Guillaume_de_Jeneffe
Dieu que la vie de guerre est la même partout. Dieu que tout cela n'a de sens que pour ceux qui la vivent. Car encore et toujours le vieux chevalier flamand se battait, aujourd'hui plus qu'hier et moins que demain, dans ce monde qu'il ne connaissait pas, entre des frontières qu'il n'imaginait pas, au milieu d'hommes dont il ne savait rien.
Depuis son départ de la tente du Castriote, la voie avait été courte, et longue à la fois. Courte car il n'avait fallu que peu de temps pour que la guerre le retrouve, à nouveau frappée du croissant, longue parce que chaque jour, au lieu de l'en rapprocher, semblait éloigner de lui la contrée aux lys dorés et aux lions hardis. Son armure à nouveau enfilée, sa place à nouveau trouvée, il avait rejoint ces hommes, plus nombreux, mieux armés, mais plus effrayants surtout. Chacune de ses étapes était un nouveau palier dans sa découverte de la haine humaine. La haine humaine, arme si redoutable n'en avait-il pas lui-même été le jouet comme la victime, l'instrument comme le moteur ? s'était encore raffinée depuis que les évêques en avaient fait l'idéal ultime du miles Dei. Et Guillaume en prenait sa part, certain qu'il ne pouvait y avoir d'autre Dieu que celui qu'avaient servi Jeandalf et Illinda.
Aussi, ici, aux ordres du Dragon, car tel était le surnom du prince qu'il servait, il avait agi comme, des années plus tôt lorsqu'il cédait aux fidèles de son Dieu sa place en Enfer, ou en Paradis. Il ne servait plus un roi, dont les absences n'avaient jamais été un problème à ses yeux Charles VI le Fol ne fut-il pas servi par certains des plus grands princes que la France portât jamais ? mais un Dieu dont l'absence était la preuve-même de l'existence. Et tous les soirs s'endormait, non en maudissant l'idiotie de quelque officier royal qu'il eut voulu remplacer, mais en confiant au Très-Haut le soin de racheter ses fautes.
Il en riait parfois sous bassinet quand, à l'instant où ses talons en suspension retardaient le labourage des flancs de sa monture, lui revenait le visage du vieux Loup. Que ne s'étaient-ils battus tous deux, et bien d'autres avant, avec et après eux, contre une Rome qui voulait faire de Paris sa banlieue, et de la France son pré carré. Que ne savait-il les idées du vicomte comtois, et où elles l'avaient conduit. Et que n'était-il aujourd'hui employé à lutter ad maiorem ecclesiae gloriam. Lui, l'ancien Grand Maître de la Licorne, chimérique ancien poil à gratter du cardinal borgne, le voila faisant mission de croisé. Ironie de l'histoire, humour du destin.
Et, punition autant que récompense, il survivait à chacun de ces jours. Avec toujours plus de sang sur les mains, condamné à y replonger encore et encore jusqu'au moment où il rejoindrait les siens. Les siens. Il y pensait. Tous les jours serait mentir. Combien de nuits sans sommeil, de gardes périlleuses, l'avaient-elles tenues éloignées des préoccupations du Sang, de son Sang. Mais ses prières allaient vers eux, suppliant le Créateur de payer par ses uvres le bonheur de son lignage, et de ses proches. Licorne, Flandres, Royaume, ses amis n'étaient jamais longtemps absents de ses pensées. Une taverne et c'est la Tournai joyeuse qui renaissait à ses yeux. Époque où une pas encore princesse s'esbaudissait avec un vampire qui n'en avait que les canines, où la bière n'avait pas le temps de reposer dans les barriques, où tout n'était que joie et rire, la politique même s'effaçant après les élections. C'était un chapitre qui lui revenait à l'esprit quand on célébrait quelque mariage à l'ombre d'un large castel. Et c'était les jours, les soirs et les nuits passées dans les moellons normands qui ressuscitaient lorsqu'il était convié à quelque discussion politique ou militaire.
Et, parfois, des brisures, un cur qui manquait un battement, ou deux, une respiration qui se coupait sans qu'il en sache la raison. Aussitôt, il se sentait faible, isolé, triste et blessé. Il ne savait ce que cela impliquait, peu enclin à croire qu'un corps fatigué pouvait traduire les malheurs d'une famille maintenant bien loin. Mais cette crainte, diffuse et par là-même omniprésente, ne le lâchait guère. Il savait qu'il l'avait abandonnée, cette lignée. Il se haïssait, parfois, de n'être aujourd'hui à ses côtés, mais son honnêteté, si souvent louée quand il s'agissait de ce qui pouvait être su des autres, était bien faible face aux démons du chevalier. Refuser de réfléchir plutôt que d'affronter ses propres craintes, plonger son esprit ailleurs, chose si aisée lorsqu'on vit là où il vit maintenant, voila le remède qui lui évitait de voir ses fautes en face, et de plonger dans la folie.
