Apparemment, la femme en noir sait déjà que Line n'est pas venue pour dépenser des sous, puisqu'elle n'en a pas. Line regarde ses pauvres vêtements élimés, fatigués, ternis. C'est certain, son apparence n'est pas celle d'une riche dame qui viendrait s'encanailler à la Cour. La Cour, elle y est née, elle y vit des restes des riches. Un jour, oui, un jour, elle partira. Un long départ ivre vers la mer, oui. Et à ce moment-là elle verra. Mais pour le moment, elle doit faire attention à ne rien renverser, à suivre les conversations, à sourire au moment opportun. Son interlocutrice semble tout à fait à son aise, dans son élément ici à la Rose Pourpre. Et pourtant ses gestes la trahissent un peu, on se demande vraiment si elle est tant habituée que cela au lieu. Pourtant son discours donne à penser qu'elle fait partie des meubles depuis bien longtemps. Un contraste saisissant.
Et puis, trouvez-vous que ma beauté est cruelle ? Ici, la beauté naturelle, on la chouchoute, on la câline... Vous savez, en vous arrangeant un peu, vous aussi pourriez faire partie de la beauté "cruelle" des Roses...
Comme d'habitude, les mots de Line provoquent des malentendus. Line se sent incomprise. Farce ? Angoisse ? Elle n'en sait rien. Elle sait juste que son allusion à « la beauté cruelle des roses » a été mal interprétée. Line ne voulait pas dire cela, elle voulait... Line s'embrouille, soupire, sourit de lassitude. L'ennui c'est que Line s'exprime sans nécessairement vouloir signifier, elle aime utiliser les mots comme sur sa flûte elle fait jaillir les notes de musique. Ses mots sont autant de gouttes d'eau qui forment un lac d'incompréhension entre elle et les autres. Hélas Line croit ce lac infranchissable. Et pourtant, il suffirait d'un pont, peut-être.
Elle émerge de sa rêverie, s'apprête à répondre qu'elle voudrait bien faire partie de cet endroit pour lequel elle éprouve déjà une certaine passion sous-marine, mais décidément, elle a toujours un temps de retard. La femme enveloppée de nuit est déjà en conversation avec le client, celui qui était entré en même temps que Line, celui-là même qui n'aime pas la pluie, mais conviendrait tant à une partie de pêche au crabe. Un, deux, trois crabes dans le seau. Ce qu'on s'amusait bien avec ce jeune pêcheur. Mais lui aussi avait fini par être emporté au fonds de l'eau.
Imperceptiblement, Line s'embarque dans une histoire sans queue ni tête, un bateau, une quête au trésor, une boussole perdue... Comment retrouver le nord quand on a perdu la boussole ?
Elle est soudainement interrompue dans sa rêverie par le retour de la prostituée vêtue de noir.
Taisez-vous et buvez... On dirait que vous ne vous êtes pas rempli l'estomac depuis des jours, si vous voulez faire bonne impression pour espérer trouver un travail ici, il faudrait faire en sorte que ces joues blanches reprennent quelque peu des couleurs.
Line se sent à la fois brutalisée par ce réveil sonore et cette injonction : « taisez-vous et buvez ». Elle ne supporte pas l'impératif. Jusqu'ici, personne n'est parvenu à la fléchir à un ordre. C'est ainsi que Line a toujours connu de grandes difficultés à travailler plus d'un jour au même endroit. En outre la femme en noir lui parle d'un ton un peu condescendant. Apparemment Line devrait s'arranger pour espérer trouver un emploi ici. Elle qui se trouvait si belle avant d'arriver en ce lieu, la voilà vexée comme un crocodile. Line se sent réticente, rebelle, orageuse. Ses yeux couleur de pluie s'assombrissent, se troublent, le bleu pâle vire au bleu-marine, le danger est palpable. Line la timide devient Line la sauvage, qui pourrait anéantir son destin d'un coup de folie. Elle est prête à lancer des éclairs, à hurler au monde entier qu'il n'est pas question pour elle d'obéir à la première venue, qu'elle ne supporte plus, oh non, plus du tout cette situation. C'est ce qu'elle s'apprête à faire, à jeter sa colère, sa fatigue et sa déception à la face de tous. Cependant son regard violacé capte juste à temps celui de la Succube. Les beaux yeux hypnotisants de la Succube forment un un lac de fatigue et de tristesse. D'inquiétude aussi. Leur beauté mélancolique enjoint au calme. Line se sent à son tour triste en même temps qu'apaisée. En elle, naît une émotion inconnue jusque là. Il n'est plus question pour elle de briser cette harmonie. Ses yeux, encore troublés, s'éclaircissent cependant, elle est l'eau qui dort, qui dort pour respecter la beauté du Monde. Elle laisse donc son interlocutrice poursuivre.
