Turenne
Lhistoire qui nous intéresse aujourdhui commence dans une aile obscure dun château berrichon. Par un beau jour du mois daoût ("daoust", comme disent les gens qui aiment se la péter) 1458, un laquais y galopait gaillardement vers un but indéfini (non quil fût mystérieux en soi, mais je ne lai simplement pas encore exposé : un peu de patience, voulez-vous ?). Allant de longs couloirs obscurs en salles surchargées dostensibles décorations, puis dautres salles surchargées dostensibles décorations en autres couloirs obscurs, avant de retraverser encore des salles surchargées dostensibles décorations et ainsi de suite, il finit par atteindre une ultime salle (surchargée, etc.), plutôt une sorte détroit cabinet de travail, et sagenouilla devant ce qui pût sembler, à un observateur non initié, être un gros sac de patates mollement affaissé dans un fauteuil douillet (mes lecteurs les plus fidèles savent déjà de quoi je parle : suspens pour les autres). Pendant quelques instants, il ne se passa rien : le larbin resta à entretenir ses courbatures par une position inconfortable, tandis que ledit sac némettait d'autre son que celui que produit généralement un amoncellement disgracieux de tubercules nonchalamment abandonnés, cest-à-dire aucun. Pourtant, "il" grogna soudainement, non sans qu'un frisson parcourut l'échine de celui qui se prosternait devant "lui" et, après quelques soubresauts inhumains, on vit une main sagiter, puis un pied, puis tout un corps se dégageant de létreinte maternelle dune couverture miteuse et répandant un nuage de poussière tenace par toute la pièce (notons au passage le flegme du domestique, qui eut la décence de ne sétouffer que silencieusement dans ces émanations nauséabondes : on nest pas serviteur de marquis pour rien, non mais). Ainsi, du sac de patates initial qui se dépliait avec une lenteur majestueuse (pour un sac de patates) émergea le marquis que nous connaissons bien et qui, après avoir jeté sur la pièce et le larbin constituant notre décor un regard dune expression tout bovine dhomme mal réveillé, sadressa au patient agenouillé en ces nobles termes :
- Hé quoi, ladre : comment oses-tu troubler ma noble méditation ?
- Hum... Je dis ça, je dis rien, maître, mais vous avez dit deux fois « noble » en deux lignes : ça alourdit le texte.
- Ce nest pas moi qui lai dit la première fois : cest le narrateur, imbécile ! Bravo pour limmersion des lecteurs dans le récit : avec toi, ils sont gâtés ! Et parbleu, ne change pas de sujet comme ça !
- Cest que... je me disais... heu... bon, pardon, maître. Je... je venais vous informer que le comte de Languedoc, prenant prétexte de votre dernier et abusif retard à lui prêter allégeance, a confisqué tous vos biens sur ses terres : domaine, château, pucelles, et même les cathares il lança un crachat qui atterrit sur un tapis (dailleurs ostensible) en prononçant ce mot, comme pour purger sa bouche à lhygiène pourtant douteuse de ce terme hérétique que vous teniez enfermés dans les catacombes et y laissiez mourir à petit feu... ce qui les changeait de mourir dans un grand feu ! Ha ! Ha ! Humooouuur !
- Entre autres privilèges, laisse-moi donc celui davoir linitiative des traits desprits, mon pauvre ami...
- Heu... Oui, maître, pardon...
- Décidément, quel fieffé paysan que comte-là : je my attendais. répliqua le marquis sans que son air bonhomme parût affecté par cette nouvelle qui aurait poussé plus dun ambitieux au désespoir. On ne doit attendre aucun égard de la part dun homme qui na pas assez de savoir-vivre pour répondre à son courrier. Pour le seul plaisir de lassommer de démarches juridiques, je le traînerais jusque devant le Roi dArmes de France... si jen prenais le temps un jour prochain ; mais tu sais combien je suis occupé !
Sur ces mots et comme pour en souligner la pertinence, il se reblottit au fond de son fauteuil (ostensible) et fit mine de se rendormir aussi sec, espérant ainsi pousser le laquais à sen aller sans mot dire. Mais cest pis de compter sur la délicatesse dun vilain que sur la bonne éducation dun comte provincial, car aussitôt le bougre revint à lassaut !
