[RP]Secrets de famille

Castel de Lesparre, chambre de la duqueseta

Installée sur le coussiège recouvert d'un carreau de velours, la duqueseta faisait osciller avec nonchalance la chaîne d'or au bout de laquelle se balançait la lauburu qu'elle avait hérité de sa mère. Elle contemplait le bijou sur lequel jouait les rayons du soleil estival avec une curiosité évidente. Jamais auparavant, elle ne s'était interrogée sur cette croix à la forme étrange. Elle n'y tenait que parce que sa mère l'avait porté continuement jusqu'à son dernier souffle, et qu'elle y voyait de ce fait un souvenir de la défunte.

Mais sa récente mésaventure sur le port de Bordeaux avait fait naître bien des interrogations. Le mystérieux basque qui l'avait agressée n'avait pas tardé à tromper la surveillance de ses gardes et s'était échappé sans qu'elle puisse lui poser toutes les questions qui trottaient dans la ducale caboche. Elle avait certes récupéré le bijou, mais elle n'avait pas percé ses secrets.

Refermant brusquement la menotte sur le pendentif, elle soupira. Qui donc pourrait bien la renseigner? Le Lynx, bien sûr, mais elle ignorait où le trouver. Et mère, comme à son habitude, avait bien brouillé les pistes: ses papiers ne renfermaient aucune mention de ce louche personnage. La poupée se heurtait à un mur de silence. Et elle détestait cela.

Voyons voir, il deviat bien y avoir un moyen de le retrouver. Il avait parlé de la Cour des Miracles, ce coupe-gorge parisien à la sulfureuse réputation. Mère était une très grande dame, difficile de croire qu'elle avait pu se rendre là-bas elle-même. Adoncques, elle avait du y envoyer une personne de confiance. Mais qui? Margaux ne savait rien, la duqueseta l'avait déjà interrogée à plusieurs reprises sans rien en tirer. Alors qui?

Et d'un coup, la réponse lui apparût, lumineuse. Chicheface. Le vieux Chicheface, tellement vieux que les murs de Lesparre eux-même avaient l'air jeune en comparaison, Chicheface dont la fidélité à la défunte était connue de tous. A lui, elle avait du dire quelque chose, obligé!

Ni une, ni deux, voilà la miniature qui claudique jusqu'à la porte, l'entr'ouvre et se met à crier.

Qu'on aille me chercher Chicheface! Tout de suite!

Oui parce qu'il ne faut pas rêver, le vieux doit être trop sourd pour l'avoir entendue! En fait, sourd et presque impotent, on pouvait se demander à quoi il servait encore dans la mesnie. A rien en fait, mais la petite duchesse aurait eu honte de jeter à la rue un vieux et fidèle serviteur de sa famille. Bien lui en prenait d'ailleurs: aujourd'hui, il pouvait se révéler utile.
C'est pourquoi elle l'accueillit avec un beau sourire lorsqu'il se présenta. Non sans avoir pris soin de fermer soigneusement la porte, afin que la discussion se déroule loin des oreilles indiscrètes de ses meschines.

- Chicheface mon bon... Je sais que tu n'aimes guère te déplacer, avec ton grand âge, mais j'ai grand besoin de toi mon brave...

- Besoin de moi? Allons duchesse, à quoi un vieux sénile dans mon genre pourrait bien vous servir? C'est déjà grande bonté à vous, de me garder malgré mes infirmités

- Allons, me vois-tu chassant l'un des plus fidèles serviteurs de ma défunte mère? Un homme à qui elle faisait toute confiance? Car elle te cachait peu de choses, n'est-ce pas?

La petite fourbe, de compliments en compliments, tâchait d'amener le vieux sur le terrain des confidences. Et l'appel aux vieux souvenirs semblait fonctionner: la voix de l'ancêtre se mit à trembler d'émotion.

- Ah pour sûr duchesse, votre mère avait fiance en son vieux chicheface! Elle savait que je la servirais en tout, quoi qu'il arrive! C'était une grande dame, votre mère.

- Oui, une très grande dame. Mais dis-moi, toi qui la connaissais bien, une si grande dame pouvait-elle connaître des gens... peu recommandables? Un... un certain Lynx, par exemple?

A la stupéfaction de la duqueseta, les traits de Chicheface se crispèrent, et une larme apparût même dans le regard éteint du vieux serviteur.

- Le Lynx.... Oh c'est une longue et sombre histoire duchesse. Et je doute que votre mère apprécierait que son héritière la connaisse... Non, sauf votre respect, je n'en dirais pas plus.

