[limbes, zone de triage]
Il commençait à voir le bout du tunnel. Sapprochant, il put observer et ainsi appréhender ce qui allait lui arriver. Chaque nouvel entrant se présentait au guichet où il était reçu par un des hommes en toge. Après une petite discussion, le guichetier sen allait vers larrière salle, composée à perte de vue de longs et hauts rayonnages remplis de parchemins. Il en revenait avec lun dentre eux. Puis la discussion se poursuivait avant que lhomme en toge ne prenne visiblement une décision et indique le chemin à suivre à son interlocuteur. Invariablement ce chemin le menait vers deux portes situées pour lune dans le mur de droite, et lautre dans le mur de gauche. La première porte était peinte en rouge, la seconde en gris.
Quelques fois, un problème semblait survenir, qui conduisait inévitablement à lintervention dun autre homme en toge blanche. Lequel semblait chapeauter lensemble des guichetiers. De son côté, au bout de la file de gauche, ils étaient trois à ainsi recevoir les arrivants. De lautre, ils semblaient être quatre.
Laissant errer son regard sur ce balai incessant de déplacements derrière le grand comptoir de pierre, la file continua à avancer tranquillement. Son esprit endormi fut finalement sorti de sa torpeur lorsque ce fut presque à son tour. Le ton montait devant lui.
- NON MAIS ! Quest ce que vous fichez là ! Décès violents cest la file de droite ! Cest pas possible ça ! On vous la répété je ne sais pas combien de fois à votre arrivée ici !
- Mais puisque je vous dis que cest une erreur !
- Non il ny a pas derreur. Cest marqué là dans votre dossier ! « Assassiné par son épouse afin quelle puisse rejoindre son amant pour vivre leur passion au grand jour sur les deniers de lhéritage ». Pas derreur. Assassinat, donc mort violente, donc file de droite. Faut le faire exprès pour pas comprendre !
- Vous devez confondre avec quelquun dautre cest pas possible ! Ma femme naurait jamais fait ça !
Lhomme pleurnichait presque. Et en face de lui, le guichetier était rouge de colère. Il agitait un parchemin sous les yeux du récalcitrant
- Non mais regardez-vous même ! Assassinat ! Faut vous faire une raison ! En attendant vous navez pas emprunté la bonne file.
- Et alors ? Quest ce que ça fait au final ! Je suis mort, je suis mort ! Cest pas une histoire de file, gauche ou droite, qui va changer quelque chose !
- Et si ! Au contraire ça change tout ! Vous ne relevez pas du même service ! Votre affectation nest pas décidée selon la même procédure ! Mort violemment, vous navez pas les mêmes avantages que mort accidentellement. Surtout si laccident est idiot.
Lhomme au cou bêtement cassé, juste après lui dans la file, rentra la tête dans les épaules, tentant vainement de se faire discret.
- Vous me fatiguez !
- Et vous donc ! Non mais vous croyez quoi ? Quon a que ça à faire de réparer les erreurs daiguillage ? On en reçoit des milliers comme vous tous les jours, jai déjà assez de mes accidentés et de mes vieux qui cannent naturellement pour ne pas avoir en plus à moccuper des assassinés.
- Mais ça change quoi ?
- Ca change tout. De toute manière, on ne va pas tergiverser, vous êtes là, on traite le dossier. Mais selon notre procédure, ce qui veut dire : lune automatique. Allez hop, aux enfers. Porte grise au fond à droite. Et jai bien dit droite, pas gauche !
- Vous menvoyez aux enfers ?
- Oui ! Vu votre dossier, le bilan de vos actions bonnes comme mauvaises au cours de votre vie, vous navez pas le nombre de points requis pour prétendre à une place sur le soleil. Donc enfer lunaire. Si vous aviez pris la bonne file, vous auriez eu une compensation en terme de points pour le côté tragique de votre décès, mais là rien du tout.
- Mais je peux retourner faire la queue !
- Non cest trop tard. Votre dossier est là, je le traite. Pas de retour en arrière possible, désolé. Hop, porte de droite !
- Non mais cest un comble ! Je me fais assassiner et en plus voilà quon me punit pour une petite erreur dappréciation! Je vous préviens, si cest ça, je renie ma foi ! Je renonce à mon baptême et tout le tralala !
Le préposé eut alors un sourire quasi carnassier qui néchappa à personne. On aurait dit quil attendait cet argument. Il lavait sans aucun doute entendu des millions de fois.
- Mon cher monsieur cest tout simplement impossible. Votre baptême cest un engagement, un contrat. Le contrat vous ne pouvez le rompre que de votre vivant. Sinon, il emporte ses effets de plein droit à votre décès. Fallait y penser avant !
- Mais on ne ma rien dit à ce sujet là !
- Et alors ? Quand on sengage, on ne le fait pas à la légère ! Fallait lire ce qui est écrit en tout petits caractères au dos de votre certificat de baptême ! Trop facile sinon !
- Le curé aurait pu prévenir !
- Non mais attendez
Vous croyez au père nöel vous ou quoi ? Les chargés de clientèle ne sont pas là pour vous détailler lensemble des conditions générales de vente. On a déjà assez de mal à faire signer de nouveaux clients pour maintenir notre fond de commerce, cest pas pour tout leur détailler par le menu. Faut garder un minimum de mystique dans tout ça !
- Les chargés de quoi ?
- Les curés, désolé, joublie que vous ne comprenez pas le jargon maison.
- Donc je fais quoi ? Parce que je ne suis pas daccord figurez-vous !