- Maîîîîîîîître !
- Quooooiiiiiiii ?
- Cest que, maître...
- Je ne veux pas le savoir, Rodolphe : tu mennuies ! Puisque tu tiens tant à ce que je moccupe de toi, va donc chercher un bâton et frappe-toi devant moi ! Et gare, je tai à lil : si tu ne saignes pas avant le quinzième coup, je te fais pendre par les pouces !
- Heu, oui, maîîîître...
Ledit Rodolphe sapprêtait à détaler en quête de lobjet de son martyr servile lorsque son maître, dans un geste vif et précis trahissant lépéiste repenti, lui porta un coup de canne (oui : jai décrété quil avait une canne dans cette scène) dans les pieds pour le faire tomber, objectif quil atteignit tout à fait : le malheureux sétala de tout son long, mais seulement après que son visage eût percuté violemment le coin dune table, lui faisant avaler un tiers de ses dents, cracher un autre tiers et fragilisant dangereusement le tiers encore laborieusement accroché à ses gencives noirâtres de paysan parvenu mais toujours mal nourri.
- Mais maître ! Ve nai rien fait ! hurla le malheureux au comble de la douleur.
- Je sais, je sais, mon brave Rodolphe, ne ten fais pas : je voulais juste te retenir pour te demander quelque chose.
- Mais... Pourquoi ne mavez-vous pas fimplement rappelé...? couina le pauvre Rodolphe entre deux sanglots.
- Heu... Tiens, je ne sais pas : ça a été un réflexe.
- Fnif...
- Bref ! Cesse de me déconcentrer encore, ou je fais arracher les dents quil te reste avec un fer à cheval rouillé ! Je voulais te dire de signaler à ma femme que le château me paraît fort poussiéreux, et quil serait bon quelle fasse fouetter plus souvent les domestiques pour motiver leur zèle. S'il s'avère qu'elle nen a pas le temps, je les corrigerai moi-même : après tout, il est important de savoir se partager les tâches ménagères, dans un couple.
Ici, il y eut un court silence dont mes lecteurs les plus fidèles (encore eux) comprennent évidemment le sens, puis Rodolphe se risqua à demander :
- Votre... femme...? Mais, maître, vous nêtes pas marié. (oui, il reparle normalement, sinon ça deviendrait vite lourd)
- Ha ! Ha ! Tu es complètement gâteux, mon pauvre : évidemment que je suis marié, et depuis des années encore ! A la blonde duchesse de Mistra ! Et crac dans la tronche de ses apprentis prétendants ! sexclama-t-il en faisant de grands gestes désordonnés de cacochyme contrarié, soulevant ainsi un nuage de poussière plus épais et nocif que jamais et provoquant la fuite désordonnée dune armée daraignées, de mites et de diverses vermines contrariées.
- Je... Mais... Non, maître : vous nêtes que fiancé à la duchesse, et depuis tant dannées quelle a déjà envoyé par trois fois des messagers pour savoir si vous étiez mort.
- Heu... Ha bon ? Tiens, maintenant que tu le dis, cest vrai que je ne me souviens pas de notre mariage... Il faut dire que ça devrait dater de... heu... Mais dailleurs, en quelle année sommes-nous donc ?
- Je nen sais rien, maître : il y a long que vous avez fait ôter de ce château tout ce qui permet de déterminer lheure ou la date, et que vous avez ordonné de tirer à vue sur quiconque ferait mine de sonner les cloches des églises et chapelles proches de vos terres, cela pour... favoriser votre méditation, avez-vous dit. J'en profite pour vous signaler que le budget pour la poudre et les balles de vos arquebusiers a de ce fait quintuplé, tant il est vrai que les prêtres berrichons sont pugnaces, quoique leur espérance de vie le soit désormais bien moins qu'eux.
- Ho oui, vraiment ? Je me comprends bien : ce nest pas facile dêtre un grand esprit de son temps et de pouvoir mettre en place les conditions de calme qui favorisent une réflexion saine et approfondie, sais-tu, mon brave Rodolphe.
- Ben tiens, et ta mère...
- Plaît-il ?
- Heu ! Rien, mon bon maître ! Désirez-vous que je fasse envoyer un messager à la duchesse pour linformer que vous êtes sorti de votre torp... de votre hibern... de votre océan de conn... heu...