Maudit vieillard entêté! Le voilà qui se fermait comme une huître ! Et la petite duchesse eut beau multiplier les cajoleries, il resta muet. Excédée, elle finit par le renvoyer avant que son entêtement ne finisse de l'irriter.Satanée vieille bourrique! Il savait et ne voulait rien dire! Evidemment, la jeune fille aurait pu trouver des moyens pour le faire parler. Mais son caractère répugnait à employer la violence contre un vieillard qui avait toujours servi loyalement sa famille. Non, il lui faudrait se débrouiller autrement.

Un mince sourire apparût sur les lèvres carmines de la gamine. Après tout, il lui avait quand même livré un renseignement d'importance: il avait confirmé les dires du Lynx, il avait confirmé que sa mère connaissait cet individu!

Mais comment lui remettre la main dessus?

A force de se creuser la cervelle, une idée lui vint. Elle s'installa derrière son écritoire, griffonna quelques lignes sur un méchant papier qu'elle descendit ensuite aux communs. Elle se doutait bien qu'elle dénicherait son petit vas-y-dire à la cuisine, en train de chiper dans les marmites de Colin.

Lucas, écoute-moi bien. Dix écus pour toi si tu te rends à Bordeaux et que tu placardes ça sur les quais de la Garonne. Dix écus de plus si réussis à me ramener à Castelnau celui qui se reconnaîtra dans cette annonce. Tu m'as bien compris? A castelnau!

Confiante dans l'attrait que les pièces d'or exerçait sur le galapian, la duqueseta le regarda partir comme une flèche vers les écuries pour se procurer une monture et gagner la capitale du Duché. Il ne lui restait plus qu'à se rendre, sous un banal prétexte d'inspection, sur ses terres de Castelnau.

Bordeaux - Les quais

Vingt écus! Il allait gagner vingt écus! Il en aurait sauté de joie, le Lucas! Du bel et bon argent, et gagné si facilement! Car enfin, ce n'était pas sorcier d'afficher un bout de papier, et de guetter ensuite les visages des lecteurs pour deviner lequel sa maîtresse voulait voir. Une bonne journée, décidément, se dit-il en placardant l'annonce de la duqueseta. Sans y comprendre un traître mot, puisqu'il ne savait pas lire.

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Comme cela était prévisible, le garçon revint le lendemain à la même heure et se cacha au même endroit pour épier les badauds qui s’arrêteraient devant l’affichette. Depuis quelques jours déjà, Iban avait observé son petit manège. Pour sa part, le Basque était passé devant l’affiche, l’avait lue hâtivement puis avait poursuivi sa route pour ne pas éveiller les soupçons des environs et ne point tomber dans quelque piège qu’on lui aurait tendu. Sans aucun doute, il s’agissait là d’une invitation de la petite de Vergy. Le Basque la pensait jusque là timorée et peu rusée. Il avait été déçu de ne point retrouver un peu du caractère de la mère chez la fille. Cette affiche le surprenait donc. Peut-être le sang de la noble Izarra se réveillait il enfin dans les veines de la jouvencelle ? Quoiqu’il en fut, Etxegorry était bien décidé à répondre à cette invitation inattendue. Tantôt ambassadeur, tantôt garde-chasse, il n’avait plus guère de temps pour vaquer librement à ses complots, mais il entendait bien néanmoins trouver un moment pour se rendre chez la damoiselle. Il était hors de question de manquer cette occasion de renouer avec cette famille qu’il tenait en grande estime. A l’ambassade, il avait déja eu le grand plaisir de retrouver la belle Eloin. A présent, il allait pouvoir rencontrer les rejetons de la mesnie.

Lorsque les rues se firent moins combles et l’attention des passants moins vive, Iban sortit de sa cachette pour se diriger à grands pas vers celle du jeune espion. Ce dernier, de dos, ne perçut pas l’arrivée du Gascon.

« Héla, garçon, sais tu où se trouve la rue des Echaudés ? »

Lucas tourna la tête vers ce passant importun qui l’empêchait de garder un œil vigilant sur les badauds. Son agacement se mut cependant très vite en effroi, car à peine s’était il retourné pour répondre à ce sottard d’étranger qu’il ne savait pas où se trouvait cette satanée rue et qu’en somme, il n’en avait cure, que celui-ci l’empoigna brutalement par le col et poursuivit avec un sourire équivoque et méchant:

« Alors, mon grand, c'est toi, le guide ?…tu vas me conduire bien gentiment à la maitresse de ta maison. Et sans entourloupe, sinon gare à tes entrailles de pourceau. Une invitation si polie ne saurait être déclinée, n’est ce pas ? »

