S'habitue-t-on jamais? Cinq fois déjà, elle avait enfanté. Cinq fois elle avait cru mourir, déchirée, béante, vidée de son sang et de sa substance. Cinq fois elle avait maudit Dieu, le diable, le destin, les hommes, broyée de souffrance, réduite à un hurlement qui n'en finissait pas. Non. Jamais on ne s'habitue, jamais on n'oublie ces heures qui marquent comme un fer rouge.
Et les heures à nouveau défilent, lentes et douloureuses.... Heures qui pourraient être des minutes, ou des jours. Quelle importance que le temps pour la femme dont tout ce qui reste de force est tourné, absorbé, dans la lutte qu'elle mène?
Contractions qui s'enchaînent, de plus en plus vite, qui lui laissent à peine le temps de reprendre souffle. Halètements. Râles. Cris. Hurlements. Elle hurle, elle hurle à s'en éclater les cordes vocales, elle hurle comme une bête blessée, indifférente au mal qui monte et éclate au fond de sa gorge, comme si des éclats de verre la déchiquetaient à chaque cri, indifférente à cette douleur qui n'est rien face à celle qui lui lamine les entrailles.
Bien peu de choses également ces quelques sensations qui lui parviennent encore au fond de son supplice, et pourtant si précieuses
Celle de deux bras fins et pourtant solides qui lenserrent et la soutiennent sans quelle parvienne à savoir de qui il sagit, incapable de reconnaître sa douce et fidèle Eloin mais malgré cela pleine de gratitude pour ce réconfort, maigre mais réel, quon lui procure. Celle dune autre présence près delle, flottante comme les paroles qui lui parviennent aux oreilles, paroles dencouragement, daffection, quimporte ! En de tels moments, les mots comptent moins que la voix qui les prononce et cette voix-là apaise, autant quil est encore possible, la femme écartelée par les affres de lenfantement.
Un souffle soudain. Réalité? Délire? Elle l'ignore et peu importe au fond, quand réalité et délire se confondent, se mêlent étroitement comme ils le font, lentement mais sûrement, depuis des mois, dans son esprit. Et pour elle ce souffle inattendu a autant d'existence, presque plus, que les présences pourtant réelles qui l'entourent. Un souffle qui un court instant suspend le temps, la souffrance. Un souffle qui éveille en elle un écho lointain, l'écho d'un temps révolu dont l'essence même tient toute entière dans un unique nom...
Raphaël....
Simple murmure, c'est tout ce qu'elle peut encore arracher à sa gorge en feu, à sa voix brisée. Simple murmure qui rappelle douloureusement tout ce qu'elle a perdu, comme un coup de poignard qui lui perfore le coeur. Simple murmure qui jette à bas les dérisoires défenses élevées par Orgueil et Fierté et fait perler aux yeux de la brune des larmes brûlantes. Le rejoindre
Oh, le rejoindre, enfin
Etrange, léger, ténu, si elle en avait la force, elle sursauterait sous leffet du brusque contact quelle vient de ressentir. Folie, folie ! On ne touche pas les morts, démente que tu es ! Elle aurait juré pourtant
Court répit dans la bataille. L'adversaire, bien vite, revient à l'assaut. Adversaire, cet enfant qu'elle a porté, sans joie, et dont la mise au monde l'épuise. En finir.... Que s'arrêtent ces lames qui la fouaillent au plus profond de son être, ces vagues de souffrance qui menacent à chaque minute de l'engloutir. Il serait si simple de se laisser submerger... Et pourtant.... Pourtant, obstinément, avec tout l'entêtement dont elle est capable, elle lutte, encore. Une lutte qui na rien de réfléchi, qui nest pas même vraiment la sienne. Lutte primaire, animale, exigence viscérale qui loblige à puiser dans ses ultimes ressources pour donner la vie, coûte que coûte, fût-ce au prix de la sienne. Contrairement à ce que racontent les niaiseries colportées ordinairement, cela na rien de beau, rien de grand, rien dexaltant. Ce nest que sang, larmes, et nécessité. Nécessité inscrite dans sa chair même, à laquelle son corps ne peut se soustraire, ne peut que se plier et obéir.
A bout de nerfs, à bout de force, elle s'arc-boute, se cambre sous le mal. Poussée par poussée, lentement, si lentement, par dinfimes avancées, elle parvient
A donner le jour à la chair de sa chair? A expulser ce vampire qui se nourrit d'elle depuis des mois? Dieu seul sait laquelle de ces deux assertions conviendrait le mieux à létat dune âme brisée.
Et vient le temps de la décrue. Décrue de l'angoisse. De la souffrance qui d'aigüe se fait lancinante, diffuse et _ miracle _ supportable, infiniment supportable, lui laissant le loisir, rappelée brusquement à la réalité, de tendre l'oreille, en quête d'un vagissement qui lui indiquerait que l'enfant vit...