En prenant place, les yeux de l'oublieux Kartouche se posèrent sur les sympathiques volumes dont nous avons parlé plus haut. Il sourit de sa négligence, ne sachant pas très bien quelle genre de personne il avait en face de lui. Montrant l'Armagnac, il prend la parole.
«C'est une des bouteilles que j'ai acquises en Armagnac, lorsque je quittai le Béarn, justement. Je vais y venir...»
Le mystérieux Kartouche saisit son verre et, après l'avoir tendu en direction de Mayouche pour trinquer, y trempe ses lèvres.
«Assurément, c'est le meilleur qu'on puisse trouver. Vous savez, c'est un vice que j'ai attrapé lorsque nous vidâmes les caves du palais épiscopal de Lorgol, à Genève, une fois les ennemis culbutés hors de nos bailliages. Le vieil Izaac s'attribua les jolis crus des vignobles bourguignons et provençaux, tandis que je me contentai de quelques flacons de cet admirable breuvage... Depuis ce jour, si je n'en ai plus dans ma réserve, c'est une catastrophe. Mais j'imagine que vous n'êtes pas venue pour m'entendre parler de cela, n'est-ce pas ?»
Sourire amusé. Tel un vieux sage, il aime à éprouver la patience de ses interlocuteurs. Mais pas plus que de raison.
«Bien, bien. Je crois que nous en étions resté au moment où Petitced, le noble, l'éminent bourgmestre de la ville, malgré son drapeau blanc, s'était fait lâchement occire par le curé de Genève, le vilain Yohann. Les bourgeois de la bonne cité, dans un premier temps abattus par l'évènement, redoublèrent d'ardeur dans les jours qui suivirent. Chaque jour, chaque heure, les croisés perdaient des hommes dans leurs assauts qui, sans cesse, se brisaient sur une défense sans cesse renouvelée. Le service d'ost, astreignant tous les bourgeois au recensement, que nous instaurâmes plus tard, se voulait être la prolongation légale de cet état de fait hautement civique : le Genevois qui se respecte défend la cité, parce que sa cité est bonne pour lui. Genève la prospère, Genève la bien administrée, Genève l'agréable : autant de qualificatifs qui définissent la vie au bord du Léman, ses usages et ses coutumes. Le bourgeois recensé reçoit un équipement, il garde la cité régulièrement, il est entraîné aux techniques de la guerre asymétrique, il défend avec brio l'honneur de Genève lors des tournois organisés par la Compagnie. Le bourgeois recensé, en bref, est l'homme parfait.»
«Rome, quelques jours plus tard, constata l'échec de cette affaire : on ne gagne pas contre quelques réformistes léonins en décimant la population d'une bonne cité. Les troupes croisées quittèrent le pays, pour de bon cette fois. Mais le mal était fait. Genève, meurtrie, était devenue profondément réformée au contact des croisés ; les Genevois gardaient dans leur mémoire la chute de Petitced. Comment serait-il possible, pour un bourgeois de la bonne cité, d'oublier ces instants terribles. C'était l'aube, une aube de printemps, fraîche et mordante. Tous, depuis les remparts, nous regardions le brave Petitced s'avancer seul, désarmé, chapeau blanc, bottes blanches... euh... je veux dire, drap blanc planté sur une pique. Il avait passé la grande porte d'Annecy, qui n'avait pas été ouverte depuis l'arrivée des croisés dans le mandement genevois. Nous comptions ses pas, nous regardions, sous le soleil matinal qui peinait à réchauffer une terre encore couverte de givre, la marche héroïque de notre charismatique prince, sans nous douter qu'il s'agissait d'une marche funèbre. Nous tremblions, tant par le froid que par l'espoir de voir ces négociations aboutir. Mais nous ne tremblions pas pour Petitced, car il était inimaginable qu'un émissaire ne soit inquiété ; certes, Lorgol avait trompé, certes, ils avaient combattu un dimanche. Nous comptions les pas de notre avoyer ; j'en étais à 42, mon voisin à 39, Izaac à 56. C'est que le bougre a toujours une longueur d'avance. Dans le camp des croisés, il ne se passait pas grand chose. Les chevaux paissaient paisibles, les armuriers affûtaient les épées émoussées la veille, les logisticiens distribuaient le pain. Et Petitced avançait, dans une certaine forme d'indifférence. Il passa au milieu d'un groupe de tentes, noires. J'avais compté 263 pas, un par croisé, exactement (sans doute parce que j'ai confondu, jadis, les deux chiffres lorsqu'Izaac m'interrogea pour son histoire de Genève ; il est peu vraisemblable