L’expression de surprise et de peur du garçon amusait le Basque qui profita de son désarroi pour dérober d’un coup de griffe habile l’escarcelle du gamin. Le vol était bien facile, la proie bien faible, le gain du méfait bien pauvre : quoi de plus jubilatoire qu'un acte malveillant accompli pour lui même ? Le Basque relâcha finalement son emprise et poussa le garçon en avant pour qu’il se presse de le mener à bonne destination.
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Castelnau de Médoc

Elle n'était guère accueillante, sa seconde baronnie médoquine. Au vrai, il fallait reconnaître que la jeune fille la négligeait quelque peu, toute entichée qu'elle était de Lesparre. Castelnau offrait toutefois un immense avantage qu'elle découvrait à l'occasion de cette aventure avec le Lynx: ce castel isolé au milieu d'une lande battue par les vents était le lieu rêvé pour des entrevues devant rester à l'abri de tous regards et oreilles.

Jeune et inexpérimentée en la matière, certes, la duqueseta n'était tout de même pas naïve au point d'être venue seule en ces lieux déserts: gardes et archers portant livrée aux couleurs de la benjamine des Vergy avaient pris possession de la cour.

La quintefeuille quant à elle arpentait nerveusement la salle où elle avait décidé de recevoir son visiteur. Vêtue d'une simple robe de velours vert, dépourvue de tout bijou à l'exception de la fameuse lauburu, elle attendait, les questions tournoyant dans sa tête. Et s'exhortait au calme. ca n'était sûrement pas en se comportant en gamine curieuse et écervelée qu'elle obtiendrait ce qu'elle cherchait. Il lui faudrait réussir à en imposer au Lynx . Mouais. Plus facile à dire qu'à faire.

Une rumeur monta par la fenêtre de la pièce. Se penchant légèrement, elle aperçut Lucas qui lui ramenait l'homme, comme prévu. Brave petit. Il méritait ses pièces. Tandis que les deux silhouettes s'engouffraient dans le castel, la petite fila poser ses fesses sur une cathèdre, et plaqua ses mains sur les accoudoirs en redressant le dos. Posture si évidemment calquée sur celle si souvent adoptée par sa défunte mère qu'elle aurait pu en rire, en d'autres circonstances. Mais aujourd'hui, cela lui donna simplement l'idée de poursuivre l'imitation. Si mère avait pu se mesurer à ce félin, elle saurait à son tour se montrer capable d'en éviter les griffes. Du moins l'espérait-elle, les yeux fixés sur la porte par laquelle il entra.

D'un signe, elle intima à Lucas l'ordre de se retirer, sans prêter attention au visage défait du galapian, toute concentrée qu'elle était sur l'affrontement qui commençait.Ne pas trembler. Ne pas détourner le regard. Faire illusion de force, à défaut de se sentir réellement assurée.

Senher Lynx... Je suis ravie que vous ayez accepté mon... invitation. Je tenais fort à poursuivre notre conversation entamée sur les quais bordelais. Elle fut à l'époque interrompue de trop brutale manière à mon goût.
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Le Lynx s’avança dans la grand salle d’un pas décidé, jusqu’à faire face à la cathèdre sur laquelle siégeait la jeune de Vergy. Il retira son couvre-chef et posa un genou à terre en un profond salut. Son visage impassible, sa main sur la poitrine et sa cape dont les plis écarlates tombaient en cascade jusque sur le parterre, donnaient à sa génuflexion une allure majestueuse. Ses aventures et ses fréquentations peu recommandables n’avaient pas fait perdre au Basque son aisance à se montrer courtois et chevaleresque ; au contraire, il avait mieux que jamais au cours de ses affaires appris l’art de dissimuler ses vices derrière le rempart de l’abnégation et de la vertu. La courtoisie ouvre bien des portes et délie bien des langues. Ainsi c’est en chevalier servant qu’il salua la fille de Andere Izarra, baissant la tête jusqu’à ce qu’elle lui adresse enfin la parole.

Relevant alors les yeux, il put enfin étudier le visage de la jouvencelle. Elle se tenait noblement, et semblait avoir hérité du port altier et de la mine fière de sa terrible mère. Mais sous cette prestance qu’elle tenait de son sang et de son rang, Etxegorry la sentait encore hésitante et bien frêle. Quelque chose de frémissant chez la damoiselle trahissait le fait qu’elle craignait en silence de ne pas avoir bien encore pris la mesure d’une telle invitation. L’esquisse d’un sourire équivoque se dessina sur les lèvres du Basque, de quoi fissurer encore davantage l'assurance de la jeune dame. Rien ne stimulait plus le Lynx que la peur qu’il inspirait, particulièrement lorsqu’elle avait pour objet une victime jeune et inoffensive, un brin inconsciente.