- Et comment donc ! Va me chercher du papier et une plume : ceux qui étaient sur la table sont partis en poussière lannée dernière. Et ne traîne pas en chemin !
Prenant bien garde de maintenir une distance minimale de sécurité dun bon mètre cinquante entre lui et la canne de son maître, le brave majeur dome salua, recula et prit ses jambes à son cou, mi pour sacquitter au plus vite de sa tâche, mi pour rallonger sa misérable espérance de vie proportionnellement à la distance quil installait entre lui-même et le terrible marquis.
[roulement de tambours, voix tonitruante]
Ami lecteur, prends place à la fenêtre de ta chaumière et couve dun il attentif les routes berrichonnes, car tu auras peut-être bientôt la chance rare dy voir passer un messager à cheval, galopant à perdre haleine et sapprêtant à donner corps à lultime grand mythe de ce siècle désabusé : le mariage du marquis dAubigny !
[re-roulement de tambours, trompettes et toutim]
[pouët]
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- Hé quoi, ladre : comment oses-tu troubler ma noble méditation ?
- Hum... Je dis ça, je dis rien, maître, mais vous avez dit deux fois « noble » en deux lignes : ça alourdit le texte.
- Ce nest pas moi qui lai dit la première fois : cest le narrateur, imbécile ! Bravo pour limmersion des lecteurs dans le récit : avec toi, ils sont gâtés ! Et parbleu, ne change pas de sujet comme ça !
- Cest que... je me disais... heu... bon, pardon, maître. Je... je venais vous informer que le comte de Languedoc, prenant prétexte de votre dernier et abusif retard à lui prêter allégeance, a confisqué tous vos biens sur ses terres : domaine, château, pucelles, et même les cathares il lança un crachat qui atterrit sur un tapis (dailleurs ostensible) en prononçant ce mot, comme pour purger sa bouche à lhygiène pourtant douteuse de ce terme hérétique que vous teniez enfermés dans les catacombes et y laissiez mourir à petit feu... ce qui les changeait de mourir dans un grand feu ! Ha ! Ha ! Humooouuur !
- Entre autres privilèges, laisse-moi donc celui davoir linitiative des traits desprits, mon pauvre ami...
- Heu... Oui, maître, pardon...
- Décidément, quel fieffé paysan que comte-là : je my attendais. répliqua le marquis sans que son air bonhomme parût affecté par cette nouvelle qui aurait poussé plus dun ambitieux au désespoir. On ne doit attendre aucun égard de la part dun homme qui na pas assez de savoir-vivre pour répondre à son courrier. Pour le seul plaisir de lassommer de démarches juridiques, je le traînerais jusque devant le Roi dArmes de France... si jen prenais le temps un jour prochain ; mais tu sais combien je suis occupé !
Sur ces mots et comme pour en souligner la pertinence, il se reblottit au fond de son fauteuil (ostensible) et fit mine de se rendormir aussi sec, espérant ainsi pousser le laquais à sen aller sans mot dire. Mais cest pis de compter sur la délicatesse dun vilain que sur la bonne éducation dun comte provincial, car aussitôt le bougre revint à lassaut !
- Maîîîîîîîître !
- Quooooiiiiiiii ?
- Cest que, maître...
- Je ne veux pas le savoir, Rodolphe : tu mennuies ! Puisque tu tiens tant à ce que je moccupe de toi, va donc chercher un bâton et frappe-toi devant moi ! Et gare, je tai à lil : si tu ne saignes pas avant le quinzième coup, je te fais pendre par les pouces !
- Heu, oui, maîîîître...
Ledit Rodolphe sapprêtait à détaler en quête de lobjet de son martyr servile lorsque son maître, dans un geste vif et précis trahissant lépéiste repenti, lui porta un coup de canne (oui : jai décrété quil avait une canne dans cette scène) dans les pieds pour le faire tomber, objectif quil atteignit tout à fait : le malheureux sétala de tout son long, mais seulement après que son visage eût percuté violemment le coin dune table, lui faisant avaler un tiers de ses dents, cracher un autre tiers et fragilisant dangereusement le tiers encore laborieusement accroché à ses gencives noirâtres de paysan parvenu mais toujours mal nourri.