que les croisés aient été si nombreux). C'étaient les derniers pas du bourgmestre. Nous n'entendîmes pas un bruit : il n'avait pas de lame pour parer les coups de ses adversaires, il succomba sans crier. Nous n'aperçûmes rien de cette tragédie. Petitced était tombé derrière le rideau. Le plus terrible évènement de cette guerre est aussi le seul dont personne ne peut témoigner, sinon les gredins qui lui tranchèrent le chef. Quelques secondes plus tard, nous vîmes une perche -c'était une pique de fantassin, en réalité- monter depuis derrière cette tente. Il y flottait ce drap blanc avec lequel Petitced était sorti. Nous crûmes d'abord qu'il nous faisait signe amical, qu'il était parvenu à la table des négociations. Puis quelqu'un cria : «Du sang !» Et, sur les murs, nous nous regardâmes. Izaac se tourna vers Nicbur. Nicbur jeta un regard abasourdi à Sanctus. Sanctus posa un oeil sur le Skald. Le Skald interrogea silencieusement Amyahh. Amyahh fronça les sourcils en direction de Tatoumi. Et Notwen, en bas, qui priait les saints de rendre la raison aux croisés. Tous, nous comprîmes. Tous, nous découvrîmes les taches rouges sur la tenture. Tous, nous vîmes alors la tête de l'avoyer, plantée au bout de sa propre hallebarde, ses cheveux flottant au vent. Alors, les portes se fermèrent, la clameur monta. Toute la ville, tous les bourgeois hurlaient leur peine ; en choeur, ils criaient «Traîtrise !» et «Assasins !». Il paraît qu'on entendit les plaintes des bon bourgeois jusqu'à la mine d'or, près de Novidonum. Le lac lui-même frémit tout au long de ce concert. Et pendant un jour, pendant que les croisés se repaissaient de leur prise, les cloches de Saint-Pierrot sonnèrent, si fort et si longtemps que la plus grande se fendit. Aujourd'hui encore, lorsqu'un prêtre arrive à Genève et qu'il veut faire sonner les cloches de l'église cathédrale, elle sonne faux. Elle pleure, de sa voix éraillée, le bon bourgmestre tombé sous les coups du curé de Genève.»
«Vous comprenez, maintenant, pourquoi nul n'a pu oublié ce drame. Ce n'est pas une question de rancoeur, ni de vengeance. Ce n'est pas une affaire de réconciliation, ou de pardon. C'est un devoir de justice. Yohann fut jugé devant la cour de Genève, par contumace parce qu'il ne se présenta pas aux audiences. Le juge prononça la mort. La mort contre les traîtres devant Genève, la mort contre les traîtres devant Deos, la mort contre les assassins. Le chancelier Izaac, quant à lui, n'eût de cesse de rendre la vie du défroqué insoutenable ; partout où ce dernier passait, le vieux chancelier s'efforçait de le faire bannir. Cela marchait bien, jusqu'à ce que Yohann -qui s'était fait connaître entre-temps pour avoir dévalisé quelque château germanique- s'installe en Béarn. C'était il y a un an, un peu moins. Izaac, à nouveau, joua de sa belle plume pour demander aux béarnais une extradition, ou un bannissement. Il n'obtint du chancelier de là-bas, Varden, que le mépris. Sans réponse pendant des mois, il n'eût d'autre issue que de poser un ultimatum au Béarn, en septembre 1457. S'ils ne répondaient pas, c'était la guerre. Le conseil dût en rire, pour autant qu'il ait été informé de l'affaire par les diplomates béarnais : une petite cité faire la guerre à un prestigieux comté situé à des centaines de lieues ? Ce n'était pas une rigolade. Deux semaines plus tard, Nicbur, l'avoyer de Genève, déclarait la guerre au comté de Béarn. Il battit le rappel du ban, les volontaires de l'ost furent incorporés à la Compagnie des Reîtres suisses, et moi -la patient paie, j'en viens à ce qui vous intéressait- je ralliai en toute hâte ma cité depuis mon plénipotentat alémanique, où je travaillais à réconcilier Fribourgeois et Soleurois. Ils se débrouilleraient bien sans moi, décidai-je. Je fus à Genève trop tard. Quatorze jours plus tard, je rejoignais à Tarbes les mercenaires de renfort, pendant que le gros des troupes genevoises patientait à Jaca, en Aragon. Voilà, Mayouche, ce qui m'a poussé hors de ma ville.»
Un long soupir. C'est tout ce que le prolixe Kartouche peut offrir comme conclusion à ce deuxième chapitre. Il ferme les yeux et croise ses mains sur sa nuque, s'étirant après des longs instants passés sans bouger autre chose que sa langue et ses lèvres. L'histoire, décidément, était plus longue qu'on ne tendait usuellement à le croire.