Même lorsque, il y a bien des jours maintenant, il s'était réveillé, au milieu d'une nuit sans lune et sans cauchemar, en sueur et paniqué, avec l'image de la rose éternelle devant les yeux, il n'avait pu, n'avait osé, croire que cela pouvait n'avoir ne serait-ce qu'une once de lien avec la comtesse de Scye. Le sommeil avait eu beau se tenir éloigné, au matin, personne n'eut pu dire que sa nuit fut différente des autres.
Et encore, aujourd'hui, se dressaient face à lui archers et turbans, arcs et chevaux. Nombre de ceux-là finiraient en implorant leur Dieu de les recevoir dans sa miséricorde, nombre des siens vomiraient leurs entrailles en maudissant les chiens qui les avaient menés à la mort, sans que l'on ne sache qui étaient ces chiens. Les ennemis qui vous labouraient le ventre de leurs sabres recourbés ou les beaux capitaines de métal qui se soucient moins de la mort des leurs que du prestige de la victoire.
La tête est à nouveau enserrée dans son sarcophage de métal, les doigts s'enroulent à nouveau autour de la lance, les rênes sont à nouveau assurées dans une poigne qui ne les abandonnera même pas au moment du grand Départ. Puis, soudain, un blanc oiseau qui passe. Pensées qui migrent au sud-ouest, là où l'Océan devient marais, et où est née sa filleule. Sourire triste qui se dessine au coin de ses lèvres. Il aimerait tant la revoir, elle qui d'enfant est devenue chevalier, de source de rire origine de fierté, pour encore une fois remercier l'humour licorneux de la lui avoir « foutu dans les pattes ».
L'instant d'après, Colombiers, Haisnes et adoubement ont disparu, « Rosa » est le seul mot qui sort, hurlé comme le plus terrible des cris de guerre, quand Guillaume se projette dans la bataille qui, au soir, aura ensanglanté le sol et offert tant d'acclamations à celui qui les mène, et que tous saluent, unis dans une même communion sonore, du simple mot de : « Vlad ».
Depuis son départ de la tente du Castriote, la voie avait été courte, et longue à la fois. Courte car il n'avait fallu que peu de temps pour que la guerre le retrouve, à nouveau frappée du croissant, longue parce que chaque jour, au lieu de l'en rapprocher, semblait éloigner de lui la contrée aux lys dorés et aux lions hardis. Son armure à nouveau enfilée, sa place à nouveau trouvée, il avait rejoint ces hommes, plus nombreux, mieux armés, mais plus effrayants surtout. Chacune de ses étapes était un nouveau palier dans sa découverte de la haine humaine. La haine humaine, arme si redoutable n'en avait-il pas lui-même été le jouet comme la victime, l'instrument comme le moteur ? s'était encore raffinée depuis que les évêques en avaient fait l'idéal ultime du miles Dei. Et Guillaume en prenait sa part, certain qu'il ne pouvait y avoir d'autre Dieu que celui qu'avaient servi Jeandalf et Illinda.
Aussi, ici, aux ordres du Dragon, car tel était le surnom du prince qu'il servait, il avait agi comme, des années plus tôt lorsqu'il cédait aux fidèles de son Dieu sa place en Enfer, ou en Paradis. Il ne servait plus un roi, dont les absences n'avaient jamais été un problème à ses yeux Charles VI le Fol ne fut-il pas servi par certains des plus grands princes que la France portât jamais ? mais un Dieu dont l'absence était la preuve-même de l'existence. Et tous les soirs s'endormait, non en maudissant l'idiotie de quelque officier royal qu'il eut voulu remplacer, mais en confiant au Très-Haut le soin de racheter ses fautes.
Il en riait parfois sous bassinet quand, à l'instant où ses talons en suspension retardaient le labourage des flancs de sa monture, lui revenait le visage du vieux Loup. Que ne s'étaient-ils battus tous deux, et bien d'autres avant, avec et après eux, contre une Rome qui voulait faire de Paris sa banlieue, et de la France son pré carré. Que ne savait-il les idées du vicomte comtois, et où elles l'avaient conduit. Et que n'était-il aujourd'hui employé à lutter ad maiorem ecclesiae gloriam. Lui, l'ancien Grand Maître de la Licorne, chimérique ancien poil à gratter du cardinal borgne, le voila faisant mission de croisé. Ironie de l'histoire, humour du destin.