Il répondit enfin.

« Mes hommages, Dukesa. Notre conversation fut interrompue en effet de manière bien soudaine, et je vous prie ainsi que le Très-Haut de bien vouloir m’accorder votre pardon pour l’impudence qui fut mienne ce jour là. Je bats humblement ma coulpe et espère que vous ne m’en tiendrez trop longtemps rigueur. Les intérêts de feu votre mère n’ont cessé d’être les miens jusqu’à l’heure de son trépas et mon audace en ce soir malheureux, si elle ne peut être excusée, peut cependant être expliquée par la violence des souvenirs de cette époque bénie que votre vue a fait ressurgir en mon esprit. Ces 300 écus que je vous réclamais n’avait d’autre objectif que de me faire connaitre à l’héritière de ma regrettée protectrice. A présent me voila son humble serviteur. »
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Fichtre! Voilà qui était surprenant. La quintefeuille s'était attendue à se retrouver face à un soudard sans manière, impression que lui avait laissé sa prime rencontre avec le Lynx. Et voilà que celui-ci la jouait chevaleresque? Ca n'était pas du tout ce à quoi elle s'était préparée.

Malgré la surprise, elle avait fait un grand effort pour demeurer impassible, et y était presque parvenue. Seuls ses yeux, légèrement agrandis, trahissaient son étonnement. Et son malaise grandissant. Comment diantre allait-elle s'y prendre pour manoeuvrer cet étrange personnage?

La poupée commençait très sérieusement à se demander si elle n'avait pas présumé de ses capacités en décidant de se mesurer au Lynx. Mais, à peine la question lui avait-elle traversé l'esprit qu'elle se sermonna intérieurement. Présomptueux ou non, c'était fait. Elle ne pouvait décemment pas faire marche arrière maintenant et courir se cacher derrière ses gens. C'eut été indigne. Non, elle n'avait d'autre choix que de faire face.

Restait à trouver comment.

Du haut de toute son inexpérience, la miniature fonça donc tête baissée dans le plus dangereux chemin qui s'offrait à elle: elle crut son interlocuteur sur parole.

Ma foi, votre audace ne m'a pas tant coûté, hormis une belle frayeur et deux gardes. Ce sont là des dommages que je peux aisément pardonner. A une condition toutefois, c'est que vous répondiez à mes questions. Vous dites avoir connu ma mère. Vous dites même avoir récupéré pour elle ce drôle de bijou que je porte ce jour. Racontez-moi! Comment avez-vous rencontré ma mère? Pourquoi tenait-elle tant à ce bijou? Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'il représente?

Tout en parlant, la petite s'était légèrement penchée en avant, les yeux brillants de curiosité. Elle désirait tant obtenir des réponses aux questions qu'elle se posait qu'elle en oubliait le peu de prudence qui lui restait. Sans même sans rendre compte, elle s'était entièrement mise à la merci de son visiteur. La suite ne pourrait dépendre que des intentions de ce dernier.
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Aux questions de la petite de Vergy, le sourire esquissé par Etxegorry s’afficha tout à fait. Sans aucun doute la dukesa miniature était plus courageuse et plus intéressante qu’il ne l’eut pensé. En outre, la gente damoiselle maîtrisait apparemment l'art de caresser le Lynx dans le sens du poil : Iban, d’ordinaire peu loquace, très réservé sur sa vie comme sur ses affaires, ne pouvait s’empêcher de devenir bavard dés lors qu’on évoquait sa terre natale.

« Dukesa…, répondit-il d’un ton enjoué, l’histoire de ma rencontre avec votre mère est bien trop longue pour être contée en détail. Cependant je puis vous renseigner brièvement. »

Il s’arrêta, s'efforçant de puiser, dans la masse confuse de ses souvenirs, des émotions enfouies et jusque là perdues mais qui, retrouvées, jaillissaient avec vivacité, fraîches et neuves, aussi colorées qu’autrefois. La lettre, la robe de bure, la rue des Echaudés et cette nuit blanche à la Rose Pourpre, l’entretien au clôtet et sa promesse non tenue…

« J’ai un jour, il y a des années de cela, reçu une lettre anonyme qui vantait mes mérites et me proposait un contrat et une généreuse récompense. Je me rendis comme la lettre me le demandait à Paris en la Cour des Miracles pour y rencontrer d’abord un vieux serviteur de mon commanditaire, puis mon commanditaire lui-même. Je ne tardais pas à découvrir qu’il s’agissait d’une femme. Plus tard, après quelques recherches, je découvris que cette femme n'était autre que votre mère. Elle désirait que j’aille chercher auprès d’une catin un bijou qu’on lui avait volé et qu’elle tenait à récupérer à tout prix."