Le Préposé haussa les épaules et farfouilla en dessous du comptoir avant den ressortir un parchemin.
- Vous pouvez adresser une demande de contestation au service contentieux. Vous remplissez ce parchemin en triple exemplaire et une commission consultative indépendante examinera votre demande.
- Ca va prendre du temps ?
- Elle se réunit automatiquement dès que dix dossiers sont en attente et si on atteint pas ce seuil, tous les 300 ans minimum. Le délai dattente avant la décision finale est en moyenne de 150 ans supplémentaires.
- Et bien je le fais. Je suis prêt à attendre le temps quil faudra. Tout ceci est une erreur grotesque !
- En attendant, porte grise au fond à droite, merci.
- Mais je ne vais pas sur la lune, je conteste !
- Votre contestation nest pas suspensive. Veuillez prendre la porte grise au fond à droite avant que je nappelle la SECURITE !
A ce mot, prononcé dune voix volontairement forte, suffit à faire sortir de lombre deux espèces de colosses, habillés eux dune toge rouge, bien visible. Le contestataire les considéra un instant mais décida très vite que le jeu nen valait pas la chandelle. Si la douleur subissait le même sort que la faim, la soif ou le sommeil, il ne devrait pas ressentir la moindre chose, mais il ne tenait pas plus que ça à prendre le risque.
Alors il soupira puis prit de lui même la direction de lenfer lunaire, son parchemin de contestation sous le bras. Le guichetier regarda alors le bout de la file en criant:
- Au suivant !
Le dernier rempart entre lui et le comptoir savança à son tour. Son cas fut vite réglé et il constata que lhomme alla vite emprunter la même porte grise que son prédécesseur. Lorsquil entendit à nouveau le tonitruant « au suivant », il déglutit et savança jusquau comptoir.
Le préposé qui finissait de remplir et signer le dossier précédent pour archivage, releva les yeux sur son nouveau client.
- Bonjour. Prénom, nom si vous en avez un, surnom éventuel, pays dorigine et cause du décès sil vous plait.
- Grand_sage de Kerdraon, dit GS le plus souvent, Duc dOuessant, originaire de Bretagne et décédé en mer suite à un naufrage.
Il prit note des réponses sur un petit bout de parchemin.
- Epargnez-moi les titres, ils nont aucun intérêt ici. Grand_sage
daccord, daccord. Noyade donc. Ne bougez pas, je reviens.
Le guichetier partit à la pêche au dossier dans les rayonnages, ses petites informations à la main. Lattente fut longue. Au fur et à mesure que le temps sécoulait, il commença à sinquiéter de ne pas voir son interlocuteur revenir alors que le guichet dà côté eut le temps de traiter deux dossiers.
Finalement, le chercheur finit par revenir, un air mi-suspicieux, mi-agacé sur le visage.
- Vous êtes sûr de vous ?
- Comment ça ?
- Je ne trouve pas votre dossier
Je nai pas de grand_sage, ni de GS dans les dossiers.
- Pourtant cest bien ainsi que je mappelle. Vous avez cherché à de Kerdraon ? Et à Duc dOuessant ?
- Jai tout fait, il ny a pas trace de votre dossier. Vous êtes mort comment exactement ?
- En mer au nord ouest de Brest. Après que mon bateau a été attaqué deux jours durant, nos assaillants ont fini par abandonner laffaire. Mais manque de bol, le bateau était trop endommagé et il a fini par couler lorsque nous avons tenté de rejoindre la côte.
- Ahhhhhhhhh ! Mais cest une catastrophe alors !
- Euh
Oui je sais
file de droite mais
votre conseiller à lentrée
- Non non ! Mais en cas de catatrophe collective comme un naufrage qui emporte de nombreux marins, notre service évènementiel organise un accueil de groupe personnalisé. Une catastrophe cest toujours un événement. Du coup faut que je vois avec eux, le problème vient peut-être de là. Ne bougez pas, je reviens.
Nouveau départ et, plus rapidement que la première fois, nouveau retour la mine plus enfarinée que jamais.
- Bon bon bon
Je suis embêté, ils ne vous attendaient pas. Ils travaillent sur la guerre à venir, parce quils vont avoir pas mal de monde à accueillir. Cest notre campagne promotionnelle de lannée celle là ! Le Marketing a mis le paquet côté animation, vous verrez ! Euh
enfin non vous verrez pas, mais cest pas grave.
- Le mark quoi ?
- Laissez tomber...
- Daccord
Et sinon donc, on fait quoi là ?
Le préposé se gratta la tête un bon moment
- Bhen je suis embêté parce que votre dossier nest pas là. Alors bon
il est rare quon perde un dossier mais ça peut arriver. Ou alors cest quil y a eu une erreur de procédure et que vous êtes arrivé là alors que ce nétait pas prévu
Il ouvrit de grands yeux ronds.
- Cest possible ça ?
- Hautement improbable, mais possible oui. Hum
Bon voilà ce quon va faire
- Je vous écoute
- Je vais voir avec les archives pour vérifier sils ont votre dossier ou pas. Possible quil nait pas été monté ici avec les autres comme ça aurait dû être le cas à lapproche de votre décès.
- Et si ce nest pas le cas ?
- Hum
Franchement ? jen sais rien
Ne bougez pas, je reviens.
- En même temps
je me demande bien où je pourrais aller
- Pardon ?
- Non non, rien
Je vous attend là
Il soupira mais nen resta pas moins là stoïquement à espérer des informations complémentaires. Décidément
même dans leau de là tout va de travers
Manquerait plus quil soit mort au mauvais moment.