Et, punition autant que récompense, il survivait à chacun de ces jours. Avec toujours plus de sang sur les mains, condamné à y replonger encore et encore jusqu'au moment où il rejoindrait les siens. Les siens. Il y pensait. Tous les jours serait mentir. Combien de nuits sans sommeil, de gardes périlleuses, l'avaient-elles tenues éloignées des préoccupations du Sang, de son Sang. Mais ses prières allaient vers eux, suppliant le Créateur de payer par ses uvres le bonheur de son lignage, et de ses proches. Licorne, Flandres, Royaume, ses amis n'étaient jamais longtemps absents de ses pensées. Une taverne et c'est la Tournai joyeuse qui renaissait à ses yeux. Époque où une pas encore princesse s'esbaudissait avec un vampire qui n'en avait que les canines, où la bière n'avait pas le temps de reposer dans les barriques, où tout n'était que joie et rire, la politique même s'effaçant après les élections. C'était un chapitre qui lui revenait à l'esprit quand on célébrait quelque mariage à l'ombre d'un large castel. Et c'était les jours, les soirs et les nuits passées dans les moellons normands qui ressuscitaient lorsqu'il était convié à quelque discussion politique ou militaire.
Et, parfois, des brisures, un cur qui manquait un battement, ou deux, une respiration qui se coupait sans qu'il en sache la raison. Aussitôt, il se sentait faible, isolé, triste et blessé. Il ne savait ce que cela impliquait, peu enclin à croire qu'un corps fatigué pouvait traduire les malheurs d'une famille maintenant bien loin. Mais cette crainte, diffuse et par là-même omniprésente, ne le lâchait guère. Il savait qu'il l'avait abandonnée, cette lignée. Il se haïssait, parfois, de n'être aujourd'hui à ses côtés, mais son honnêteté, si souvent louée quand il s'agissait de ce qui pouvait être su des autres, était bien faible face aux démons du chevalier. Refuser de réfléchir plutôt que d'affronter ses propres craintes, plonger son esprit ailleurs, chose si aisée lorsqu'on vit là où il vit maintenant, voila le remède qui lui évitait de voir ses fautes en face, et de plonger dans la folie.
Même lorsque, il y a bien des jours maintenant, il s'était réveillé, au milieu d'une nuit sans lune et sans cauchemar, en sueur et paniqué, avec l'image de la rose éternelle devant les yeux, il n'avait pu, n'avait osé, croire que cela pouvait n'avoir ne serait-ce qu'une once de lien avec la comtesse de Scye. Le sommeil avait eu beau se tenir éloigné, au matin, personne n'eut pu dire que sa nuit fut différente des autres.
Et encore, aujourd'hui, se dressaient face à lui archers et turbans, arcs et chevaux. Nombre de ceux-là finiraient en implorant leur Dieu de les recevoir dans sa miséricorde, nombre des siens vomiraient leurs entrailles en maudissant les chiens qui les avaient menés à la mort, sans que l'on ne sache qui étaient ces chiens. Les ennemis qui vous labouraient le ventre de leurs sabres recourbés ou les beaux capitaines de métal qui se soucient moins de la mort des leurs que du prestige de la victoire.
La tête est à nouveau enserrée dans son sarcophage de métal, les doigts s'enroulent à nouveau autour de la lance, les rênes sont à nouveau assurées dans une poigne qui ne les abandonnera même pas au moment du grand Départ. Puis, soudain, un blanc oiseau qui passe. Pensées qui migrent au sud-ouest, là où l'Océan devient marais, et où est née sa filleule. Sourire triste qui se dessine au coin de ses lèvres. Il aimerait tant la revoir, elle qui d'enfant est devenue chevalier, de source de rire origine de fierté, pour encore une fois remercier l'humour licorneux de la lui avoir « foutu dans les pattes ».
L'instant d'après, Colombiers, Haisnes et adoubement ont disparu, « Rosa » est le seul mot qui sort, hurlé comme le plus terrible des cris de guerre, quand Guillaume se projette dans la bataille qui, au soir, aura ensanglanté le sol et offert tant d'acclamations à celui qui les mène, et que tous saluent, unis dans une même communion sonore, du simple mot de : « Vlad ».
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