Le Basque se tut un court instant.

"C’était une lauburu, une croix basque comme cela se dit en françois. C’est un symbole solaire, de force et de vie dans mon pays, qui est également celui de votre défunte mère. Les sorcières en Euskadi lui prêtent des vertus magiques et l’utilisent lors de leurs sabbats. Pour ma part, toutes ces superstitions me laissent dubitatif… Mais je connais bien des gens de mon sang qui vous affirmeront qu'un talisman de ce genre fait des miracles ! Andere Izarra était tout sauf naïve ou superstitieuse… Je me demande pourquoi elle s’était entichée de cette babiole mais je n’en sais pas plus à ce sujet. »

Le visage, la voix et les gestes de sa regrettée commanditrice lui revinrent plus nettement à l’esprit. Il eut également la vision furtive des hêtres tortueux d’Iraty, des gorges escarpées de Haute-Soule et des collines labourdines plongeant dans les flots tumultueux de l’océan.

« A cette première mission succédèrent d’autres quêtes que j’accomplis toujours avec le même zèle et le même plaisir. Notre communauté d’origine et de caractère avait forgé entre votre mère et moi, sinon une amitié, du moins un solide respect réciproque, voyez vous… Si le sort nous avait laissé davantage de temps pour mettre à profit ce début de coopération, nous aurions surement mené à bien de grandes choses… de très grandes choses...Vanité, vanité, Vanité des vanités, comme vous pouvez à présent le constater… Tout a fini englouti par le temps. »

Le Basque cessa de parler. Il songea en silence à cette époque révolue et aux promesses, et aux espoirs qu’elle avait suscités et qui s’étaient brutalement évanouis. Mais, instinct de mercenaire, il revint bien vite à lui-même et attendit avec intérêt la réaction de la jeune femme.
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A l'écoute du récit du Basque, la miniature avait machinalement refermé sa blanche menotte sur le bijou dont il était question.

Un talisman...

La curiosité de la gamine ne faisait que croître face à ce pan du passé de sa mère qu'on lui révélait, et qui découvrait bien plus de questions qu'il n'apportait de réponse. Mère à la cour des miracles? Mère engageant un... un mercenaire? Mère prête à tout pour un bijou? Tout ceci était tellement éloigné de la vision qu'elle avait, jusque-là, de sa défunte génitrice! Et cet étrange pendentif qui semblait receler bien plus de valeur qu'elle ne lui en avait accordé jusque-là. Sa piété aurait du lui faire considérer avec horreur ce symbole de traditions et de superstitions païennes. Mais la fascination l'emportait sur la répulsion. Le Lynx avait raison, mère n'était ni naïve ni superstitieuse. Il y avait donc autre chose dans ce bijou qui lui donnait tant de prix. Mais d'après ces paroles, ce ne serait pas le basque qui lui apprendrait de quoi il s'agissait. Tant pis. Il y avait tant d'autres choses qu'il pouvait lui apprendre, elle s'occuperait de l'histoire de cette croix plus tard!

Ainsi ma mère n'a pas craint de s'aventurer en personne jusqu'à cette cour des miracles qu'on dit si dangereuse... Je la savais femme de caractère, tous ceux qui l'ont connu le savent. Mais je n'imaginais pas que sa force pouvait aller jusque là. Vous m'apprenez là bien des choses sur elle, des aspects de son caractère que visiblement, on s'est bien gardé d'évoquer devant moi...

La poupée hésita un instant. L'homme qui se tenait devant elle n'avait rien d'un enfant de choeur ou d'un courtisan parfumé, et mère n'avait certainement pas fait appel à lui pour apprendre à danser la volte. Voulait-elle réellement découvrir ce qu'il avait accompli pour elle? La curiosité fut plus forte que l'appréhension: elle se lança dans le déluge de questions qui ce récit avait soulevé.

Cette croix, cette... lauburu... Pensez-vous que mère y tenait par souvenir de ses origines? Elle parlait fort peu de son pays natal, y était-elle attachée? Eus.. Euskadi avez-vous dit, qu'est-ce que cela signifie? Est-ce le nom d'un village? Et ces missions que vous avez accomplies pour elle, en quoi consistaient-elles? Etait-ce... dangereux? Peu avouable?

Elle rosit légèrement. Il était fort impoli, elle le savait, de noyer ainsi un interlocuteur de questions sans même lui laisser le temps de répondre. Mais ce défaut, habituel chez elle, était encore amplifié ce jour par l'enivrante perspective de découvrir des secrets de famille.

