Citation:[A Draguignan, dans une taverne quelconque]
Il est tard, très tard, la pièce principale, presque déserte, n'est péniblement éclairée que par quelques chandelles si l'on omet le foyer qui brûle dans l'âtre de la modeste cheminée.
La porte est entrebâillée malgré la fraicheur de la nuit, la faute à un quelconque salaud d'ivrogne qui n'aura pas eu l'esprit de la fermer convenablement après l'avoir passée pour rentrer chez lui, ou plus sûrement, pour se trouver un autre troquet. Et personne pour se lever et aller la fermer, ce genre de comportements m'agaçait et moi j'ai pas l'intention de me donner du mal pour les autres, hein, pour des gens comme ça, qui se donnent pas la peine de se lever, et tant pis pour eux s'ils ont froid parce que moi ça va, je le supporte, et pis au pire j'aurais le nez qui coule, pas grave.
Près de la cheminée, deux dames, probablement en voyage. Elles échangent à voix basse on les avait plus tôt dans la soirée devinées italiennes du fait de leur accent. Et quoi que visiblement harassées, elles tardaient à aller rejoindre l'étage supérieur et la chambre qu'elles y avait réservé pour la nuit.
Le tavernier, dans son arrière boutique, sans doute à faire ses comptes, à maugréer contre ces maudites taxes qui rongent son chiffre d'affaire.
Un homme seul, plus vieux, ou au moins usé, assis le regard dans le vide, deux chopes devant lui, une troisième dans la main. Moi, aussi, seul, un peu comme lui, ruminant mes échecs entre deux gorgées et observant les autres, je n'ai que ça à faire après tout, mon attention se porte vers le fond de la pièce.
A l'écart, autour d'une table discrète, il y a deux autres personnes, deux hommes, l'un plutôt grand, au cheveux du même blond que celui de sa jeune barbe, je ne vois pas ses yeux, je devine qu'il n'est ni frêle ni d'une musculature herculéenne, ni moche ni d'une beauté ravageuse, il est normal, banal, vous ou moi. Enfin, pas trop comme moi, parce que j'ai un pied bot et que ça me fait marcher de travers et les filles aiment pas ça. Ah, et aussi à cela près qu'on le dit conseiller comtal, mais je ne le connais pas, moi, c'est que la politique, moi, ben ça m'intéresse pas trop, tant que les fermes comtales peuvent me fournir des bestiaux pour mes élevages et que la maréchaussée patrouille sur les remparts, ça me va.
Là, il est debout, droit, l'air plutôt sérieux, semblant en pleine réflexion, serein. Sur la table des feuilles, des feuilles en pagaille, des bouliers, et même une chope. Sur le banc, son comparse, un clerc plus petit que lui a priori Il est recroquevillé sur la table et fait gratter sa plume sur un parchemin, attentif au dires de celui que je peux me figurer sans mal être son supérieur.
Il semble moins à l'aise que lui en ce lieu atypique pour ce que j'imagine être un travail sérieux, la faible luminosité gênant sans doute davantage l'écriture que la réflexion.
Tiens, un pigeon messager -venu de nul part, enfin c'est toujours comme ça avec ces oiseaux là; on sait jamais trop d'où ils viennent ou comment ils arrivent à nous parvenir, c'est bizarre mais c'est bien pratique quand même- fit irruption dans la taverne. Un tour de la pièce à deux bon mètres du sol, il vint se poser sur la table du fond, renversant par la même un encrier se qui eu le don de provoquer l'ire du clerc, son compère, qui ne pouvait réprimer un large sourire, saisit le volatile pour s'approprier le message qu'il portait.
Libérant l'oiseau de son étreinte il déroula le parchemin pour en faire la lecture sous l'air interrogateur du clerc, qui était finalement parvenu, et non sans peine à éponger l'encre qui s'était répandu sur la table.
Jamais je n'ai vu un aussi rapide changement dans l'expression d'un visage, enfin, je suis pas expert non plus mais quand même, là ça en imposait pas mal dans le genre!
Le sourire avait disparu, son visage était fermé, devenu inexpressif, cela ne devait présager rien de bien bon. D'un signe de la main qui voulait tout dire, il libéra le clerc de ses obligations nocturnes, qui comprenant qu'il était de trop s'empressa de regrouper ses affaires et de quitter les lieux. Je le suivit du regard jusqu'à la porte qu'il fit claquer derrière lui, décidément certain ne savent pas que les poignées aux portes c'est pas fait pour les chiens. Mais elle était désormais fermée et bien fermée même, c'était toujours ça de pris après tout.
Tiens, nos deux voyageuses ont quittées la pièce, je ne les ai même pas vu monter. Ah, et l'autre ivrogne dors sur sa table, maintenant. Quelle décadence, comment peut-on avoir aussi peu de tenue! Mes paupières à moi étaient un peu lourde mais je m'endormirais pas pour autant, manquerait plus que ça, tiens. Et le tavernier, ben, toujours à ses comptes j'imagine, quoique ça fait un moment que j'avais pas vu la servante moi.
Ah, mais il a quitté sa table pour se rapprocher de l'âtre, je le distingue mieux à présent, appuyé à la cheminée, le poing gauche fermé, je devine sans mal qu'il y tient serré la nouvelle cause de son désarroi. Sa main droite parcoure sa barbe, dans son regard on peut lire l'inquiétude, le doute surtout, la honte un peu.
Il restait là, tout contre la cheminée, désormais adossé, desserrant le poing, et se laissant aller à un dernier regard à ce petit parchemin devenu boule disgracieuse, avant de la jeter dans les flammes et de l'y mirer se faire dévorer par le brasier.
Arf, voilà que ma chope est vide et le patron qui n'est pas là c'est triste un verre vide, terriblement vide de sens. Je lève les yeux, juste à temps pour le voir franchir la porte d'un pas décidé.
Et voilà qu'il a laissé la porte ouverte derrière lui, mais dans quel monde on vit, je me le demande !