- Mais maître ! Ve nai rien fait ! hurla le malheureux au comble de la douleur.
- Je sais, je sais, mon brave Rodolphe, ne ten fais pas : je voulais juste te retenir pour te demander quelque chose.
- Mais... Pourquoi ne mavez-vous pas fimplement rappelé...? couina le pauvre Rodolphe entre deux sanglots.
- Heu... Tiens, je ne sais pas : ça a été un réflexe.
- Fnif...
- Bref ! Cesse de me déconcentrer encore, ou je fais arracher les dents quil te reste avec un fer à cheval rouillé ! Je voulais te dire de signaler à ma femme que le château me paraît fort poussiéreux, et quil serait bon quelle fasse fouetter plus souvent les domestiques pour motiver leur zèle. S'il s'avère qu'elle nen a pas le temps, je les corrigerai moi-même : après tout, il est important de savoir se partager les tâches ménagères, dans un couple.
Ici, il y eut un court silence dont mes lecteurs les plus fidèles (encore eux) comprennent évidemment le sens, puis Rodolphe se risqua à demander :
- Votre... femme...? Mais, maître, vous nêtes pas marié. (oui, il reparle normalement, sinon ça deviendrait vite lourd)
- Ha ! Ha ! Tu es complètement gâteux, mon pauvre : évidemment que je suis marié, et depuis des années encore ! A la blonde duchesse de Mistra ! Et crac dans la tronche de ses apprentis prétendants ! sexclama-t-il en faisant de grands gestes désordonnés de cacochyme contrarié, soulevant ainsi un nuage de poussière plus épais et nocif que jamais et provoquant la fuite désordonnée dune armée daraignées, de mites et de diverses vermines contrariées.
- Je... Mais... Non, maître : vous nêtes que fiancé à la duchesse, et depuis tant dannées quelle a déjà envoyé par trois fois des messagers pour savoir si vous étiez mort.
- Heu... Ha bon ? Tiens, maintenant que tu le dis, cest vrai que je ne me souviens pas de notre mariage... Il faut dire que ça devrait dater de... heu... Mais dailleurs, en quelle année sommes-nous donc ?
- Je nen sais rien, maître : il y a long que vous avez fait ôter de ce château tout ce qui permet de déterminer lheure ou la date, et que vous avez ordonné de tirer à vue sur quiconque ferait mine de sonner les cloches des églises et chapelles proches de vos terres, cela pour... favoriser votre méditation, avez-vous dit. J'en profite pour vous signaler que le budget pour la poudre et les balles de vos arquebusiers a de ce fait quintuplé, tant il est vrai que les prêtres berrichons sont pugnaces, quoique leur espérance de vie le soit désormais bien moins qu'eux.
- Ho oui, vraiment ? Je me comprends bien : ce nest pas facile dêtre un grand esprit de son temps et de pouvoir mettre en place les conditions de calme qui favorisent une réflexion saine et approfondie, sais-tu, mon brave Rodolphe.
- Ben tiens, et ta mère...
- Plaît-il ?
- Heu ! Rien, mon bon maître ! Désirez-vous que je fasse envoyer un messager à la duchesse pour linformer que vous êtes sorti de votre torp... de votre hibern... de votre océan de conn... heu...
- Et comment donc ! Va me chercher du papier et une plume : ceux qui étaient sur la table sont partis en poussière lannée dernière. Et ne traîne pas en chemin !
Prenant bien garde de maintenir une distance minimale de sécurité dun bon mètre cinquante entre lui et la canne de son maître, le brave majeur dome salua, recula et prit ses jambes à son cou, mi pour sacquitter au plus vite de sa tâche, mi pour rallonger sa misérable espérance de vie proportionnellement à la distance quil installait entre lui-même et le terrible marquis.
[roulement de tambours, voix tonitruante]
Ami lecteur, prends place à la fenêtre de ta chaumière et couve dun il attentif les routes berrichonnes, car tu auras peut-être bientôt la chance rare dy voir passer un messager à cheval, galopant à perdre haleine et sapprêtant à donner corps à lultime grand mythe de ce siècle désabusé : le mariage du marquis dAubigny !
[re-roulement de tambours, trompettes et toutim]
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