Il est très discourtois de ma part de vous harceler ainsi de questions... Mais vous êtes décidément le seul qui accepte de me répondre sur ce sujet là. Je vous en prie, ne me cachez rien...
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Le Lynx s’accorda un long moment de réflexion. On en arrivait au moment pernicieux de la discussion où il importe de réfléchir sur ce qu’il est bon de dévoiler ou de garder secret. La jeune femme semblait perdre bien de ses illusions et le tourbillon de questions qu’elle s’empressa de poser au Basque trahissait le trouble de son âme. Déchirer tout à fait le voile de l’ingénuité pour révéler brutalement à la jouvencelle les pans nécrosés et méphitiques de l’existence de la défunte : voila qui tentait Etxegorry. Mais peut-être serait-ce là une viande qu’elle ne gouterait guère et repousserait avec horreur. N’était ce pas là, néanmoins, l’occasion de voir si cette petite n’était qu’une oie blanche ou au contraire une lionne en devenir ? Mieux vaut après tout se jeter tout d’un coup dans l’eau glaciale d'un passé trouble, plutôt que d’y entrer pas à pas, en subissant les moindres frissons d’une lente descente de découvertes sordides en révélations sinistres. Iban se faisait une joie d’y précipiter la duchesse vigoureusement.

« Peu avouable ?, répondit le Basque, dont le sourire jusqu’ici ambigu devint franchement carnassier, « Criminel » me semblerait plus approprier. J’étais souvent chargé d’aller « raisonner » les hobereaux qui refusaient à Andere Izarra leur aide, de menacer les métayers qui se montraient peu dociles, de soudoyer certains notables pour qu’ils prennent fait et cause pour votre famille. Quelque fois j’eus même recours au vol ou au meurtre. »

Le mercenaire observa un instant le visage de la jeune duchesse avant de poursuivre.

« En vérité, il y a une certaine noblesse du crime… Voyez-vous, il est deux sortes d’êtres. Ceux qui, gueux ou honnêtes gens, n’abordent le crime que du bout de leurs doigts, affectant un air faussement dégoûté, détournant les yeux et se pinçant le nase, n’osant plonger leurs mains dans cette boue poisseuse et les plongeant tout de même avec mesquinerie et angoisse. Il y a aussi, au contraire, ceux qui se saisissent à pleine mains de cette glaise infâme, la façonnent et la travaillent, la pétrissent, en connaissent toutes les aspérités et les subtilités, et bâtissent avec des œuvres qui traversent les âges. Votre mère maîtrisait à la perfection cet art du crime. Moi, j’étais son bras armé, son âme damnée, son poignard. Je taillais selon ses ordres, je tranchais selon son désir puis, elle savait mieux que quiconque recoudre. Et, ce faisant, ses desseins avaient toujours pour finalité la protection et la grandeur de sa famille.

Elle semblait posséder un sens politique naturel dés lors qu’il fallait défendre sa maison. Cela, je serais prêt à parier qu’elle le tenait de son sang basque. En Euskadi, qui est notre pays commun, la Maison, l’ « Etxe », est au monde ce qu’il y a de plus fondamental. La Maison ne nous appartient point, nous appartenons à la Maison, comprenez-vous ? En mercenaire solitaire, j’ai perdu le sens de cette valeur qui ne me touche plus guère. Andere Izarra, elle, a toujours agi dans l’intérêt de sa Maison, de sa parenté et surtout de ses enfants. User du crime pour ce faire ne lui inspirait nulle crainte. Je crois qu’elle avait beaucoup d’attachement pour sa terre d’origine mais elle n’était jamais très loquace à ce sujet. Sans doute des souvenirs douloureux lui rendaient-ils l’évocation de son pays difficile. Elle me demandait parfois de lui parler de mes souvenirs du pays, sans jamais évoquer les siens ; et, chose étrange, elle se refusait à me révéler la Maison à laquelle elle appartenait."

Etxegorry se tut un instant.