Il y a, je pense encore de la place pour devenir catin, nous recherchons un portier, mais un homme serait plus appliqué à cette tâche, et il nous reste, je pense le poste de servante car bien que nous nettoyions derrière nous, nous sommes en général très occupé et c'est donc difficile de faire le ménage de fond en comble pour que cet endroit resplendisse. Comme, c'est le cas aujourd'hui.
Quatre avenirs possibles : la servante, la catin, le portier ou la porte. Quatre destins mêlés aux larmes. Larmes qui lavent, larmes de jouissance, larmes de rejet, larmes de départ ivre vers la mer. Line considère les quatre possibilités.
Partir ? Pas maintenant qu'elle a surpris toute l'inquiétude de la Succube. Portier ? Line aime beaucoup cette porte qui ferait une excellente amie, mais elle contemple ses bras minces et dépourvus de gros muscles. Elle pense à ses traits fins, à son regard si vite intimidé. A qui pourrait-elle faire peur à la Cour des Miracles, surtout par les temps qui courent ? Line sent bien que la Cour est particulièrement en ébullition en ce moment. Un grand danger vient au devant de tous. Lequel ? Elle ne saurait le dire. Line s'intéresse si peu à ce qui est précis. Elle aime tant vivre dans un monde flou.
Reste le poste de servante. Elle a plusieurs fois exercé ce métier, mais avec peu de bonheur. D'abord elle déteste ramoner les cheminées. Ensuite, bien que Line prenne un réel plaisir à faire mousser l'eau, à tremper ses mains dedans, à laver les meubles et les sols avec cette mousse merveilleuse et magique, ses patrons n'ont jamais été satisfaits de son travail. Car Line est terriblement maladroite. Tout ce qu'elle touche, elle le brise. Elle a ainsi été systématiquement renvoyée au bout d'un jour. Une fois même elle n'a pu rester qu'une heure. A vrai dire, il n'y a que dans l'eau que Line est adroite, car lorsque Line plonge dans le fleuve, elle laisse toute sa maladresse sur la rive et devient incroyablement gracieuse. Hiver comme été, elle se baigne dans la Seine, folle d'ivresse au contact de l'élément liquide, nageant parmi les courants, se laissant bercer par ce fleuve qui lui a tenu lieu de maison. De même quand elle étreint un homme, elle se sent délicieusement envahie par cette folie aquatique. C'est pour cette raison qu'elle est là, à la Rose Pourpre. Elle n'a jamais vendu ses charmes, mais elle aimerait s'essayer à ce métier si particulier. Parce qu'elle sait qu'elle plait aux hommes, qu'ils la désirent, et parce que l'amour charnel, c'est comme l'eau brûlante d'un torrent enfoui tout au fonds de soi.
La réponse vient donc d'elle-même.
Je suis venue pour vivre de plaisir charnel... et d'eau fraîche. Si l'on ne me juge pas à la hauteur, je suis prête à exercer le métier de servante
Dans ce cas il faudrait faire très attention à ne rien briser. Tiens, un autre maladroit ? Au moment où elle y pense, un bruit de vase cassé se fait entendre dans le bordel. Est-ce un hasard ou un signe du destin ?
Line n'en sait rien, mais à tout hasard, elle jette à nouveau un oeil sur l'endroit où se tenait la Succube. Cependant celle-ci a de nouveau disparu. Tant mieux. Line n'a pas vraiment peur de se jeter à l'eau, mais elle aime avoir du temps devant elle pour rêvasser.... Soudain beaucoup plus à son aise, elle sourit à son interlocutrice. Elle veut juste m'aider, ce n'est pas une ennemie, loin de là.