintenant, Clémence se retrouvait à devoir réfléchir par elle-même, et avec Béatrice, avec les maigres cartes qu’elle possédait dans son jeu. Elle ferait en fonction de son propre jugement. Pour une fois, elle penserait par elle-même, parce qu’elle en était obligée.

Etrangeté de la vie… Quelque chose prend fin et une autre s’apprête à commencer. La mort d’une mère, le mariage probable de l’héritière. Fallait-il qu’il y ait toujours un équilibre pour préserver le monde ? Et tandis que ces pensées se brisent alors que Béatrice se tait, Clémence se concentre sur les questions qui lui sont posées.


Je m’en remets à vous pour ce qui est de la demande. Je ne peux mettre du mien dans cette lettre que vous enverrez au Prince. Il faut que tout cela vienne de vous, que vos propres mots lui parviennent et non pas les vôtres mêlés aux miens. Ainsi, il me verra par vos yeux et votre vision ne sera point altérée par la mienne qui ne pourrait être totalement objective –quand bien même la vôtre ne pourrait l’être tout à fait également… Mais cela me semble bien de cette façon.

Le contrat de mariage, maintenant. Cela lui paraissait précipiter tellement les événements, comme si la chose était presque déjà conclue. Un instant alors, ses pupilles s’affolèrent : que répondre. Que voulait-elle vraiment ?

Des exigences… non. Pas tant que ça. Enfin… elle sembla hésiter un bref moment et ses yeux se plissèrent alors qu’elle réfléchissait vaillamment. Si, bien sûr. Une seule me parait assez importante pour qu’elle ne souffre d’aucune négociation. Et vous la comprendrez plus que nul autre. Je suis fille héritière, et cela implique avant tout l’héritage du Marquisat de Nemours. Mais je suis également fille unique. Et mon héritage, c’est également le nom que je porte actuellement. Je ne pourrais imaginer qu’à la mort de mon père notre nom s’éteigne avec lui. Je veux qu’il soit porté, perpétué, et comment le pourrait-il, si je l’abandonnais au profit d’un autre ? Un mariage princier serait une réelle opportunité pour ma famille. Mais bien entendu, un Prince épousant une fille de Marquis ne pourrait que se réjouir d’un tel mariage, également. Chacun y trouverait donc un intérêt. Mais le mien ne serait-il pas faussé si mon nom disparaissait devant l’autel ? Alors vous l’avez compris, je veux garder mon nom, je veux que l’on sache qui est mariée au Prince de Condé, au fils de Margny. Je ne veux pas m’effacer, je ne veux pas voir mon nom disparaître.

Elle se tut un instant, le temps que le doute effleure doucement son frais visage.

Et si au moins l’un de mes fils pouvait alors porter un jour mon nom, j’en serais plus que comblée. Que mon sang ne soit pas l’unique héritage que je laisserai à mes enfants. Il faut que l’Epine apparaisse encore sur les généalogies futures. Mais j’avoue ne pas bien savoir si une telle chose se négocie lors de la rédaction d’un contrat de mariage…

Pour le reste, je suppose que tout peut être sujet à négociation. A moins que vous ne voyez des choses, vous qui avez l'expérience de la situation, que je ne devrais omettre de préciser lors de la construction du contrat ?
Raphael de l'Epine
Il avait suffi qu'elle pensât un instant à son frère, et il revenait tout près. Il parut sortir d'une tenture, il parut avoir tout entendu, depuis le début. Ne lui avait-il pas promis qu'il serait toujours là pour elle ? Ce jour-là, toute la vie de Clémence basculait ; parce qu'enfin, cessant de dépendre de son père, et ayant choisi de dépendre de la bonté d'une amie, ce qu'elle avait attendu si lontemps arrivait enfin : la promesse d'un mariage – de tous les changements, le plus grand. Alors Raphael ne risquait pas de manquer une si belle occasion de faire briller, face à Clémence, ses yeux couleur de ciel, ses yeux couleur d'éternité.

-« Notre nom, Clémence ! Il n'y avait rien de mieux à souhaiter. Tu es forte, ma soeur. Plus que jamais. Et tu es si belle... »

Mais ces mots ne devaient pas être rassurants. N'était-il pas arrivé au moment où elle doutait le plus ? Désormais qu'il lui avait montré la voie, et qu'elle ne doutait plus, cesserait-elle d'avoir besoin de lui, de son sourire léonin, de son regard épineux ?

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