« "Bien meilleur et bien pire". Je trouve pour ma part cette définition de la noblesse tout à fait pertinente. Selon une telle définition, votre mère était une femme des plus nobles. Mes paroles doivent vous dresser un portrait fort éloigné de l’édifiant tableau qu’on dut vous enseigner vos précepteurs. Elle valait, je puis vous l’assurer, bien plus que ce dernier. »
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Boucles d'Or resta un long moment silencieuse. Estomaquée. Elle avait voulu savoir. Et bien elle savait! Elle en savait même presque trop à son goût finalement, car elle avait bien du mal à encaisser le choc causé par ces révélations. Preuve en était la pâleur de son visage. Elle qui d'ordinaire rougissait pour un oui ou pour un non se retrouvait maintenant blême comme une morte devant le cruel portrait peint par le Lynx. Ainsi sa mère n'avait reculé devant rien. Pas même devant le crime. Plus même, elle semblait l'avoir fait avec un certain... entrain... Et elle avait trouvé pour l'assister dans ses desseins un exécuteur de fort bonne volonté, à en juger par le sourire carnassier qu'il affichait en lui livrant ses souvenirs. Une telle découverte renvoyait décidément au second plan les mystères qui planaient encore sur le passé de la défunte.

La jeune fille ferma les yeux et prit une profonde inspiration pour tenter de mettre de l'ordre dans son esprit. Car elle constatait, avec stupéfaction, qu'elle réagissait d'étrange manière à ces confidences.

Voici encore quelques semaines, elle aurait été purement et simplement horrifiée d'apprendre cela. La pensée de la noirceur de l'âme maternelle lui aurait retourné l'estomac au point de lui faire rendre son déjeuner sur les chausses de son invité, au mépris de toute convenance. Oui, voici encore quelques semaines, elle se serait vertueusement indignée de tant de crimes, aurait mis brusquement fin à l'entretien et se serait précipitée dans son oratoire pour battre sa coulpe, persuadée de devoir expier à force de pénitence le péché d'être la fille d'une telle mère.

Seulement voilà, elle avait changé au cours de ces quelques semaines. Profondément. Et elle n'en prenait conscience que maintenant. Elle croyait s'être tirée de son mariage et de sa catastrophique nuit de noces sans dommages autres que physiques. Elle s'était trompée. Elle découvrait au contraire que ce qu'elle avait subi avait remis en cause l'un des fondements même de sa nature. Jusqu'ici, on lui avait enseigné et elle avait toujours cru, avec une foi inébranlable, qu'elle devait se montrer douce, réservée, obéissante. Elle avait toujours cru que tel était son devoir, et que tant qu'elle l'accomplirait avec exactitude, elle aurait droit en échange au respect et à la prévenance. Cette armure de certitudes avait été fissurée lorsqu'elle avait été élue duchesse de Guyenne. Peu de jours avaient suffi pour lui montrer que douceur et honnêteté n'étaient pas des armes efficaces pour affronter le monde. Elle ne s'était relevée de ce coup qu'en se persuadant que la politique était un monde à part, avec des règles spéciales, et qu'il lui suffisait de ne plus s'y frotter pour reprendre le cours normal de sa vie sans remettre ses principes en cause. Mais le traitement que lui avait infligé son époux, celui qui plus que tout autre aurait du l'estimer et la protéger, avait fait voler en éclat ses convictions déjà bien ébréchées. Elle se rendait compte à présent que ses épousailles lui avaient enseigné, à ses dépens, le pouvoir de la violence, de la force, du sang. Et elle avait découvert autre chose aussi.

L'envie de vengeance. Oui, son orgueil malmené criait vengeance.

Rouvrant les yeux, elle envisagea le Lynx d'un oeil nouveau. Un regard qui était certes bien loin d'avoir la froideur et le tranchant de ceux que sa maternelle savait si bien décocher. Mais un regard dans lequel se lisait une volonté nouvelle, bien qu'encore un peu vacillante.

En effet Lynx, l'on ne m'avait guère préparée à un tel portrait... Ainsi c'était donc là le prix qu'elle payait pour défendre ses intérêts et ceux de notre famille... C'était donc en qualité d'exécuteur qu'elle vous devait ces trois cents écus je présume...

Elle hésita. Aurait-elle l'audace _ l'inconscience? _ de s'aventurer sur cette route-là? C'était l'instant où jamais. On venait de lui mettre toutes les cartes en main, oserait-elle les abattre?

Elle prit une longue inspiration. Et osa.

Vous plairait-il de doubler cette somme?
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Vint le moment où tout se jouait. L'on sentait que dans l'esprit de la jeune noble, le désarrois venait d'ouvrir une brèche d'où jaillissaient mille idées diverses qui tourbillonnaient dans la plus grande confusion. Le Lynx scrutait son visage sans ciller. C'était en cet instant de surprise et de détresse, qu'elle révèlerait le suc le plus profond de sa personnalité. S'effondrerait-elle en pleurant? le congédierait-elle ? ou bien poursuivrait-elle son questionnement plus avant? A la surprise du Basque cette fois, elle n'accomplit ni l'une, ni l'autre, ni la troisième des suppositions d'Etxegorry. Elle les surpassa toutes. Ayant repris ses esprits et rouverts les yeux, elle prononça ces mots tout à fait inattendus :

Vous plairait-il de doubler cette somme ?

La paupière gauche du Lynx se ferma à demi et il répondit derechef:

"Plaît-il ? Doubler cette somme, dites vous?"

Surpris, il réfléchit un court instant.

" Décidément, la famille de Vergy est remplie de surprises. Je serais évidemment fort aise de mettre de nouveau ma lame à votre service, gente Dame, pourvu que la mission qui me sera confiée en vaille la peine. Mais savez vous bien qu'en m'engageant vous prenez un grand risque quant à votre prestige et vos deniers. Si je venais à échouer, ce qui ne m'est jusqu'ici jamais arrivé Dieu merci, vous risqueriez d'être très inquiétée. En outre, méfiez vous de la tentation du crime : une fois le premier accompli, on récidive d'autant plus facilement si l'expérience s'est avéré réussie..."

Le Lynx entendait s'assurer de la volonté de la jeune duchesse. Il n'était rien de plus dangereux pour un mercenaire qu'un commanditaire hésitant, prêt à paniquer et à tout dévoiler à la moindre déconvenue: la tête se devait d'être aussi ferme que la main. Ainsi tentait-il par ses paroles d'éprouver le métal dont le coeur de la petite était forgé.
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La quintefeuille se détendit imperceptiblement. Il ne lui avait pas ri au nez, il ne l'avait pas renvoyé à ses poupées, il la prenait au sérieux. Et posait une question des plus judicieuses... Etait-elle prête à affronter les conséquences du choix qu'elle faisait aujourd'hui? Cela méritait réflexion. Les deniers n'étaient point un souci. La duqueseta en avait à ne savoir qu'en faire. Risquer son prestige était déjà plus contrariant. Mais après tout... Non, cela aussi elle pouvait s'en accommoder. Restait la vraie question: à jouer ainsi avec le feu, elle risquait fort de se brûler, et méchamment. Prendre goût à ces petits jeux, c'était mettre son âme en péril, compromettre son salut dans l'au-delà. Certes. Mais y renoncer signifiait se préparer un en-delà des plus moroses, fait d'humiliations et de brimades. Malgré toute sa piété, la poupée n'eut guère de peine à choisir ce qui était pour elle le moindre de ces deux maux.

J'en suis consciente. Mais si c'est le prix à payer pour obtenir ce que je veux... Je le paierai.

Mais pour l'heure, mes souhaits sont... presque raisonnables... Jugez vous-même: un homme va bientôt arriver en Guyenne. Il aura bien sûr une escorte, mais peu nombreuse d'après mes renseignements. Je veux que cet homme tombe dans un guet-apens. Mais je ne souhaite pas qu'il meure. Simplement qu'il soit.... disons.... secoué....Brutalement...

Pour la première fois depuis le début de leur entretien, la jeune fille se sentit assez à l'aise pour esquisser un sourire.

Cet homme, c'est mon époux. Alors messire Lynx, cette mission vaut-elle la peine?
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Décidément, cette petite avait bien dans le sang la bravoure du peuple d'Euskadi. Le Lynx percevait chez elle une énergie qui n'attendait que d'être excitée pour étinceler en actions éclatantes de noblesse comme de duplicité. Iban se courba en une gracieuse révérence.

"Dame, je suis votre serviteur. J'ai toujours beaucoup apprécié les histoires de cœur. Sans en rien laisser paraître, je suis un être des plus sentimentaux, n'en doutez pas... Je me dévouerai volontiers pour aller raisonner de la manière la plus aimable qui soit votre mari égaré."

Il plongea son sombre regard dans celui de la jeune duchesse, tachant de discerner mieux encore les désirs et les passions secrètes cachés dans les replis obscurs de l'âme mystérieuse de ce prédateur en devenir.

"Met avis que le sort vous réserve beaucoup, Dukesa, reprit-il, Mais avant d'envisager plus avant ce forfait, que diriez vous de sceller notre accord en bonne et due forme ?"

Ce disant, il retira son gant gauche, et dévoila les deux griffes de métal qui remplaçaient son index et son majeur amputés, répétant point pour point le cérémonial exécuté des années auparavant lorsqu'il avait pactisé avec sa mère. Il tendit sa main griffue à la jeune femme pour qu'elle la serre et s'engage ainsi solennellement à ne plus reculer devant le crime. Son sourire persistait encore au coin de ses lèvres gercées, sourire mauvais, témoin du pas irréversible que s'apprêtait à franchir la jeune Elianor, sourire dont elle se souviendrait longtemps.

[A suivre...]
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